La Tunisie : une plateforme pour l’Afrique
Les constats, nous les avons tous faits : notre révolution s’est faite pour plus d’emplois et de dignité. Depuis, notre économie s’est ralentie et nous avons détruit des emplois…Beaucoup de ceux qui ont été créés ne sont pas de «vrais» emplois, car ils sont venus surcharger une fonction publique pléthorique, qui coûte, comme nous l’a si bien rappelé Christine Lagarde, 13% du PIB ! Le déficit budgétaire de l’Etat s’est lui aussi aggravé, avec des recettes ponctionnées par une économie parallèle qui s’est épanouie, des dépenses de fonctionnement en constante augmentation et un volet d’investissement public qui s’est réduit comme une peau de chagrin…
A joutons à cela la fin prochaine de la période de grâce de nombre de nos emprunts publics et le tableau devient bien sombre à court terme pour notre pays !
Il serait présomptueux de vouloir proposer ici des solutions à tous nos maux. Toutefois, essayons de reformuler quelques idées simples : pour avoir la dignité, il faut des emplois. Pour créer des emplois, il faut de la croissance. Pour avoir de la croissance, il faut de l’investissement et il faut du travail. Aujourd’hui, ce sont malheureusement les deux qui nous font défaut ! L’investissement est en panne, et la valeur travail ne semble plus être tunisienne…
Dans les deux cas, pour relancer la machine et remettre les choses sur les rails, il faut un Etat fort qui rétablit la confiance et qui rétablit l’Etat de droit. Démocratie ne doit pas rimer avec anarchie, et notre liberté s’arrête, comme nous le savons tous, là où commence celle des autres…
Ces principes simples doivent être appliqués sur le terrain, et peut-être qu’un indicateur basique de leur respect est l’observation de la circulation routière. Si nous nous remettons à respecter et à faire respecter le code de la route, je pense que cela sera un bon indicateur d’un retour à l’application d’un civisme qui s’est quelque peu estompé.
Cela ne suffit clairement pas et nous avons besoin d’initiatives fortes qui auront un effet d’entraînement sur tout le pays. Alors, comment voyons-nous cette Tunisie du 21e Siècle ? Oui, on nous a raconté que nous devrions être la Suisse de l’Afrique, ou, dans un référentiel plus dynamique et moins « installé », le Singapour de l’Afrique… Tout cela flatte bien notre ego, mais concrètement, comment s’y prendre ? Le Président Bourguiba avait une vision pour la Tunisie du 20e Siècle, la Tunisie post-indépendance. Il la voulait moderne et ouverte sur le monde. Il a misé sur la libération de la femme, l’éducation et la santé.
Aujourd’hui, on nous dit que l’avenir du monde et de sa croissance sera l’Afrique. Un livre de prospective récent, dont le titre est Chindiafrique, parle de l’importance croissante que prendront ces 3 ensembles qui regrouperont à l’horizon 2030 la moitié de la population mondiale, avec 1.5 milliard d’habitants chacun : Chine, Inde et Afrique. Nous avons la chance d’être justement au nord de l’Afrique. Mais sommes-nous réellement africains ? Sommes-nous connectés à l’Afrique qui bouge et qui se développe ? Nous avons eu la chance d’héberger la Banque africaine de développement pendant 10 ans, mais nous avons malheureusement raté cette opportunité de développer notre logistique vers le reste de l’Afrique. Pour aller en Afrique subsaharienne, nous devons souvent faire escale ailleurs par voie aérienne et nos marchandises mettent plus de 45 jours pour atteindre la plupart des destinations de l’Afrique de l’Ouest…
Cela étant, il n’est pas trop tard, si la volonté politique est là pour le faire. Oui, la Tunisie peut être la porte d’entrée vers l’Afrique et se positionner comme telle. Attirer les investisseurs sera beaucoup plus facile en leur démontrant un accès à un marché bien plus large que nos 10 ou 11 millions d’habitants. Pour construire cette vision, nous aurons besoin d’investissements et de travail, et cela créera à court terme beaucoup d’emplois pour bâtir les infrastructures nécessaires. Cela pourra signifier une intensification de la dépense publique pour pouvoir avancer, mais les retombées à moyen terme pourront changer totalement la face de notre économie et de notre société.
Il est à noter que l’Egypte du Président Al Sissi a réussi à doubler la capacité du Canal de Suez en un an. Ce projet pharaonique était jugé irréaliste par bien des pays et entreprises, surtout en un an. L’Egypte a prouvé qu’elle pouvait le faire. Cela a redonné beaucoup de fierté aux Egyptiens, et ce n’est qu’un début.
Autour du Canal, il y a des projets de villes nouvelles et de multiples développements industriels. C’est un investissement qui est initiateur d’une boucle vertueuse… En même temps, il y a de nombreux projets de voies ferrées pour relier des capitales africaines : Bolloré travaille à relier Niamey (Niger) à Cotonou (Bénin) où il gère le port, dans un cadre de partenariat public-privé, et une entreprise chinoise travaille sur la voie ferrée qui va relier Bamako (Mali) au port de Dakar (Sénégal). Enfin, notre voisin algérien a investi avec le Qatar dans une nouvelle usine sidérurgique à Bellara : $2 milliards pour une usine qui produira entre autres des rails…
Alors oui, si nous sommes ambitieux, une voie ferrée qui relierait un port tunisien à l’Afrique de l’Ouest nous positionnerait clairement comme une plateforme pour le continent. Le lead-time pour nos marchandises sera réduit à moins d’une semaine. Une nouvelle route commerciale serait créée. Le transport des personnes serait aussi facilité et démocratisé, permettant ainsi à plus de Tunisiens de se rendre ailleurs sur le continent et de fournir à nos universités et cliniques plus d’étudiants et de patients. Un tel projet, multinational, changerait durablement les perspectives de développement de toute la région et changerait clairement la donne géostratégique. Avec le Canal de Suez, une nouvelle route reliant l’Asie, avec ses deux poids lourds (la Chine et l’Inde) à l’Afrique de l’Ouest, en particulier le Nigeria, censé devenir le 3e pays le plus peuplé au monde en 2050, sera créée, en remplacement du passage par le Cap de Bonne Espérance. Cette route relayera aussi le trafic à partir de l’Europe.
Quel pourrait être le tracé à envisager ?
A partir de la Tunisie, on peut imaginer un chemin via la Libye et un autre via l’Algérie. Aujourd’hui, la voie algérienne est à privilégier. De l’Algérie, on passera par le Niger, le Mali ou la Mauritanie… comme la voie Niamey-Cotonou est en cours de réalisation, le plus simple (et le plus sûr) sera le Niger. En Tunisie, nous avons déjà un tracé qui relie la mer aux confins de l’Algérie. Aucune expropriation ne sera nécessaire. Il s’agit du tronçon Sfax-Gafsa. Cette voie ferrée, réalisée en 1899 sous forme de concession, a été financée par des privés. Elle a été prolongée en 1913 vers Tozeur et en 1916 vers Gabès. A l’issue de la concession, elle a été retournée à l’Etat. Entre Sfax et Gabès, nous avons le port de Skhira, qui est déjà un port pétrolier, et à côté duquel existe le projet de la 2e raffinerie du pays, qui aura l’avantage de ne pas être loin de la Libye aussi. Notre tracé, côté tunisien, pourrait donc être Skhira-Gafsa-Tozeur… Il aura l’avantage de toucher 5 gouvernorats en grande partie défavorisés : Gabès, Sfax, Sidi Bouzid, Gafsa et Tozeur. Par la suite, à partir de Tozeur, direction Hassi Messaoud en Algérie, important site pétrolier, puis Tamanrasset, lieu mythique du désert algérien, ensuite Agadez, ville historique du Niger, avant d’arriver à Niamey, sa capitale…
Selon le tracé précis qui sera adopté, le trajet complet Skhira-Cotonou sera entre 4 600 et 5 100 km. La partie qui reste à construire est de l’ordre de 4 000 km, essentiellement en Algérie. Le projet devra avoir une composante développement économique sur son tracé, avec mise à niveau des villes traversées. Il aura aussi une composante sécuritaire, facilitée par la croissance économique. Avec une moyenne de 50 km/h, un train reliera Skhira à Cotonou en 4 jours. Il est sans doute trop tôt pour avancer un coût, mais au vu des projets actuels de Bolloré et de China Railways Construction Company et de leurs budgets annoncés, on peut penser à une enveloppe entre 10 et 20 milliards de dollars. Il faut ensuite prévoir entre 2 et 4 milliards de dollars pour la partie port en eaux profondes qui va avec. Mais ce projet existe déjà dans nos cartons. Il suffira d’en déplacer l’implantation d’Enfidha vers Skhira… Sur un plan budgétaire, c’est beaucoup et peu à la fois. Un tel projet peut se financer facilement en PPP et en impliquant des bailleurs de fonds multilatéraux. Un tel investissement n’est rien au vu des résultats majeurs attendus. L’élément critique est avant tout politique. Il faut la vision, la volonté, la négociation avec les Etats impliqués et la capacité d’exécution. Cela étant, comme disait Gandhi, vous ne saurez sans doute jamais quel est le résultat de vos actions, mais si vous ne faites rien, il ne se passera rien !
S.Z.