Une cartographie universitaire soutenable pour servir le développement du pays
Au printemps, fleurissent en Tunisie les nouvelles institutions universitaires. Pas toujours à bon escient hélas, le Ministère de tutelle reconnaissant lui-même l’existence de nombreuses institutions «fantômes», n’accueillant qu’une infime fraction de leur capacité. Institutions créées à coups de millions de dinars d’investissements, censés aider au développement de leurs régions d’implantation. Las, les premiers à s’en détourner sont les étudiants originaires de ces régions, les mieux placés en vérité pour savoir que celles-ci n’obéissent que très imparfaitement aux standards universitaires reconnus.
La carte universitaire héritée de Ben Ali, dont le développement s’est poursuivi après la révolution avec la même logique, avait été le fruit de l’instrumentalisation de l’université au service du compromis social et régional que le régime avait sans cesse besoin de renouveler pour faire passer la pilule de sa dictature. A ces considérations, il serait temps que succède – en bonnes démocratie et gouvernance - la prise en compte de l’intérêt national à long terme, par l’examen de deux facteurs essentiels avant tout déploiement de nouvelle institution universitaire:
1- Son intégration, en tant que facteur dynamique de création d’emplois - au delà des quelques emplois administratifs que son implantation générerait - et de richesses, dans l’écosystème régional et national ;
2- Sa maîtrise des formations qu’elle est censée dispenser, selon les normes académiques internationalement reconnues.
A court terme, il conviendrait à cet égard que le Ministère subordonne toute nouvelle création à une procédure minimale comprenant:
- Une étude d’impact, qui motiverait le choix des spécialités retenues et leur pertinence vis-à-vis des activités économiques existantes ou projetées dans la région. L’implication des acteurs économiques dans les formations par différents moyens (accueil de stagiaires, définition des compétences souhaitées des futurs diplômés, implication des cadres des entreprises dans des segments de la formation, etc.) est à cet égard fortement souhaitable sinon indispensable;
- L’obéissance à un cahier des charges précisant les obligations auxquelles doivent obéir les institutions à créer non seulement en termes d’infrastructures, mais aussi et surtout en termes d’encadrement des futurs étudiants. Seules les institutions privées sont aujourd’hui soumises à un cahier des charges en la matière, les institutions publiques étant créées sans tenir compte de ces considérations. On ne peut tenir en effet l’affectation à ces établissements d’enseignants par essence absentéistes – et ce avec l’assentiment de leurs responsables – pour une réponse valable à l’obligation d’encadrement dont l’université est redevable vis-à-vis de ses étudiants;
- Une obligation de résidence vérifiable pour les enseignants affectés à ces institutions pourrait à cet égard constituer un premier élément de solution. Cette obligation pourrait (devrait) être assortie d’avantages spécifiques liés à la «délocalisation». Ceux-ci n’ont n’ont aucun caractère désobligeant pour les régions concernées, d’autres pays - notamment l’Algérie – y ont eu recours. Le Ministère ne peut en effet fermer les yeux sur le fait que nombre d’institutions créées à l’intérieur du pays n’ont d’universitaire que le nom, les enseignants qui y sont affectés n’y étant présents qu’un ou deux jours par semaine. Ces enseignants – réputés permanents – ne sont en réalité que des vacataires, certes « de luxe » pour ce qui est des avantages dont ils bénéficient, mais certainement pas au regard de leurs prestations de suivi et d’encadrement des étudiants qui leur sont confiés. Or l’absence des enseignants censés encadrer l’espace universitaire est le principal facteur de dégradation de celui-ci. Le Ministère ne peut à cet égard accepter dans l’université publique ce qu’il combat à juste titre dans certaines universités privées;
- Un rattachement académique des nouvelles institutions à l’une des universités déjà existantes, car la dimension de notre pays et de sa population étudiante n’a aucun besoin de la multiplication de nouvelles « universités », alors que plusieurs de celles déjà en place souffrent de graves insuffisances eu égard aux exigences que recouvre usuellement cette appellation. Pour regrouper nos 400 000 étudiants, pour organiser les institutions qui les accueillent et leurs formations, les universités dont nous disposons suffisent amplement, il conviendrait d’améliorer leurs capacités plutôt que de disperser les faibles moyens dont dispose l’Etat sur de nouvelles universités.
A plus long terme, la carte universitaire devrait constituer un élément parmi d’autres du plan d’aménagement du territoire. Elle devrait tenir compte des projets d’investissements et de développement, publics comme privés. Elle devrait enfin tisser une toile d’institutions reliées entre elles, en intégrant les éléments suivants :
1- Les formations de niveau « graduate » (c’est à dire Master et plus), même lorsque qu’elles sont étiquetées «professionnelles» ou «appliquées», doivent nécessairement s’appuyer sur une capacité de recherche et de R&D dont la constitution et la consolidation obéissent à une logique de concentration. Ces formations doivent donc être regroupées dans des lieux où la recherche est forte;
2- En revanche, les premiers cycles universitaires (conduisant à des diplômes de niveau «Licence» ou Bac+3), qui dispensent pour l’essentiel des connaissances stabilisées, s’appuient beaucoup moins sur les derniers développements de la recherche. Ils peuvent donc être établis dans les régions, en faisant amplement recours à des enseignants ad hoc, plus présents aux côtés de leurs étudiants car moins engagés dans d’autres tâches telles que la recherche. A salaire égal avec les enseignants-chercheurs, et il convient qu’ils le soient, le coût de ces enseignants pèsera beaucoup moins le budget de l’Etat car leurs services d’enseignement seront plus importants. Notre pays dispose à cet égard de deux cadres d’enseignants ad hoc, datant des années 90;
a. Les professeurs agrégés des classes prépas, dont le champ d’intervention devrait être élargi aux premiers cycles universitaires, sous réserve que la promulgation de leur statut - en souffrance depuis plus de vingt ans, soit remise à l’ordre du jour;
b. Les enseignants technologues, dont le statut a été mis en place lors de la création des ISET et dont le champ d’intervention devrait être élargi aux écoles d’ingénieurs et à l’ensemble des premiers cycles universitaires professionnalisants.
3- Les premiers cycles répartis dans les régions ne devraient en aucun cas être des voies de garage, mais au contraire permettre l’accès de leurs étudiants qui le souhaitent aux formations de niveau Master établies dans les sièges des universités existantes. Et ce au moyen de concours transparents, ouverts et équitables (ce que les concours basés sur les seuls relevés de notes émanant d’institutions dont les critères à cet égard sont très variables, ne sont absolument pas). Tout en veillant à ce qu’aucun ghetto régional ne se forme, et que la mixité des populations étudiantes y soit assurée, notamment au moyen d’une nécessaire discrimination positive. Les défauts de mixité constitueront à cet égard des indicateurs de qualité (ou de non qualité) des formations de premier cycle distribuées.
Mohamed Jaoua
Tunis, le 26 Avril 2016