Pour une agriculture performante et des aliments sains
Ici, à Paris, l’immense Salon International de l’Agriculture (SIA)** a ouvert ses portes samedi 27 février 2016 avec 1050 exposants et leurs 3859 animaux. En somme, « une grande ferme » s’offre, jusqu’au 6 mars aux 700 000 visiteurs, à la Porte de Versailles. Au menu, entre autres, 4882 produits et 16338 vins sont candidats au fameux « Concours général agricole des produits et vins » qui distingue les meilleurs et fait la renommée de leurs auteurs. Si le Maroc et le Liban y sont présents, la Tunisie est, cette année, aux abonnés absents alors qu’elle a participé par le passé à cette importante manifestation pour la promotion de nos productions agricoles. Le SIA montre que l’agriculture française évolue - à petits pas - vers le « bio », respectueux de la Nature, de l’environnement, de la qualité des aliments et de la santé des consommateurs français. En effet, les produits bio ne représentent encore que 12,6% de la production de miel, 7,6% de celle des œufs, 5,3% de celle du fromage de chèvre, 1% de celle du poulet… Mais, une émission de télévision risque de changer la donne…
A la télé, une émission phare
La fracassante émission « Cash Investigation » de France 2, le 2 février 2016, traitant des pesticides, a eu un énorme écho dans le pays. Des manifestations ont eu lieu à travers le pays et notamment dans le Bordelais pour protester contre l’usage des pesticides. La presse (Libération, le Monde…) continue de lui consacrer des articles enflammés (Lire Stéphane Foucart, Le Monde, 1er mars 2016, p. 23, Libération, 24 février 2016, p. 3-5).
En Tunisie, le journal télévisé de la chaîne 1 a traité, récemment, à plus d’une reprise, des questions agricoles. On a vu dans un reportage un travailleur agricole répandre un insecticide sans la moindre protection… comme s’il s’agissait d’un produit banal alors qu’on est généralement en présence de composés toxiques voire cancérigènes, de solvants et d’adjuvants aux redoutables effets. Il est vrai que, chez nous, les médias appellent souvent à l’épandage saisonnier de ces produits en les qualifiant de « dawa » alors qu’on est en présence de poisons et qu’il est plus conforme à la réalité de les considérer plutôt comme « sam » et que l’épandage par avion continue à massacrer notre environnement (Lire notre article in Leaders, juin 2015, p.109-111). J’ai été frappé l’autre jour par l’intervention d’un agriculteur de Gabès qui se plaignait amèrement de l’absence d’engrais et… de pesticides sur le marché local. A l’heure où certains tentent de se libérer de l’usage de ces composés dangereux, nos agriculteurs sont encore dépendants - comme drogués - de ces composés chimiques aux redoutables effets sur l’homme, la faune, nos aliments… et les générations futures. Or, la Constitution du 27 janvier 2014 affirme dans son article 38 le droit à la santé et son article 45 « garantit le droit à un environnement sain et équilibré ».
Sommes-nous drogués aux pesticides toxiques?
Bien des Tunisiens se plaignent de la pollution engendrée ici et là par les industries - que ce soit à Sfax, à Bizerte, à Gabès, dans le bassin minier de Gafsa ou à Jebel Jelloud - et de leurs retombées sur la santé et l’environnement. Ils ont cent fois raison de dénoncer ces atteintes et cet inconscient laisser-faire. Pourtant, à l’exception des spécialistes et de quelques militants, rares sont nos concitoyens qui dénoncent l’emploi des pesticides qui ont, eux, une action autrement plus directe et plus subreptice puisqu’on en retrouve les résidus dans nos assiettes. Dans notre pays, les pommes de terre, les poires, les pommes peuvent parfois présenter des taches colorées, hideuses comme des pustules, stigmates de l’emploi de ces toxiques. En absence d’analyses au laboratoire, rien ne prouve que le fruit même épluché ne soit pas contaminé et ne finit pas dans l’organisme du bébé, de la femme enceinte ou du vieillard car certains pesticides peuvent pénétrer dans la partie comestible en en traversant la barrière de la peau. Tous les spécialistes reconnaissent aujourd’hui les risques sanitaires « manifestes et excessifs » des produits agrochimiques. Il est temps que les agriculteurs tunisiens s’en rendent compte et sachent que des alternatives existent… pour les sevrer de ces poisons. De plus, nombreux sont les pays qui ont réduit leur usage des pesticides agricoles : Allemagne, Scandinavie… car il n’y a pas que leur présence dans les aliments et le problème des cancers qu’ils peuvent induire. Il y a aussi les maladies neurodégénératives telle la maladie de Parkinson. Les pesticides ont aussi des effets mutagènes et reprotoxiques (Effets CMR).
De plus, il faut que les responsables tunisiens publient la liste officielle des pesticides utilisés dans notre pays et instaurent la plus complète transparence sur les importations de ces produits. Il faut s’assurer que les pesticides importés ne sont pas interdits dans le pays producteur car certains appliquent un double standard : ce qui est nocif ou cancérigène en Suisse ou en Belgique peut miraculeusement devenir inoffensif dans les pays du Sud. Il faut interdire la vente des pesticides au détail ou par un personnel non qualifié. Dans les pays riches, certaines préparations ne sont cédées qu’après vérification de l’identité de l’acheteur. Il faut doter nos laboratoires des moyens d’analyse nécessaires (chromatographies en phase gazeuse et liquide, spectrométrie de masse, couplage…) pour le contrôle des résidus de pesticides dans nos aliments et amener les agriculteurs à cesser les épandages plusieurs semaines avant la vente de leurs produits.
Dans le New York Times du 26 février 2016, John Schwartz écrit que « le déclin des pollinisateurs constitue une menace pour la production alimentaire mondiale » car les oiseaux, les 20 000 espèces d’abeilles sauvages, les papillons, les scarabées, les chauves-souris, les guêpes… « responsables de la croissance d’une production agricole valant des centaines de milliards de dollars sont menacés d’extinction »du fait des pratiques agricoles actuelles et notamment de l’utilisation des pesticides. Schwartz se réfère au rapport de la « Plateforme Intergouvernementale Science et Politique de la Biodiversité et des Services fournis par les Ecosystèmes » qui réunit 124 Etats dont les Etats Unis. Cet organe a été formé par l’ONU en 2012 et a des ressemblances avec le GIEC (Climat). Il met l’accent sur les analyses et les propositions de politique en vue de promouvoir la biodiversité… que menacent les pesticides.
Cancérigène au Nord, inoffensif au Sud?!
Dans un éditorial de Libération (24 février 2016, p.3), Laurent Joffrin fustigeait « la tolérance vis-à-vis de l’agrobusiness » et on sait combien les multinationales peuvent avoir des facilités et des entrées coupables dans les pays du Sud comme cela a été démontré en Egypte, en 2002, dans le cas du ministre de l’Agriculture Youssef Wali, ancien vice-premier ministre et ancien Secrétaire Général du Parti National Démocrate (PND), parti de Moubarak (Lire « al Ahram Hebdo », 28 décembre 2004, n° 538). Ce dernier avait autorisé l’achat de pesticides cancérigènes produits par une firme française. En toute connaissance de cause ! Il faut aussi noter que la plus grande catastrophe industrielle jamais enregistrée a eu lieu au Sud. Il s’agit de l’énorme explosion de l’usine de production de l’insecticide Carbaryl (ou Sevin) de Bhopal (Etat du Madhya Pradesh, Inde). Cette unité appartenait à la firme américaine Union Carbide (UC) et a provoqué, dans la nuit du 2 au 3 décembre 1984, des milliers de victimes. « La ville entière d’un million d’habitants était devenue une gigantesque chambre à gaz » témoigne un survivant. Double standard ici encore : l’usine d’UC à Institute en Virginie (Etats Unis) qui fabrique le même pesticide est beaucoup mieux armée contre ce type d’accidents. Des activistes français affirmaient lors des récentes manifestations : « Les dangers des pesticides, on les connaît. Mais, il y a une véritable omerta sur le sujet ». Il faut briser ce silence coupable d’autant que la première victime de ces pesticides, c’est l’agriculteur lui-même. En France, existe même un registre épidémiologique des cancers professionnels. On a même lié certains cancers, chez les paysans, à l’utilisation de tel ou tel pesticide employé.
En Tunisie, existe aussi un autre énorme problème : celui des pesticides obsolètes. Des experts - tunisiens et étrangers - ont estimé, en 2007, à 1170 tonnes le stock de pesticides périmés situés dans 150 sites et 230 magasins. Ces spécialistes ont même affirmé que 15 000 tonnes d’huile d’olive ont été refoulées d’Europe à cause de leur teneur en pesticides, certaines oliveraies étant encore traitées à l’époque par un pesticide organochloré condamné : la dieldrine.
Suite à l’émission Cash Investigation, une commission parlementaire sur les effets de ces produits a été initiée par le député socialiste Gilles Savary. Il faut espérer que nos députés à l’ARP veuillent bien redescendre sur terre et quitter l’empyrée des enivrants jeux politiques pour s’occuper de cette question si terre-à-terre des pesticides qui s’insinuent dans nos chairs et notre sang. Il faut espérer que nos députés trouveront le temps de donner un coup de fouet aux nombreuses méthodes de lutte alternatives contre les prédateurs et les nuisibles tant en agriculture qu’en santé publique. Pour la santé de nos agriculteurs d’abord puis celle de tous les Tunisiens et de notre économie… car des oranges ou de l’huile d’olive contenant des résidus de pesticides auront de plus en plus de mal à atteindre les marchés extérieurs.
La Révolution de 2010-2011 se grandirait en inscrivant au fronton de notre ministère de l’Agriculture un engagement ferme en faveur de l’agriculture bio!
Mohamed Larbi Bouguerra
**Au SIA, « haïbèt addawla » a été mise à mal lors des visites de MM. Hollande et Valls et le stand officiel du Ministère de l’Agriculture a été démonté par des agriculteurs en colère.
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