Mahmoud Darwich, Le meilleur de tous
« Les meilleurs de tous seront ceux qui savent seulement une chose : que, quoi qu’il se passe, tant que nous vivrons, nous aurons à vivre avec nous-mêmes »
Hannah Arendt
«De toi, Tunisie, nous n'étions jamais autant épris
Devrions-nous te dire merci ?
On n'a point entendu deux amants se dire merci,
Merci tout de même de rester ainsi
Préserve-toi, ô tendre Tunisie ! ...»
Nombreux doivent être les Tunisiens qui connaissent ces cinq vers par cœur et tout aussi nombreux, ceux qui, parmi eux, se souviennent de Mahmoud Darwich en train de les déclamer d’une voix étranglée par les sanglots, le jour où il a fait ses adieux à la Tunisie au théâtre municipal.
Depuis le poète a aimé d’autres villes, a chanté d’autres poèmes, a ému d’autres auditoires, avant de nous précipiter, tous, dans le deuil et la tristesse, en nous quittant le 9 août de l’an 2008. Mais sa présence ne s’est jamais tarie et sa voix ne s’est jamais tue car comme il l’avait prophétisé lui-même en se confiant au journaliste libanais Abdou Wazen : « Ces poèmes […] sont entrés dans la mémoire collective, si bien que je ne peux plus en disposer. Ils ne m’appartiennent plus. » Et en effet, voici que la voix de Mahmoud Darwich nous parvient après avoir traversé l’espace, le temps, la terre, les frontières et les langues dans un volume en français, intitulé « Présente absence » *
Cet avant-dernier livre a été publié du vivant du poète en 2006, à Beyrouth, sous le titre « Fi hadrat al-ghiyâb ». Alors que toute son œuvre a été traduite en français par son ami Elias Sanbar, le poète, l’essayisteet l’ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco,ce livre a été transposé dans la langue de Molière à quatre mains puisqu’un autre ami de Darwich s’est associé à cette traduction, l’éditeur et écrivain franco-syrien Farouk Mardam-Bey.
La figure du double
Et il ne fallait pas moins de deux traducteurs, deux sensibilités pour tenter de transmettre le souffle et faire entendre la cadence de ce somptueux recueil. D’autant que La figure du double est omniprésente dans les vingt chapitres qui composent le livre. On la rencontre, dès le seuil, dès le titre, qui dit littéralement en arabe, « En présence de l’absence ». Le paradoxe ou l’oxymore n’est qu’apparent tellement les deux notions se complètent, se reflètent, s’allient comme des jumeaux, comme des images en miroir. Ainsi l’intime accompagne l’épique ; l’histoire individuelle reflète l’Histoire collective ; Mahmoud est un homme et un poète.
Les échos de l’intime
Dans un dialogue continu avec son alter ego, le poète fait un retour sur son parcours, comme le mourant qui, dit-on, revoit en en un clin d’œil toute sa vie défiler. Et en effet, pressentant sa fin s’approcher depuis l’intervention chirurgicale subie à la fin des années 90, il avait l’impression de vivre en sursitaire :« Moi, vers un rendez-vous plus d’une fois remis avec une mort à laquelle j’avais promis dans un poème une coupe de vin rouge. »(p.9)
Alors un vaste Flash-Back nous permet de suivre l’itinéraire de Mahmoud depuis le petit village natal de Birwa. En Ulysse ayant déjoué les sortilèges des Lotophages :« Les mangeurs de lotus ne t’ont pas ensorcelé avec le goût mielleux de l’oubli. »(p.56), le poète se souvient de la cour de sa maison, du Carmel, de Haïfa, de la Galilée, de Nazareth, d’Acre « la plus vieille des belles cités, la plus belle des vieilles cités » (p.132). De la prison et des multiples départs. Des aéroports : « Tu t’es ensuite vu dans un troisième, quatrième, dixième aéroport, donnant à des fonctionnaires indifférents une leçon d’histoire contemporaine […] Comme si l’aéroport était le pays de celui qui n’a pas de pays. » (pp.45-46). Il se souvient aussi des villes dont il égrène les noms comme on enfile des perles : Moscou, le Caire, Beyrouth, Damas, Tripoli, Paris, Rabat… sans oublier la perle noiredont le souvenir douloureux ne cesse de revenir: « Mais tu n’as pas compris pourquoi, faisant tes adieux à Tunis, en son théâtre municipal, les larmes s’étaient dissimulées sous la surface des mots avant de sourdre et déborder» (p.111) et de se répéter comme un traumatisme :« Tu n’as pas compris pourquoi tu as pleuré au théâtre, à Tunis, faisant par une mystérieuse contagion pleurer le public » (p.114)
Cependant l’attendrissement nostalgique et lyrique est vite chassé car ce destin individuel est étroitement lié au destin d’un peuple : « Là-bas, tu as suffisamment vécu les effets destructeurs de la Nakba pour te faire détester l’autre moitié de l’enfance. »(p.38)
La Nakba
Le flash-back cède souvent la place à son contraire le Flashforward et l’auteur d’anticiper sa mort et de déclamer sa propre élégie : « Je suis celui dont on dit l’élégie et celui qui la dit »(p.14) mais par la magie de la langue, par la magie de la poésie, l’élégie de Mahmoud devient celle de son peuple. En effet, ne pouvant guérir de son mal: « Quand guérirai-je de mon addiction à définir le tout par la partie ? »(p.25), Darwich le poète lyrique et intimiste devient grâce à la métonymie un poète épique : « Qui es-tu en ce périple ? Un poète troyen, rescapé du massacre pour raconter ce qui s’est passé ?» (p.56)
Et en effet, il raconte l’occupation, les massacres, le déplacement des populations, la transformation d’un peuple en réfugiés. Il raconte l’exil, la destruction des maisons et le rasage des villages. Il dit comment Deir Yassine a été rayé de la carte ; il dit le calvaire de Gaza et les massacres Sabra et Chatila :« Tu apprendras par les radios que la nuit de Sabra et Chatila a été illuminée pour que les assassins puissent regarder dans les yeux leurs victimes et ne pas manquer un instant de jouissance à la table des immolations. » (p.67)
La Palestine comme métaphore
Nous l’avons vu, le poète représente par métonymie son peuple et sa terre extorquée et grâce à son génie poétique, la Palestine se trouve transcendée et prend une dimension universelle : « …Un seul mot, de six lettres, peut-il contenir toutes ces choses… et nous être étroit ? »(p.33). La Palestine devient la métaphore de cette « présente absence » affichée dès le titre, elle devient la métaphore de toute injustice, de toute nostalgie, de tout exil, elle devient le poème « d’un poète perplexe entre prose et poésie » (144).
On l’aura compris, le recueil est d’une beauté telle qu’il est tentant de le citer en entier, mais mieux vaut réserver la surprise au lecteur et s’arrêter là, avec le fol espoir d’avoir respecté la dernière volonté du poète :« Bien sûr…bien sûr, tu n’as d’autre testament qu’interdire les exégèses abusives »(p.136)
*Mahmoud Darwich, Présente absence, traduit de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam-Bey & Elias Sanbar, Actes Sud/Sindbad, avril 2016, 128 p. – 17,00 €
Slaheddine Dchicha