Hédi Mejdoub: Comment garantir la sécurité pour tous (Vidéos)
Persistance des menaces terroristes, recrudescence de la criminalité et du banditisme, infiltration et recrutement, intensification du renseignement étranger, retrait sécuritaire de certaines villes (El Hamma...), utilisation excessive de la force (Kerkennah), abus et torture, rivalité au lieu de synergie entre police et garde nationale, relations tendues avec la justice, bras de fer avec les syndicats, nominations significatives à la tête de directions sensibles... Hédi Mejdoub, ministre de l’Intérieur depuis à peine un an, n’a éludé aucune question de Leaders.
Accordant rarement des interviews à la presse, cet homme discret et fin connaisseur de la maison, où il avait effectué toute sa carrière, apporte des réponses claires. Il reconnaît les insuffisances, explique sa vision, expose sa démarche et révèle ses grands chantiers. En tête, la couverture du Grand Tunis par télésurveillance en plus de 1 000 caméras vidéosinterconnectées en temps réel avec des bases de données spécifiques.
Interview en ce 60e anniversaire de la tunisification de la Sûreté nationale..
Un ministère dédié à la sécurité, est-ce une bonne décision ?
Sans doute, une bonne question ! La décision n’était pas facile à prendre, tant la tradition instaurée depuis 60 ans d’indépendance, regroupant sécurité, administration régionale et collectivités locales, est profondément ancrée. Il s’agit à présent de changer de réflexes et de mettre à jour l’ensemble des textes nécessaires. C’est une expérience intéressante à tenter. Nous n’en sommes qu’au tout début et nous en attendons des résultats probants. Ce qui est à rappeler, c’est que le travail s’est poursuivi sans discontinuité et la synergie entre les deux départements est totale.
Quelle est l’ampleur réelle des menaces sécuritaires ?
Le contexte régional devient de plus en plus déterminant dans ce qui se passe en Tunisie, nous mettant face à des menaces jusqu’ici inconnues et encore moins avec cette ampleur. L’année 2013 a été particulièrement pénible avec le déclenchement de toutes ces grandes opérations terroristes s’attaquant à l’économie et au moral. Nous avons depuis lors réalisé la gravité des dangers qui nous guettent, pris davantage conscience de leurs enjeux et acquis une meilleure expertise pour y faire face. L’essentiel est de nous tenir prêts, en ce qui concerne tant l’opérationnalité de nos effectifs que les équipements et les moyens d’intervention. C’est un très grand travail qui est accompli chaque jour davantage.
On constate une recrudescence du banditisme et de la criminalité...
Le monde de la criminalité évolue lui aussi, à l’instar de la technologie, épousant des formes «modernes» de plus en plus sophistiquées. La lutte contre le terrorisme nous prend beaucoup de temps aux dépens de celle contre le banditisme et le crime. Mais, nous nous y attelons.
Le maintien de l’ordre est-il débordé ?
Tous nos moyens s’avèrent insuffisants pour garantir le maintien de l’ordre. Les forces de sécurité intérieure subissent une grande perte d’efforts et d’énergie qui auraient dû être consacrés à plus utile.
La police scientifique et technique est-elle au niveau requis ?
C’est peut-être la partie invisible de nos activités, mais elle est très précieuse. Nous nous employons à rattraper le retard accusé en la matière avec toute une stratégie de modernisation et de renforcement. Même si toute la technologie est accessible. La partie la plus apparente en est le passeport biométrique et la carte d’identité intelligente. Il s’agit en fait de tout un dispositif intégré, lié à une série de bases de données qui vont de la reconnaissance faciale aux fichiers d’empreintes digitales, à l’ADN, aux antécédents judiciaires et autres. Il y a aussi ce grand projet de surveillance vidéo avec plus de 1 000 caméras qui sera bientôt opérationnel dans le Grand Tunis.
On se plaint de dossiers transmis à la justice sans suffisamment de preuves, ce qui conduit à libérer certains suspects ?
L’exécution des enquêtes est entreprise avec le maximum de diligence et de profondeur possibles, malgré des moyens modestes et les délais réglementaires réduits qui nous sont impartis. Les convictions du juge ne sont pas celles du sécuritaire. Mais nous mettons à sa disposition toutes les preuves et les éléments d’appréciation utiles à même de l’éclairer. Tout en agissant sur l’urgent, au jour le jour, nous nous attelons à un train de réformes et d’actions de modernisation.
Décapité, le renseignement a-t-il repris?
Les fondements, jadis si solides, fournissant des flux précieux, ont été sapés. La reconstruction du dispositif repose sur deux aspects. Le premier est structurel, avec une réorganisation fonctionnelle et opérationnelle, des objectifs, des stratégies, des plans d’action, des qualifications, des effectifs, des moyens technologiques de pointe et des procédures. Le second est matériel. Il s’agit de mobiliser les ressources financières nécessaires. Le renseignement se paye et coûte cher tant pour sa collecte, son traitement que pour son exploitation. Nous avons donc une bonne opportunité pour procéder à une restructuration du système sur des bases efficientes à la mesure des dangers et des intérêts.
En attendant, je dois vous signaler que le système actuel est en train d’enregistrer des succès remarquables. Si nous avons pu arrêter tant de terroristes, de contrebandiers et de criminels, c’est grâce à lui. Sans les effarer, les Tunisiens doivent savoir que de très grandes opérations ont été neutralisées et des centaines de cellules dormantes démantelées... Mais, nous ferons encore plus et mieux. En grande partie, l’appareil de renseignement est monté en puissance.
La Tunisie est-elle devenue un champ libre pour les espions de tous bords?
On évoque ici et là une recrudescence d’activités de renseignement étranger s’opérant en Tunisie. Cela relève surtout d’activités dans la limite de ce qui est habituellement toléré. Comme partout, elles s’intensifient selon l’évolution de la situation dans le pays. Mais, il ne s’agit pas d’espionnage proprement dit, menaçant la sécurité et visant à déstabiliser le pays. La Tunisie est très vigilante. Nous disposons de moyens appropriés pour nous en prémunir. Jusque-là, aucune affaire d’espionnage étranger n’a été signalée.
Les forces sécuritaires subissent-elles l’infiltration et le recrutement d’éléments?
Il faut faire la distinction entre les deux termes.
S’il s’agit d’infiltration en tant que processus d’intrusion au sein de l’appareil sécuritaire pour la prise de son contrôle, la réponse est totalement négative. Les quelques tentatives enregistrées relèvent plutôt du recrutement d’éléments individuels afin de les rallier à des rangs adverses aux nôtres. Qu’il s’agisse de terrorisme, de contrebande, de criminalité, ou autres...
Nous avons relevé quelques cas isolés liés notamment à l’extrémisme et pris immédiatement les mesures appropriées. La loi interdit à tous les sécuritaires actifs d’appartenir à un parti politique. Les autres, accomplissant des tâches civiles, gardent leur liberté d’appartenance politique, mais cela ne saurait influer sur la marche du travail et surtout le respect du secret professionnel ou constituer la moindre menace à la sécurité. Nous nous attachons à préserver le secret d’Etat.
S’agissant d’un ministère de souveraineté, assurant des missions de sécurité aussi délicates qu’importantes, l’Intérieur est convoité de toutes parts. Chacun essaye d’y avoir pied, d’une manière ou d’une autre, d’y disposer d’un contact haut placé, d’y nommer un proche, d’en obtenir documents et renseignements, ainsi que des services, petits et grands ... Tout cela est possible. Nous le constatons parfois à travers la fuite de certains documents internes, heureusement sans réelle importance. Nous y sommes très attentifs. C’est un peu le tribut de la transition démocratique. Ce qui est certain, c’est que malgré les grandes secousses subies, l’institution sécuritaire a conservé son essence. C’est d’ailleurs ce qui lui a permis, d’une part, de rebondir et de reprendre son fonctionnement. Et, d’autre part, d’entreprendre de grandes réformes nécessaires, urgentes et déterminantes.
Une double démarche : l’instantanéité de la réaction à toute sollicitation et l’impératif de réformes à court, moyen et long termes. Vous pouvez en réaliser la complexité, mais aussi l’importance.
La tension persiste avec les syndicats
Il y a eu un mauvais départ. Au commencement, c’était une interaction en faveur de l’amélioration des conditions professionnelles et de travail. Un accord conclu dans ce sens a été accepté par les uns et rejeté par les autres. Il se peut que le ministère ait été plus ferme ou le syndicat moins souple. Nous avons, pour notre part, essayé de consentir le maximum, dans la limite des ressources allouées. Et elles sont bien limitées. S’il est vrai que le vis-à-vis est un syndicat, il est également un syndicat dans le secteur de la sécurité, avec toutes les spécificités imparties, comme par exemple le non-recours à la grève ou aussi la non-appartenance politique. Le syndicat national a choisi la voie de la surenchère dans la protestation. Pour ma part, je crois que nous pouvons avoir de meilleures relations. La porte du dialogue reste toujours ouverte.
L’Inspection générale a-t-elle engagé sa nouvelle mission —en plus de la discipline— d’audit et d’ancrage de la culture républicaine ?
Il y a en fait deux inspections générales. La première est réservée à la Sûreté nationale. Alors que la seconde est celle du ministère, couvrant l’ensemble de ses services. Dans l’ancienne architecture du ministère de l’Intérieur, celle-ci était plus accaparée par tout ce qui est municipalités, délégations, gouvernorats, etc. Avec la restructuration du Département, elle aura une mission plus latérale et plus de temps et de moyens pour effectuer un travail important pour ce qui concerne l’activité des forces de sécurité intérieure.
Comment réagissez-vous aux accusations d’abus, d’excès dans l’exercice de la force, de torture... ?
C’est une question cruciale. Nous arrivons à présent à un grand carrefour qui exige l’accord de tous. Nous devons en effet convenir des définitions de base.
Qu’est-ce qu’une Sécurité républicaine ?
Dans notre acception, son unique attachement, c’est à la République et l’application de la loi. Qu’attend le Tunisien de la Sécurité républicaine ? Sa protection, personnelle et celle des siens et de ses biens. Mais, encore plus, la protection de son droit à la protestation et la manifestation pacifique. Nous sommes en effet tenus d’assurer la protection de tout mouvement social, de toute grève, de toute manifestation. C’est notre devoir.
La grande question est de savoir si nous devons appliquer la loi ou non. En cas de dérapage d’une protestation qui vire à la violence, s’attaque aux droits des autres et se transforme en confrontation directe avec les forces sécuritaires, avec lancement de projectiles à leur encontre, prise d’assaut des postes de Police et de Garde nationale, incendie de locaux et de véhicules, coupure de route et autres : que faut-il faire ? Appliquer la loi, rétablir l’ordre ? Seul l’Etat détient le monopole de l’exercice de la force et il doit l’assumer dans les conditions précisées, de manière proportionnée et graduée. Je ne disculpe pas systématiquement tous les agents, mais je dois reconnaître qu’ils sont dans l’obligation d’intervenir et que dans la plupart des cas, ils s’en acquittent convenablement, quitte à en payer personnellement les frais.
Tout récemment à Kerkennah, on a signalé «une utilisation excessive de la force», voire une répression massive ?
La réponse est simple. Y avait-il parmi les quelques blessés un seul manifestant? C’était plutôt 4 ou 5 de nos agents. Cela veut dire que des instructions précises ont été données aux forces sécuritaires qui sont intervenues d’éviter au grand maximum tout excès, toute mise en danger. Les postes ont été incendiés, des barricades installées sur les routes empêchant l’arrivée de camions-citernes pour recueillir les produits de Petrofac, l’accès à l’usine a été interdit, forçant plus de 400 travailleurs à l’arrêt pendant 78 jours, des véhicules sécuritaires ont été jetés à la mer, et j’en passe. Est-ce acceptable ? Nous pouvons comprendre la légitimité de certaines revendications, mais guère accepter la violence qui ouvre la voie à des abus de toutes parts et pousse le pays vers le chaos.
Nous n’acceptons guère d’impliquer l’institution sécuritaire dans les tiraillements politiques. Nous sommes attachés à notre indépendance républicaine et n’avons de problème ou d’accointance avec aucune partie.
Et les autres formes d’abus et de torture ?
Nous sommes entièrement disposés à garantir à celui qui se considère victime de pareils actes les voies de recours et prêts à l’assurer du recouvrement de sa dignité. C’est notre conviction commune. En parallèle, il faut relever qu’une avancée réelle est perceptible. C’est un effort de longue haleine mais, nous persévérons.
Certaines villes sont à ce jour dépourvues de postes de police et de garde nationale, comme c’est le cas à El Hamma (120 000 habitants, dans le gouvernorat de Gabès) ou Souk El Ahad à Kébili et autres...
Comment expliquez-vous ce retrait et combien de temps durera-t-il encore ?
Vous en connaissez le contexte, avec toutes ces vagues successives de violence, d’attaques sans cesse contre les forces de l’ordre et ces incendies répétitifs des postes. Pas moins de trois fois, les postes de police et de garde nationale ont été incendiés. Nous ne pouvons nous permettre de courir le moindre risque et avons évité toute confrontation avec la population pouvant s’avérer dangereuse et lourde de dégâts et de victimes. La sagesse nous recommande d’attendre l’apaisement des tensions, ce qui commence à se faire sentir, pour y reprendre position.
Vous avez procédé à des nominations significatives à la tête de directions très sensibles de la police nationale. Il y en aura d’autres ?
Quand la nécessité l’exige. Même le ministre peut être changé ! En fait, nous avons procédé à des permutations qui ont notamment concerné les Services spéciaux. Vous connaissez l’importance de cette entité et il fallait lui imprimer un nouvel élan. Aujourd’hui, chacun est appelé à donner plus que 100% de son potentiel et ce n’est guère impossible pour nos effectifs. Ils sont dotés d’une excellente formation, rarement aussi performante dans d’autres pays.
La relation police-garde nationale s’inscrit-elle dans la synergie ou la rivalité ?
Chacun de ces deux corps a son importance et sa spécificité, mais aussi son périmètre d’action, bien distinct. Même certains équipements sont différents. Mais, toutes les fois qu’ils sont intervenus ensemble dans une même opération, ils ont réalisé de meilleurs résultats. Mon rôle est de coordonner leurs actions. Ce qui s’est passé ces dernières années les ont amenés à se rapprocher davantage et favoriser entre eux plus de synergie.
Et avec l’armée nationale ?
Jamais nous ne nous sommes sentis aussi proches les uns des autres comme depuis ces dernières années et encore plus actuellement. Personnellement, je suis en contact quotidien et parfois plusieurs fois par jour avec mon homologue de la Défense nationale. Tout le reste suit, des deux côtés.
Et la douane ?
Beaucoup de coordination et une volonté de plus de synergie.
Et qu’en est-il de la justice ?
Le respect est mutuel, chacun agissant dans le cadre de ses attributions respectives.
Quel est votre dispositif pour le Ramadan et les vacances ?
Il y a d’abord les examens scolaires que nous devons sécuriser : acheminement des épreuves, sécurisation des centres d’examen, puis de correction, etc. Le Ramadan change les habitudes des Tunisiens et avec l’approche de l’été, les sorties nocturnes et les soirées suscitent des flux importants à gérer. L’Aïd, aussi, avec son trafic routier.
Quant aux vacances estivales, il s’agit de renforcer la sécurité des hôtels et zones touristiques, consolider les ceintures de sécurité autour des endroits sensibles et garantir des vacances paisibles. Notre opérationnalité doit être au top. Et c’est le cas!