La réforme de l’assurance maladie : un enfant handicapé
La Caisse nationale d’Assurance Maladie (CNAM) est censée être un des acquis du système de santé en Tunisie. Elle est venue rétablir une injustice vis-à-vis des assurés sociaux, dont beaucoup ont cotisé pendant plusieurs années, sans pouvoir bénéficier des prestations qui leur étaient dues. En effet les cotisations censées couvrir les dépenses de santé ne leur permettaient de se soigner que dans des structures publiques débordées par la demande, sous financées, pas toujours bien gérées, où la qualité de l’accueil laisse à désirer et qui ne permettaient pas une prise en charge de qualité particulièrement en matière de fourniture des médicaments qui a toujours été défaillante.
La loi 71/2004 créant la CNAM ainsi que les décrets d’application qui ont suivi étaient censés apporter plus d’équité et d’égalité entre les citoyens puisque le fonctionnement de cette caisse était basé sur la solidarité, les cotisations sont en pourcentage des revenus des salariés et les prestations sont les mêmes pour tous les citoyens. Cette caisse avait aussi comme objectif un meilleur accès aux soins par l’ouverture au secteur privé. En instituant un régime de base obligatoire et des régimes complémentaires facultatifs, elle a calqué la prise en charge des dépenses de santé sur ce qui se passe dans un certain nombre de pays et notamment la France.
Dès sa mise en place , les pouvoirs publics ainsi que les partenaires sociaux ont tenu à ce que ce système soit «supportable pour l’économie tunisienne» soit un système à minima, la cotisation ayant été fixée à 6,75% des revenus des actifs et à 4% pour les titulaires d’une pension.
Une des conséquences positives de cette réforme a été la diminution de la contribution des ménages aux dépenses totales de santé qui était de l’ordre de 44,4 % et qui est passée à 37,5% en 2013. Cette contribution reste cependant élevée si on la compare aux pays ayant un revenu similaire à celui de la Tunisie tel la Jordanie , l’Algérie ou le Brésil qui est de l’ordre de 28% ou de la moyenne des pays de l’OCDE qui se situe autour de 20 % . Ce chiffre de 20% est considéré par l’OMS comme mettant à l’abri du risque des dépenses catastrophiques à l’origine d’un risque d’appauvrissement des couches les plus défavorisées.
La CNAM consacre 90% de ses dépenses à l’assurance maladie, 6 % aux indemnités inhérentes aux accidents du travail et des maladies professionnelles et 4 % aux indemnités sociales. Ces dépenses sont réparties en 34 % pour les médicaments et 66 % pour les autres prestations : honoraires des médecins et des para médicaux, moyens de diagnostic, réhabilitation fonctionnelle …,
Si on compare le budget consacré par la CNAM aux produits pharmaceutiques et qui est de 34% du budget total de l’assurance maladie, on se rend compte que ce chiffre est élevé puisqu’il ne dépasse pas 20% des dépenses de santé dans les pays développés et Il montre que ces dépenses se font aux dépens d’autres dépenses au moins aussi importantes comme la prévention les soins hospitaliers et les soins ambulatoires. Il est bien connu que la part des médicaments dans les dépenses diminue avec le degré de développement des différents pays.
Cette tendance est apparue avec la mise en place de la CNAM en Juillet 2007 qui a été accompagnée d’une augmentation considérable des dépenses pharmaceutiques qui ont été multipliées par 3 entre 2008 et 2015 alors qu’en neuf ans (de 1999 à 2007) ces dépenses n’ont été multipliées que par deux . Cet accroissement continu des dépenses pharmaceutiques n’a pas été observé partout dans le monde. En effet la consommation de médicaments dans plusieurs pays et particulièrement en Europe a connu une stagnation et même une diminution entre 2010 et 2013, alors qu’en Tunisie elle a continué à avoir une croissance à deux chiffres durant cette période. Cette augmentation des dépenses pharmaceutiques a été constatée surtout en valeur plus qu’en volume ce qui montre qu’il y a eu un glissement vers les médicaments les plus coûteux. Plusieurs raisons peuvent être invoquées:
- La diminution de la parité du dinar vis-à-vis des monnaies fortes comme le dollar et l’Euro,
- L’effet pervers du remboursement qui favorise les dépenses
- Le recours de plus en plus fréquent aux nouveaux médicaments sans justificatif
- Les prescriptions abusives et parfois inutiles (Ex : les HBPM)
- La sur prescription de médicaments n’ayant pas de génériques (surtout pour les APCI), alors que des médicaments de la même famille mais ayant un ou plusieurs génériques le sont beaucoup moins.
Malgré cette augmentation, les dépenses pharmaceutiques en Tunisie restent faibles puisqu’elles sont évaluées en 2015 à 90 USD /an / habitant alors que la moyenne dans les pays de l’OCDE se situe autour de 480 USD/ an /habitant. La question qui se pose est celle de la capacité de l’économie tunisienne et des ressources disponibles à supporter ce niveau de dépenses d’autant que la situation financière de la CNAM commence à se dégrader et qu’une croissance à deux chiffres tous les ans n’a touché aucun autre secteur de l’économie. Ainsi cet accroissement des dépenses qui ne dépassaient pas 70 DT /an/habitant en 2007 sont en rapport direct avec la mise en place de la CNAM. Les dépenses pharmaceutiques de cette caisse ont été multipliées par 4 entre 2008 et 2014.
La répartition des dépenses pharmaceutiques de la CNAM
En dehors du forfait alloué aux hôpitaux et fixé par un accord entre les ministères de la santé, des affaires sociales et des finances, les dépenses pharmaceutiques de la CNAM se répartissent en trois catégories : les dépenses pour maladies ordinaires qui représentent 10 % des dépenses, les maladies à prise en charge intégrale (APCI), 36 % et les médicaments spécifiques ( 54% ). Ces derniers regroupent des médicaments destinés à des pathologies lourdes et dont les coûts ne sont pas à la portée du citoyen. Ils sont fournis directement par la CNAM à travers les polycliniques de la CNSS et court-circuitent la distribution par les officines privées. Ces médicaments coûtent près de trois cent millions de dinars à la CNAM.
Le budget alloué à ces médicaments mérite quelques commentaires. Il représente un budget équivalent à celui dépensé pour toutes les maladies ordinaires associé au budget dépensé pour traiter les trois maladies les plus fréquentes à savoir le diabète, l’hypertension artérielle et les maladies coronariennes. Cette donnée doit être analysée et surtout évaluée.
Parmi ces médicaments spécifiques les anti-cancéreux occupent une place importante, ils représentent 30 % de toutes les dépenses pharmaceutiques de la CNAM, ce qui représente une situation presque unique au monde. La plupart des pays développés dépensent autour de 10% de l’enveloppe consacrée aux médicaments utilisés pour traiter les cancers. Pourtant à ma connaissance aucune étude épidémiologique n’a montré une prévalence particulièrement élevée des cancers en Tunisie par rapport aux autres pays.
Il est vrai que le coût de plus en plus élevé des anticancéreux, dû à l’arrivée sur le marché de molécules de plus en plus coûteuses qui entrent dans le cadre des thérapeutiques ciblées, pose un problème pour tous les systèmes de santé y compris dans les pays développés et pose aussi le problème de l’accès aux soins dans les pays pauvres ou à revenu intermédiaire. Cependant cette situation ne peut pas justifier le chiffre de 30 % consacré au traitement des cancers. Il nécessite une étude sur l’intérêt de ces molécules sur la survie des malades traitées et sur la qualité de vie de ces patients. N’a-t-on pas privilégié la prescription des médicaments sur les mesures d’accompagnement surtout pour les malades en fin de vie ?
Un débat national sur la politique des prises en charge doit être instauré et où les professionnels de la santé ne représentent qu’un des acteurs. Economistes, société civile, comité d’éthique, organismes payeurs doivent aussi contribuer à trouver la solution adéquate, car les ressources de l’état ne sont pas illimitées. On est contraint de faire des choix de société comme le font la plupart des pays émergents et des pays développés. Sans ces choix nous risquons de voir resurgir des maladies que l’on pensait sous contrôle comme le rhumatisme articulaire aigue ainsi que des complications graves de maladies fréquentes comme la cécité ou l’insuffisance rénale qui touchent particulièrement le diabète ou l’hypertension mal contrôlés . Les choix sont parfois pénibles mais nécessaires.
CNAM et équité sociale
L’un des objectifs de la réforme de l’assurance maladie était d’assurer plus d’équité et d’égalité pour tous les citoyens vis-à-vis de la maladie. Dès le départ le choix a été donné aux affiliés entre trois filières de soins : la filière publique, le remboursement des soins et le tiers payant.
Afin d’assumer les dépenses occasionnées par la prise en charge des affiliés sociaux dans les structures publiques , la CNAM verse à ces structures un forfait annuel fixé par un accord entre les ministères de la santé , des affaires sociales et des finances . Or cette somme est fixée d’une manière empirique et qui ne tient pas compte de la réalité du terrain. Les forfaits par pathologie sont loin des coûts réels des soins et participent ainsi au sous financement du secteur public .
Suite au choix donné aux affiliés sociaux entre les trois filières : la filière publique, le remboursement de soins et le tiers payant , la grande majorité 59 % des assurés sociaux ont préféré la filière publique, 21,6 % ont choisi la filière du remboursement des soins et seuls 19,4 ont fait le choix du tiers payant. Cette attitude des tunisiens montre que nos concitoyens font toujours confiance aux hôpitaux malgré leurs insuffisances , cependant ce choix est aussi dicté par les conditions socio-économiques puisque les couches défavorisées et les couches moyennes faibles ont préféré la filière publique vu le coût élevé des soins dans le secteur privé par rapport au niveau de vie des tunisiens et l’appauvrissement de plus en plus important de la couche moyenne. Par contre les couches les plus favorisées, ont choisi la filière du remboursement des soins. Ce choix a entrainé un afflux des personnes de condition modeste vers un service public débordé par la demande , sous financé et qui assure une prise en charge plutôt défaillante particulièrement en matière de fourniture des médicaments , alors que la minorité a décidé de recourir au secteur privé, dont le financement additionne les remboursements de la sécurité sociale , les remboursements des mutuelles et les contributions personnelles. Les conséquences de ces choix n’ont pas favorisé l’égalité des citoyens vis-à-vis de la maladie, ainsi et si on prend l’exemple des médicaments, on trouve que cette consommation est évaluée à près de trente dinars / an /habitant dans les structures publiques alors que le remboursement des médicaments dans les filières du privé est de l’ordre de cent trente dinars/an/habitant. Il faudrait néanmoins tenir compte de certains biais:
- Les structures publiques achètent les médicaments par appel d’offres , ce qui diminue leur prix
- Les médicaments achetés par ces structures ne passent pas par le circuit habituel des grossistes et des pharmaciens officinaux, ce qui représente aussi un gain dans le coût payé par ces structures
Cette différence ne tient pas compte du phénomène de détournement des médicaments dans les structures publiques annoncé par les différents responsables.
Ainsi, dès la mise en place de la CNAM et en particulier après la parution des décrets d’application de la loi 71/2004, on ne s’est pas rendu compte que les objectifs essentiels de la réforme de l’assurance maladie ne seront pas atteint. Ainsi ni la diminution des inégalités sociales et ni l’ouverture à tous les citoyens pour les soins dans le secteur privé n’a pu se réaliser.
Les raisons de ces échecs sont multiples:
- Le choix de la filière se fait de soins doit se faire par les affiliés au moment de l’affiliation et ne peut être changé qu’une fois par an à des dates précises souvent méconnues par les affiliés
- Les conditions de remboursement dans le secteur privé sont loin des réalités sur le terrain : 200DT/an/habitant, c’est à peine le coût du traitement d’une affection en particulier pour certaines maladies pourtant chronique mais n’entrant pas dans le cadre des APCI
- Le remboursement des actes de chirurgie sont ridicules par rapport au coût réel de ces actes.
- L’absence de négociations avec les professionnels de la santé pourtant prévues par les accords-cadres afin de renégocier les tarifs. De ce fait les professionnels l’ont fait d’une manière unilatérale
- Le forfait alloué aux hôpitaux est loin de couvrir les prestations fournies aux 2,7 millions d’affiliés et leurs ayants droit qui reçoivent ainsi des prestations largement inférieures à leurs homologues du secteur public
Ainsi, au lieu de diminuer les inégalités sociales la CNAM les a plutôt aggravé et elle n’a pas permis l’ouverture des soins au secteur privé pour tous les tunisiens mais plutôt pour ceux qui se le permettent.
Malgré ces insuffisances, la CNAM est déjà en difficulté moins de dix ans après sa mise en place ce qui montre à quel point la réforme de l’assurance maladie est mal engagée. Certains points positifs doivent par contre être soulignés, comme la fixation d’un prix de référence pour le remboursement des médicaments basé sur le prix du générique le moins cher, ainsi que la nécessité d’un accord préalable pour la pratique de certains soins, certains examens et pour l’octroi de certains médicaments coûteux. Sans ces deux mesures la CNAM aurait déjà été en cessation de payement. Cependant sur le plan pratique l’accord préalable pour la fourniture des médicaments coûteux ne peut donner ses fruits que si elle est basée sur des arguments scientifiques et en particulier des consensus thérapeutiques pour chaque affection , ils doivent tenir compte des conditions socio-économiques du pays et doivent être faits selon des standards internationaux. Est-ce le rôle de la CNAM ou celui du ministère de la santé ? Depuis la mise en place de la CNAM on se renvoie la balle entre les deux ministères. Pourtant, si la CNAM était sous la tutelle du ministère de la santé et c’est ce qui se passe dans l’immense majorité des pays , ce problème ainsi que celui du financement des hôpitaux auraient pu être mieux cernés.
La CNAM devrait aussi se pencher sur les problèmes des conflits d’intérêt qui se posent en réalité à tous les échelons depuis l’introduction des médicaments en passant par la prescription et jusqu’aux commissions d’octroi des prises en charge et de contrôle . Lutter contre les conflits d’intérêt permettra à la CNAM de faire plusieurs économies. Il suffit de faire une visite à la direction du contrôle de la CNAM pour croiser autant de visiteurs médicaux, sinon plus, que dans un hôpital universitaire, alors que la présence de ces visiteurs dans les locaux de la CNAM ne se justifie point.
Les solutions
La cotisation fixée à 6,75% des revenus doit être revue à la hausse. A titre d’exemple la cotisation pour l’assurance maladie en France se situe autour de 18,5%.
La caisse nationale d’assurance maladie devrait être sous la tutelle d’un grand ministère de la solidarité qui regroupe la santé , l’emploi et les affaires sociales.
Le choix doit être donné aux affiliés entre deux filières : le remboursement des soins et le tiers payant . Aux assurés sociaux de choisir entre le secteur privé ou le secteur public
Mettre en place des conventions entre les professionnels de la santé et la caisse avec des tarifs négociés périodiquement. Tout manquement et toute surfacturation doivent être suivis par des sanctions qui peuvent aller jusqu’à la radiation de leurs auteurs de la liste des professionnels conventionnés
Mettre en place une réflexion en vue de créer une commission de sages pour procéder aux choix relatifs aux maladies à prendre en charge et n’inscrire sur la liste des produits remboursés que ceux qui rentrent dans le cadre de ces choix de société
La mise en place urgente de protocoles de remboursement selon des standards internationaux en tenant compte de la notion d’amélioration du service médical rendu pour chaque molécule et avec la participation non seulement des spécialistes mais aussi des médecins contrôleurs de la CNAM , de la société civile ainsi que de certains praticiens de grande notoriété qui peuvent jouer un rôle d’arbitrage
Le forfait alloué aux hôpitaux doit être remplacé par une facturation réelle mais après avoir révisé les tarifs hospitaliers en tenant comptent du coût réel des soins
Revoir le plafond annuel accordé aux affiliés en tenant compte du coût réel des soins et surtout du prix des médicaments
Faire encore plus attention aux problèmes posés par les conflits d’intérêt
Faire faire par des épidémiologistes des études sur les bénéfices, la survie et l’amélioration du confort apporté aux patients par certaines molécules et ce en toute objectivité
Assurer une meilleure gouvernance, mettre en place un système informatique plus performant et surtout accélérer la mise en place de l’équivalent d’une « carte vital ».
Conclusion
La réforme de l’assurance maladie n’a pas atteint ses objectifs. Sa réforme devrait s’inscrire dans le cadre des réformes générales qui doivent toucher plusieurs secteurs. Retarder ces réformes risque de mettre en péril ses équilibres financiers et sa pérennité. Il ne faut pas attendre que le déficit des caisses sociales se creuse pour trouver les solutions adéquates. Le budget de l’état ne peut pas supporter à la fois le trou de la caisse de compensation et celui à venir des caisses sociales.
Ainsi la CNAM est née handicapée et elle le restera en l’absence de réformes profondes.
Slaheddine Sellami