Raja Farhat: Tayeb Saddiki, homme du théâtre du vivant
Quand nous avions pris place à bord de l’avion de Marseille ce printemps lointain, Fadhel Jaziri, Jaibi et moi-même étions intrigués par notre mission définie par Si Chedli Klibi, ministre de la Culture : assister au nouveau spectacle de notre ami Tayeb Saddiki, « Rissalat Al Ghofrane » du dramaturge Ezzeddine Madani, en séjour d’écriture à Casablanca, depuis le coup de colère de Bourguiba contre sa pièce «Ez Zenj»?.
Au Théâtre de Casablanca, nous avons retrouvé notre ministre florentin et Tayeb Saddiki, complice de cette intrigue de bon aloi, fit bien les choses : le spectacle dont il assura une scénographie de miniaturiste précieux était aussi intense et lumineux que le texte magistral de l’écrivain aveugle de Maarrat Al Nomane, pionnier du voyage initiatique vers l’au-delà faisant fi de tous les tabous salafistes, et révéla une divine comédie que Dante Alighieri découvrira quelques siècles plus tard.
Le spectacle fut donc agréé par le ministre et programmé au Festival de …Tabarka, loin des polémiques tunisoises. Madani, rassuré, retrouvait du coup la place qui lui était due sur la scène littéraire depuis des années. L’artiste solidaire avait pudiquement et naturellement joué son rôle.
Place donc aux brillants festins de la haute société marocaine où Tayeb, séducteur impénitent, était adulé par toute la bourgeoisie fassie et marrakchie qu’il savait valoriser par ses envolées inoubliables sur les métiers d’art et son sens du négoce ainsi que sa capacité séculaire à contenter à la fois les faqihs conservateurs et le makhzen visionnaire. Notre voyage ne pouvait se conclure sans cette incursion codée dans l’univers de Marrakech, la cité rouge du sud.
Il fallait bien le Palace de la Mamounia et ses fastes, la calèche légère et ces longs moments face au minaret de la Koutoubia, jumeau de la Giralda de Séville, les tombeaux saadiens, et enfin la Halqa de Jemaa El Fna, pour nous communiquer la fascination enfantine que notre guide éprouvait encore face au miracle millénaire de cette cité unique aux origines de notre propre histoire almohade et hafside.
Ces images et ces voix, ces éclats de rire me sont revenus au milieu de la marée humaine qui accompagnait Tayeb Saddiki à sa dernière demeure au Cimetière des Martyrs de Casablanca en ce mois de février 2016.
Avec nos fidèles amis présents, nous étions surpris de voir réunis, spontanément, tous les publics, toutes les couches sociales, la plupart des partis et des associations, les familles intellectuelles et artistiques qui ont contribué à faire de notre Tayeb l’une des personnalités les plus aimées du Maroc et du Maghreb. Le protocole royal, discret et efficace, avait donné un caractère solennel à cette grande marche populaire marquante. Le soir, le lendemain, nous ne pouvions trahir la mémoire du cher disparu sans rappeler à quel point sa philosophie hédoniste, son humour cinglant ont toujours adouci le drame de la séparation des êtres chers. La grande galerie des personnages et des épisodes cocasses qu’il sut réécrire et enjoliver sont donc revenus pour le faire revivre en nous. Si Mahiéddine Bach Tarzi, maître autoproclamé et reconnu de l’opérette et du vaudeville des théâtres algériens, comme l’ami Abdelkader Aloula, abattu par un salafiste à Oran, talentueux metteur en scène à l’esprit volontiers facétieux, admirateur fou d’Ismail Yacine, le fellah égyptien, Youssef Wahbi Bey, le grand peintre tunisien Zoubeir Turki, véritable modèle, et l’équipe du Café de Paris de Gorgi à Ammar Farhat, son jeune collègue, le prince Aly Ben Ayed, ainsi que ses monstres sacrés de la scène française dont il perpétuait le souvenir, de Maître Jean Vilar à son compatriote Michel Galabru, enfant d’al Jadida.
Avec l’écrivain et journaliste Abdallah Stouki, compagnon de toujours, alité dans son impressionnante bibliothèque de Rabat, encore éprouvé par cette disparition annoncée, nous avons repris les épisodes largement ignorés des moments de splendeur mais aussi les misères de sa vie d’artiste iconoclaste qui paya parfois le prix fort de son impertinent itinéraire. Goguenard, l’artiste considérait comme fugaces ses recherches formelles sur un nouveau théâtre arabe inspiré par les «formes préthéâtrales du spectacle». Pourtant, ses célèbres «Maqamat» de Hamadhani, revisitant les textes millénaires de cette nouvelle écriture de la vie des gens humbles, à l’esthétique épurée inspirée du miniaturiste Wassiti, avaient marqué la scène arabe et internationale par leur saine originalité qui rompait avec les mille copies du théâtre contemporain.
Stouki avait raison de souligner la solitude de Tayeb dans un monde culturel captif de modèles et d’emprunts rendus stériles par ses filiations doctrinaires fatiguées. La bureaucratie décida un jour de démolir le vieux hangar du Théâtre municipal de Casablanca en promettant de le remplacer par un chef- d’œuvre. Fatigué d’attendre, Saddiki s’installa sous un chapiteau bleu à Derb Ghallaf, souk populaire de sa ville. Le Théâtre des gens était né avec un répertoire riche et «avarié», disait-il.
Dix, vingt tentatives ponctuèrent les dernières années de l’artiste. Les hommages se multipliaient au Festival de Carthage, à l’Institut du monde arabe à Paris et ailleurs …
La maladie vint interrompre ce voyage et suspendre les travaux de son Théâtre de Mogador, son tribut à cette ville atlantique qui le vit naître, avec son ami André Azoulay, et dont il respira les embruns avec bonheur, hanté les scansions sensuelles des anciens esclaves noirs. Il y a encore tant à dire Tayeb, mais Tunis, Alger et d’autres cités arabes sourient encore à l’évocation de tes fréquents et brillants passages …Tu nous reviendras !
Raja Farhat
Dramaturge tunisien