Adieu Sid’Hmed brahim
Je n’oublierai jamais Ahmed Brahim. Un homme de science, de culture et un grand patriote. Il a beau passer dans les médias notamment dans les premiers mois de la période révolutionnaire, mais les Tunisiens ne le connaissent pas assez. Je voudrais apporter mon témoignage et lui rendre un dernier hommage.
Je l’ai connu à la Faculté des lettres et sciences humaines (9 avril), puis à la Faculté des lettres de la Manouba. Que dire de Sid’Hmed comme enseignant-chercheur ? Un universitaire qui sait pertinemment que la vérité n’est nulle part et que chaque recherche est forcément une pierre dans un édifice interminable. Alors, il affiche constamment cette attitude d’humilité scientifique et pousse ses étudiants et ses doctorants à affiner leurs recherches et à se débarrasser de toute certitude et de toute attitude péremptoire et d’autosatisfaction. Il éveillait en eux le réflexe de l’autocritique, le sens de la relativité. D’autre part, il se moquait des chasses gardées, des mentalités claniques dont l’environnement universitaire est toujours merveilleusement garni. Quel intérêt les universitaires auraient-ils à s’autodétruire, à s’attaquer les uns les autres, à s’épuiser dans des querelles inextricables ? Face à ce gâchis délirant, Sid’Hmed affichait constamment son sourire narquois. C’est de la démesure que de se croire dépositaire d’une raison transcendante. Tel est son credo. Un homme qui a traversé l’université, l’a marquée, y a déposé son empreinte, sans avoir eu un seul instant la tentation de créer son petit clan à lui, le souci de rompre avec un collègue, ou de le vexer ! Sid’Ahmed était résolument au-dessus de ces petitesses. Il a été GRAND jusqu’à la fin de ses jours, égal à lui-même.
Il a été le premier ministre de l’enseignement supérieur après le 14 janvier 2011. J’ai travaillé avec lui pendant les 90 premiers jours de la période révolutionnaire. Ce fut une période extrêmement troublée. Chaque jour, nous devions recevoir pas moins de 500 citoyens. Sid’Hmed recevait tout le monde. Quand la pression se faisait plus forte avec des milliers de citoyens, il leur demandait de désigner des représentants que nous recevions dans sa salle de réunions. Il écoutait tout le monde, mais exigeait de la discipline dans un contexte de débordement total. Quand il n'arrivait pas, Il s’énervait, s’agitait sur son fauteuil, jetait brutalement ses lunettes sur la table, menaçait de lever la séance, s’éclipsait quelques moments dans son bureau, mais, finissait, avec un sourire spontané et généreux, par reprendre sa place. Il aimait écouter les gens, mais ne pouvait rien promettre à ses visiteurs en effervescence. Il leur tenait à peu près ces propos : «vos doléances semblent fondées, mais il va falloir que vous vous armiez de patience. Pour résoudre tous ces problèmes, j’ai besoin de temps. Je passe mes journées à recevoir les citoyens. Je vous promets de traiter toutes ces questions, mais soyez compréhensifs et maîtrisez vos passions».
Néanmoins, les visiteurs exigeaient des concessions séance tenante, devenaient franchement menaçants et pouvaient être agressifs. Sid’Hmed tenait bon. Il était fait d’une trempe spéciale. Pas question de céder par populisme ou démagogie. Ces interactions étaient pleines de sens. Elles montraient que le ministre avait de la grandeur d’âme, de la rigueur et de la cohérence, n’acceptait pas les solutions expéditives, les fausses promesses, le mensonge. Imaginez Sid’Hmed dans ce contexte éclaté où les actes de violence verbale et physique étaient totalement banalisés.
Néanmoins, ce ministre a pris deux décisions historiques courageuses : il a mis fin à la police universitaire et généralisé le système électoral aux présidents d’universités et aux directeurs d’écoles et instituts.Il aurait certes aimé faire davantage, mais le contexte était trop instable et presque toutes ses heures de travail étaient dédiées à la réception du grand public et aux doléances.
Sid’Hmed, c’était le militant politique courageux, progressiste, qui ne craignait ni les systèmes répressifs, ni les forces réactionnaires. Sid'Hmed dans l’opposition, mais sans fanatisme, sans esprit discriminatoire, sans vanité. Il était essentiellement focalisé sur le débat d’idées, sur la confrontation des thèses. Ses invariants étaient ses valeurs. Elles ne pouvaient faire l'objet d’aucune transaction, d’aucun compromis, : le respect de la pratique démocratique, la dénonciation de la violence et de l’intolérance, les libertés académiques, l’indéfectible amour de la patrie.
Sid’Hmed, repose en paix ! Tu as été un exemple pour des générations d’étudiants et de citoyens qui ont apprécié ta personnalité, ton charisme, ta science, ta magnanimité. Tu survivras dans nos mémoires et dans nos cœurs, comme l’exemple même de l’universitaire qui a travaillé dans l’humilité et la rigueur et de l’homme politique sage et exigeant qui a produit des lumières dans une société encore à la recherche d’elle-même.
Jamil Chaker