Hichem Djaït, l’historien émérite
Même ceux qui ne l’ont jamais lu savent que Hichem Djaït est l’un des plus grands historiens de la Tunisie indépendante. La reconnaissance publique lui est venue un peu tard mais elle ne s’est pas démentie depuis lors. Elle risque de faire oublier ce qu’ont eu de signaler, et longtemps de solitaire, un itinéraire personnel et un projet intellectuel étroitement imbriqués. Vue de loin, la trajectoire biographique de Hichem Djaït paraît pourtant illustrer un modèle éprouvé de la réussite académique et sociale dans notre pays: une origine baldi, un père ‘Alim, les succès scolaires au Collège Sadiki, l’ascension qui le conduit à l’agrégation en Histoire en 1962, l’entrée à l’université puis la présidence de l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts (Baït al-hikma) entre 2012 et 2015. Au long du chemin, de grands livres dont: Al-Kūfa, naissance de la ville islamique (1986), La Grande Discorde: religion et politique dans l'Islam des origines (1989), et les trois volets d’une trilogie sur la vie du prophète Mohammed (2001, 2008, 2012); massifs autour desquels se concentre cette œuvre si riche qui ont fait sa gloire d’historien. Mais la réputation de Hichem Djaït a longtemps été mieux établie sur le plan arabe et international que dans son propre pays.
Dans l’œuvre de notre historien, «La personnalité et le devenir arabo-musulman», publié pour la première fois en 1974, tient une place à part. Chacun le sait et beaucoup de ses disciples l’ont entendu dire, avant même de tenter l’aventure d’une lecture. Dans son ambition, dans sa composition, dans son écriture, ce livre ne ressemble à aucun autre. Le projet n’est pas mince. Cette réflexion ne se veut pas une doctrine mais elle ambitionne d’ouvrir le chemin à une action, par elle éclairée. L’ouvrage a marqué profondément le projet scientifique de Hichem Djaït que l’on continuera à lire, dans une large mesure, à partir de cette «première» grande réalisation. Le professeur Djaït n’en est certes pas restés là. Néanmoins, il n’a pas cessé de revenir à cette personnalité arabo-musulmane, dont il a donné, en 2007, une nouvelle édition enrichie des résultats de ses recherches personnelles comme de ceux des historiens-disciples qu’il avait su mobiliser autour de son chantier.
La personnalité et le devenir arabo-musulmane, en effet, avec son rigoureux démontage des formalisations du discours historiographique, n'avait pour objet final que de mieux nous faire comprendre les structures historico-sociologiques de l’arabité, loin des effets de mode qui nourrissaient alors tant les discours apologétiques. Cette réflexion critique a amené Hichem Djaït à réfléchir l’événement en tant qu’écume de l’histoire dans son ouvrage sur la Grande Discorde. L’historien y examine la crise majeure (Al-Fîtna al-Kobra) qui apparaît sous les califats d'Othman (644-655) et d'Ali (656-661), tous deux gendres et successeurs du prophète, et qui se développe lors de la succession d'Ali et donne naissance à la division de l'islam naissant. Le professeur Djaït y analyse l'enjeu de cette crise, à savoir la légitimité du pouvoir politique, que le prophète Mohammed a instauré dans une nation arabe unifiée par la puissance de la révélation religieuse. Si, dans la mémoire musulmane, la période matrice des quatre premiers califes (Abou Bakr, Omar, Othman et Ali) reste inscrite comme un âge d'or, cette question de la légitimité du pouvoir va diviser les successeurs du prophète dès le règne d'Othman. Elle apparaît durant la phase d'assimilation, dès la première halte après les conquêtes fulgurantes des deux premières décennies de l'islam et se manifeste par des affrontements entre les tenants de la noblesse traditionnelle arabe et ceux de la priorité à l'islam, incarnés par les compagnons du prophète selon une préséance correspondant à l'ancienneté de leur conversion.
L’importance aujourd’hui de la méthode de Hichem Djaït est d’avoir pressenti, éprouvé et expliqué ce qui est devant nous, ici et maintenant, présent, en quoi s’annonce notre futur. Son œuvre, une dizaine d’ouvrages à ce jour, occupe une place à part dans le paysage tunisien des sciences humaines. Elle concerne bien sûr au premier chef les études historiques, mais sans s’y limiter. Son apport principal aura été d’inviter, inlassablement, à réfléchir sur les bases mêmes du discours sur la religion. Il s’agit de démonter les mécanismes de ce qu’il appelle la raison historique, dans les divers champs de son expression, de dénoncer les divers «bricolages idéologiques» réunissant des slogans nationalistes et religieux dans des stratégies de prise du pouvoir et de mobilisation des foules. On connaît ses efforts incessants pour ouvrir la «clôture dogmatique» dans laquelle les intellectuels arabes ont tendance à s’enfermer. Mais Hichem Djaït invite aussi les universitaires à se défaire de l’illusion parfois naïve de l’islamologie traditionnelle, selon laquelle l’accumulation des connaissances sur les textes musulmans constitue en elle-même une science dans ce domaine.
Mohamed Arbi Nsiri
(Doctorant)
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