News - 25.05.2016

Thaalbi et Bourguiba face à la déposition de Moncef Bey

Thaalbi et Bourguiba face a la deposition de Moncef Bey

A l'aube du 14 mai 1943, Après son refus d’obtempérer aux sommations d’abdiquer, Moncef Bey est conduit à l’aube du 14 mai 1943 à bord d’un bi-moteur à Laghouat dans le Mzab algérien ,aux portes du Sahara. Il avait pour seul compagnon volontaire son aide de camp Chadli caid Essebsi qui servira plus tard Lamine Bey et le président Bourguiba dans les mêmes fonctions.

Moncef Bey ne retrouvera jamais vivant le sol de la patrie et nous garderons enfouie dans l’épaisseur des souvenirs d’enfance l’image publiée par les journaux de son cercueil pendant aux grues portuaires accueilli par la foule le jour de ses funérailles. Le même jour de sa déportation était rendue publique l’ordonnance prise à Tunis  par le général Giraud, commandant en chef civil et militaire en Afrique française, basé à Alger, portant destitution de Moncef Bey. Le prince Mohamed Lamine, qui devait être le 19éme et dernier souverain de la dynastie husseinite était investi le lendemain 15 mai 1943 au palais du Bardo, bey de Tunis.

Sans nous attarder dans la description des conditions pénibles vécues par Moncef Bey dans son exil et qui ont été rapportées d’une façon détaillée par plusieurs auteurs, principalement Saïd Mestiri qui lui consacre une biographie en 2 volumes (Moncef bey .tome 1. Le règne 1988 et tome2 – chronique des années d’exil. Tunis. Arcs éditions 1990), nous nous limiterons à rappeler que le Bey adressa de Laghouat, presque par dépit, deux lettres aux autorités françaises : la première, datée du 3 juin 1943 était adressée au général Juin, Résident général  par intérim ou  le Bey redéfinit sa position de non collaboration aux forces de l’Axe, développe clairement des arguments de défense et propose une abdication pour raison de santé assortie de quelques conditions de convenances personnelles, la seconde en date du 6 juillet 1943 s’adressait à son successeur, le général Mast et comprenait son abdication officielle.

Moncef bey avait accédé au trône le 19 juin 1942 au palais du Bardo,succédant à Ahmed bey décédé la veille.

Il remit le 2 aout 1942 au Résident général,l’amiral Estéva un message à l’intention du Maréchal Pétain contenant un plan de réformes de 16 points,demeuré sans réponse des autorités de Vichy.
A l’occupation de la Tunisie par les troupes de l’Axe,le bey adresse au président américain Roosevelt et au chancelier Adolf Hitler des lettres leur signifiant son intention de « devoir épargner au peuple tunisien les souffrances de la guerre  et son souhait de garder le pays en dehors du conflit en observant vis-à-vis des belligérants une égale attitude ».

Le sort réservé par La France au Bey déposé a été perçu par les tunisiens comme un affront et une blessure  profonde. Les premières réactions officielles à ce sujet furent à notre connaissance celles de Abdelaziz Thaalbi et Habib Bourguiba, les deux chefs du Vieux et Néo destour que séparaient à l’époque une vieille rivalité et d’anciennes querelles. Moncef Dallagi écrit à ce propos que « Thaalbi  a subi le destin du vieux destour et de la perception que les tunisiens s’en faisaient, à savoir un parti fondateur mais ayant du passer le témoin à l’autre le (néo destour), faute d’avoir perçu correctement les mutations de la société tunisienne » (M.Dallagi-Abdelaziz Thaalbi, naissance du mouvement national tunisien. Cartaginoiseries. Tunis 2013).

Thaalbi,le premier ,adressa dès le 20 mai 1943,une lettre de protestation à Roosevelt, président des USA par l’intermédiaire de Robert Murphy, représentant spécial du président en Afrique française du nord et conseiller politique auprès du général Eisenhower, commandant en chef des forces atlantiques. Occupant les fonctions de consul général à Alger, Murphy était en charge de la préparation , en liaison avec les services relevant d’Eisenhower, du débarquement secret des forces alliées en Afrique du nord, baptisé « opération torsh ».

Ce personnage formera en 1958, avec le britannique Harold Beely l’équipe des « bons offices » chargée par l’ONU de trouver un règlement pacifique au conflit surgi entre la Tunisie et la France suite au bombardement de Sakiet sidi youssef le 8 février par l’aviation française. Comme on le retrouvera des années plus tard conseiller auprès des présidents Kennedy, Johnson et Nixon. Cette présentation permet de souligner l’importance du statut du personnage et la justesse du choix porté sur lui comme intermédiaire pour assurer l’acheminement de la lettre du leader du Vieux destour au président américain.
Dans cette lettre, découverte fortuitement au cours d’examens de documents au centre de documentation nationale-CDN(section du mouvement national code A.2.12) que nous reproduisons intégralement ci-contre,A.Thaalbi exprime ses protestations indignées contre l’attitude des autorités francaises appuyées par les alliés ,à l’encontre de Moncef Bey et du peuple tunisien .Il expose ses arguments pour innocenter le bey et termine par souhaiter l’intervention du président américain pour réparer les injustices constatées. Ce document peut nous intéresser pour au moins trois raisons:

  1. Il est à notre connaissance inédit et en tout cas probablement peu connu du public, n’étant pas signalé dans les  nombreuses sources consultées.
  2. Il représente fort probablement le dernier acte politique du vieux leader, retiré à cette époque de la vie politique, diminué par la maladie et tristement abandonné par tout le monde, mis à part quelques fidèles. Il décèdera l’année suivante, le 1 octobre 1944.
  3. Bourguiba a gardé soigneusement une copie de la lettre de son illustre ainé et a pris l’initiative de la verser en 1968 avec probablement d’autres documents aux archives du Parti Socialiste Destourien(PSD)dont la direction reversera à son tour ces documents au CDN. Ceci étant à la fois une attitude de révérence à la mémoire du vieux leader et un strict respect de la documentation historique par sa conservation et sa mise à la disposition du public. Notons au passage que Bahi Ladgham n’a pas manqué de son coté de verser aux archives générales la documentation ramenée du bureau de  Tunisie à New York qu’il a créé et dirigé (1952-1955).

La seconde lettre, celle de Bourguiba, fut adressée au président des USA, Franklin Roosevelt le 1er juin 1943, deux semaines après la déposition du Bey sachant qu’il rentrait à peine lui-même d’une longue détention en France depuis les événements de 1938. Hooker Doolittle, consul général des USA à Tunis (1941-1943), s’était chargé de transmettre la lettre à Washington dont nous reproduisons ci-après quelques extraits mettant en relief la tactique de Bourguiba de souligner les contradictions entre les desseins de la politique américaine de l’époque et les agissements négatifs de leurs alliés français. Définissant le vœu initial des Tunisiens à profiter de la victoire des grandes démocraties, il exprime le sentiment général de déception : «malheureusement, l’entrée des troupes alliées à Tunis, loin d’apporter au peuple plus de liberté et de justice, a amené au pouvoir certains partisans de la politique d’assimilation à outrance avec ses corollaires en cas d’échec inévitable, l’arbitraire et la contrainte ».
Il évoque ainsi la déposition de Moncef Bey : « les chefs de la France libre ont, par un coup de force inouï inspiré visiblement par le désir d’humilier et de terroriser le peuple, déposé le Souverain légitime du pays sidi Moncef Bey qui, malgré les avances et les pressions des Germano-Italiens, était resté obstinément neutre et fidèle au Gouvernement Français ».

Il s’emploie aussi à culpabiliser les anglo-saxons en affirmant : « par une ironie du sort particulièrement cruelle à nos cœurs de démocrates, la victoire des Démocrates en Tunisie y a instauré les méthodes les plus authentiquement fascistes », et finit sa lettre par un appel à l’aide « dans sa détresse actuelle, le peuple tunisien ne veut pas désespérer de la justice des hommes. Il tourne ses regards vers le chef de la Grande Démocratie Américaine pour un suprême appel à l’aide ».

Les lettres des deux leaders sont adressées bien avant la constitution du  mouvement moncefiste avec la naissance durant l’été 1943 d’un comité pour la libération de Moncef Bey, regroupant des personnalités d’appartenances diverses autour du prince Hassine ,frère du bey déposé, qui adressa à son tour le 30 décembre 1943 une longue note (CDN.code A-2-12) à la direction des affaires politiques(DAP),véritable antenne des services spéciaux à la Résidence générale ou il reprend en détail l’essentiel des idées développées par les deux leaders du Destour.

Bourguiba adressa à la même date une lettre similaire à George V roi d’Angleterre.

Thaalbi et Bourguiba se retrouvent réunis par leur initiative non concertée dans le même combat au-delà d’une rivalité politique basée en partie sur un conflit de générations, trente ans séparant  les deux hommes, et surtout sur un ressentiment resté vivace chez Bourguiba et ses partisans au mauvais souvenir de la déposition à charge commise par Thaalbi contre Bourguiba devant le juge d’instruction après les événements de 1938. Dallagi a écrit « dans sa vie nationaliste, Thaalbi a été de tout temps irréprochable, sauf à cette occasion » avant de s’interroger « mais une erreur suffit-elle à effacer toute une vie de lutte et de sacrifice ? ».

Même en souscrivant aisément à l’avis de l’auteur sur cet aspect de la question, nous pouvons remarquer que l’histoire du mouvement national ne peut ignorer la déposition de Thaalbi contre Bouguiba et la ranger tout simplement aux oubliettes.

Dallagi souligne aussi qu’en 1980, les islamistes ont voulu faire de Thaalbi un ancêtre avant de réviser leur opinion trouvant que son « réformisme religieux et surtout sa modernité ne cadrait pas avec le projet souhaité »

Mais comme les idées ont presque toujours une suite, cette image revient à l’ordre du jour et plusieurs courants revendiquent ces derniers temps un droit de filiation avec le fondateur du Destour oubliant qu’il appartient à l’Histoire seule de veiller à l’authentification des héritiers et l’évaluation des parts à attribuer et que sur ce plan, Bourguiba demeure le bénéficiaire le plus légitime.
En fait, les deux leaders du Destour, avec ce qu’ils ont d’identique et de différent laissent un héritage commun à tous les tunisiens où chacun peut dans l’indivision puiser à volonté, moyennant les codes appropriés.

Salem Mansouri
Chercheur en sciences sociales
Ancien gouverneur 1982-1987

 

Tunis, le 20 mai 1943
Monsieur Roosevelt
Président des Etats Unis d’Amérique
Monsieur le Président,

Je suis heureux de vous présenter, en mon nom personnel et au nom du parti politique que je préside, mes sincères félicitations pour la victoire éclatante remportée en Tunisie par les armées alliées, et principalement par les armées américaines.

J’aurais voulu que cette victoire eut été fêtée par tous les tunisiens, mes partisans et mes compatriotes sans que le souffle d’aucun soupir n’en eut terni l’éclat, car ma conviction est que le but de la guerre des armées alliées en Tunisie c’était de nous délivrer de la domination germano-italienne, et de nous doter d’un régime politique libéral respectueux de nos sentiments, de nos droits et de nos traditions, but pour lequel j’ai passé un demi-siècle à lutter.

Mais malheureusement, l’attitude des autorités françaises, appuyée par les autorités alliées, à l’égard de S.A.le bey et du peuple tunisien m’oblige à mêler à mes félicitations, mes protestations indignées.

Cette attitude non seulement atteint les tunisiens dans leur honneur, mais elle semble les avoir déçus.

Elle nous laisse également, moi et mes partisans, dans un grand embarras, car après l’étude sérieuse des systèmes de gouvernement des belligérants nous avons opté pour le libéralisme des anglo-saxons et nous avons entrepris un grand mouvement de propagande en sa faveur. Nous avons continué cette propagande plus activement et au risque de notre liberté, durant l’occupation de la Tunisie par les forces de l’Axe. nous menions la lutte contre toutes sortes de promesses alléchantes faites aux jeunes impatients par la propagande germano-italienne.

Telle était notre attitude lorsque les armées Alliées entrèrent à Tunis triomphantes et couvertes de gloire.

Leur premier acte ne consista pas à nous donner raison, mais au contraire ce fut la déposition et la déportation en Algérie de S.A.le bey, Mohamed Moncef, symbole de notre Souveraineté.

Quel attentat injustifié et d’ordre international, fut pour nous telle qu’une bombe dans une fête. La frayeur et la stupeur gagnèrent toute la population, tellement le coup était inattendu .Pour justifier cet acte, les autorités françaises prétendent que S.A. était pour l’Axe. A l’appui de cette assertion, on cite les décorations données à certaines personnalités allemandes et italiennes. S.A. sollicitée directement a refusé malgré toutes sortes de propos irrespectueux à son égard, et les menaces proférées contre lui et ses ministres .Mais le Résident général, M.Estéva, fort du traité du protectorat l’a obligé à décorer les germano-italiens.   

Si S.A était libre dans tous ses agissements sa politique aurait été franchement pour les Alliés. La meilleure preuve en est que malgré l’insistance du Résident Général auprès d’elle pour qu’elle scella le décret de révocation du Général Barre, comme ministre de la guerre de la Tunisie, et le décret de la main-d’œuvre obligatoire pour les tunisiens, elle les a rejetées.
Une catégorie de tunisiens parmi les habitants de la campagne a servi les intérêts de l’Axe de différentes façons. Nous avons été tous à regretter cet acte. Main la faute ne leur incombe pas. Elle incombe aux autorités du Protectorat.

En effet, ce sont des gens qui n’avaient jamais été instruits, qui étaient affamés et nus, et que la propagande officielle depuis l’Armistice a entièrement acquis à l’Axe, en leur répétant que les germano-italiens étaient venus au secours des faibles, tandis que les Anglo–saxons étaient pour le capitalisme et l’asservissement des petites nations. Ces gens affamés et nus étaient attirés par les différents appâts, tels que argent, nourriture, vêtements tout donnés par les Allemands et volés par eux aussi bien aux colons  français qu’aux colons tunisiens.

Vous convenez, Monsieur le Président, que  dans tous les pays, des gens se trouvant dans la même situation que ces tunisiens, agiraient de la même façon.  D’ailleurs toutes les personnes de cette catégorie qui se sont rendues coupables d’actes hostiles à l’égard des Alliés, ont été immédiatement passées par les armes. Aussi leur attitude inamicale a-t-elle été justement et suffisamment punie ; elle ne saurait donc justifier ni cette vague de vengeance  des autorités occupantes à l’égard de tout un peuple, ni à l’instauration d’une politique hostile dont nous commençons à voir se manifester les premiers indices .Si cette politique continuait, elle nous aliènerait entièrement les sympathies du peuple tunisien qui ,malgré tous ces malentendus, voulus peut être pour creuser entre lui et les américains un certain fossé, continue à avoir la conviction que votre mission dans ce pays ,c’est de le délivrer de l’oppression et d’aider à son émancipation morale , intellectuelle et politique.

Autant nous avons confiance dans votre victoire finale sur le fascisme et le nazisme, autant nous avons confiance dans votre sens supérieur de l’équité et de la justice. C’est pourquoi nous osons espérer que vous voudriez bien intervenir pour que les torts faits aussi bien au peuple tunisien qu’à son Souverain, soient rapidement réparés.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, l’expression de mes sentiments distingués.

Abdelaziz Thaalbi
Président de la Commission Exécutive du Parti Libéral Destourien Tunisien
Documents de l’année 1943,appartenant au président H.Bourguiba et classés aux archives du PSD,
comme documents sur l’histoire du mouvement national tunisien.
4 juin 1968