Adieu Si Abdelkader Mehiri : Une figure privilégiée de l’enseignement supérieur s’éteint
Par Jamil Chaker - L’enseignement supérieur tunisien vient de perdre l’un de ses piliers et de ses fondateurs. La vie de notre maître Abdelkader Mehiri a été marquée par un engagement enthousiaste et convaincu –parfois même acharné- au service de l’université tunisienne. Cet homme qui est avant tout un illustre grammairien du Département d’Arabe, a joué un rôle clé dans la mise en place du système universitaire tunisien pendant une trentaine d’années (entre 1970 et 2000).
Qui est Abdelkader Mehiri ?
Abdelkader Mehiri est né à Sfax le 7 août 1934. Après avoir suivi des études bilingues et obtenu des diplômes de lettres françaises et d’arabe, l’agrégation en 1959, le doctorat en 1970, il est le deuxième Doyen de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis de 1970 et 1972 (le premier doyen étant Mohamed Talbi de 1967 à 1970). Il a été Secrétaire d’Etat de l’enseignement supérieur du 15 mai au 6 novembre 1987, Président de l’université de Tunis des lettres, des arts et des sciences humaines de 1988 à 1995, Président du Comité d’Evaluation de l’enseignement supérieur de 1995 à 1998. Il a dirigé les thèses de ceux qui sont devenus les grands linguistes des études d’arabe (Abdesselem Mseddi, Hamadi Samoud, Hédi Trabelsi, Mohamed Sleheddine Chérif, Khaled Miled, Mohamed Chaouech, Taoufik Grira, etc).
Il ne m’appartient pas de parler de son œuvre. Des spécialistes en démêleront sans doute l’écheveau et analyseront l’ampleur de ses contributions au patrimoine linguistique arabe et universel. Abdelkader Mehiri est très connu dans le domaine de l’étude du patrimoine linguistique arabe. Il a eu le mérite de traduire en arabe, en collaboration avec Hamadi Sammoud, le «Dictionnaire d’analyse du discours» de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau. Ce qui leur valu le prix international de la traduction décerné par le Roi Abdallah Ibn Abdelaziz. Cet ouvrage est, sans doute, très utile à la communauté des chercheurs et des étudiants du monde arabe dans la mesure où il les initie à une nouvelle approche des discours, marquant une rupture avec les décodages traditionnels du texte, aussi bien en littérature, en histoire qu’en philosophie.
Bâtir l’université, siège de l’intelligence et de la production de la connaissance
Abdelkader Mehiri a une forte présence « irradiante ». Personnellement, je suis spécialiste de littérature française, mais je me sens très imprégné par lui. On ne peut pas exercer dans le même établissement que lui sans en subir l’influence. Cet homme vous oriente, vous conseille, vous saisit. Il sait identifier les têtes bien faites et fait tout pour les encourager à aller de l’avant, à se dépasser. Car, pour lui, l’enseignement supérieur ne peut être performant qu’avec un personnel enseignant de haute qualité. L’université, il y croit. Il est fait de la trempe des militants –au sens large et fort - qui considèrent que le travail créateur fait le mérite de l’homme. Il travaillait sans lésiner. Comme Doyen, comme Recteur, comme enseignant, comme directeur de très nombreuses thèses, comme auteur d’ouvrages, la vertu cardinale de l’universitaire est, à ses yeux, le travail inventif. Il déteste la médiocrité, la paresse, le laxisme.
Pour une université au-dessus des calculs politiques
Abdelkader Mehiri est connu pour son sens de la rigueur scientifique et de l’engagement intellectuel. Son credo qui a toujours fait sa force est de ne jamais mélanger la politique et la science et de savoir faire la part des choses notamment dans les concours de recrutement. Mehiri s’est toujours situé au-dessus des petites considérations politiciennes à une période où le PSD (Parti socialiste destourien) détenait pourtant l’hégémonie absolue. Il préconise l’objectivité. Pour lui, l’université irait à la dérive si elle perdait cette vertu.
L’universitaire doit honorer ses engagements de chercheur
Quand il est devenu Président du Comité d’Evaluation de l’enseignement supérieur de 1995 à 1998, il a élaboré une grille demandant aux universitaires d’indiquer leurs travaux de recherches et leurs publications scientifiques. Il est vrai que les enseignants et les syndicats n’ont pas vu d’un bon œil cette approche, perçue comme une sorte de démarche indiscrète de la part de l’institution. Mais, aujourd’hui, les normes internationales d’évaluation de la performance des universités donnent raison à Abdelkader Mehiri : une place de choix est conférée aux recherches et à la qualité des publications scientifiques. Le classement des universités en tient compte. Aux Etats-Unis d’Amérique, la rémunération des universitaires se base entre autres sur leurs bilans en termes de recherche et de publication. Si la grille de Mehiri avait été retenue il y a environ 20 ans, notre enseignement supérieur aurait été, aujourd’hui, dans une meilleure situation, du moins en termes de visibilité internationale dans le domaine de la recherche et des publications scientifiques.
Jamil Chaker