Taoufik Habaieb: Le droit au rêve est le devoir de vigilance
Simple trêve de l’islam politique ou début de reconnaissance de la sécularité de l’Etat ? Toute la question est de déchiffrer, à travers la sémiologie des motions du Congrès d’Ennahdha, l’orientation effective qui sera prise. En attendant la tenue des promesses, le choix des membres qui seront cooptés au sein du Conseil de la choura et du bureau exécutif de ce parti offrira d’ores et déjà un indicateur utile. Les enjeux sont déterminants. Encore plus, pendant que Béji Caïd Essebsi, au lieu de proposer un grand projet mobilisateur pour le pays, met en sursis son gouvernement, en attendant la formation d’un cabinet d’union nationale avec, nécessairement, la participation de l’Ugtt et de l’Utica. Alors qu’au Bardo, les élus de la nation doivent être relancés pour voter le plan et le code des investissements, mais aussi nombre d’autres lois, avant la clôture en juillet de la session parlementaire.
La Tunisie en est là.
Ce qui est certain, c’est que Rached Ghannouchi sort victorieux de son congrès, ayant gagné ses paris et rallié ses troupes à ses «visions d’avenir». Il s’érige de nouveau en leader incontesté, garant de la cohésion du mouvement. Il sait pourtant qu’en annonçant la séparation du religieux, qui est l’ADN des islamistes, du politique, il prend le risque d’être un jour désavoué par les siens sans pour autant être cru par les autres.
Sa grande prouesse est cependant d’avoir remis Ennahdha, malgré ses tiraillements internes bien enfouis, en pièce maîtresse, lui redonnant le leadership sur l’échiquier politique tunisien. Inutile d’évoquer le poids et la taille de ses compétiteurs, entre ceux qui ont été laminés par les élections de 2014, ceux qui ont implosé dès 2015 et ceux encore qui se cantonnent soit dans le mercato des fausses stars, soit dans le statu quo. Ils se reconnaîtront.
Cette situation, en démocratie naissante, ne peut qu’être inquiétante. Le risque est grand de voir un parti fort agir seul dans le paysage politique, tenté d’exercer sa domination. Une dérive hégémonique inévitable en l’absence d’un contrepoids politique à même de lui faire face et d’empêcher sa mainmise sur les grandes décisions et les prochains scrutins. Le rééquilibrage tant prôné en Tunisie, depuis l’été 2013, est fondé sur une majorité au pouvoir et une opposition de contrôle et de contre-proposition, dans un système d’alternance continue. On en est, malheureusement, loin et cela risque de perdurer des années encore. L’implosion tragique de Nidaa Tounès et la fragmentation des autres partis font payer à la démocratie naissante une lourde facture.
Première victime collatérale, le gouvernement d’Habib Essid, qui se trouve accablé d’échecs et sous préavis de départ. Tout autre à sa place, plombé par le même boulet au pied, ciblé de partout et privé d’un réel soutien, serait allé droit dans le mur. L’enjeu aujourd’hui n’est pas dans le réaménagement du gouvernement en y adjoignant notamment les représentants de l’Ugtt et de l’Utica, dans un jeu de quotas à négocier, de ministères à conquérir et de présidence de gouvernement à revendiquer. Nous tomberons alors dans les mêmes interminables tiraillements et les redoutables rebellions contre l’autorité du chef du gouvernement.
Ce qui fait défaut, c’est l’absence d’une vision commune partagée, scellée dans un contrat d’Etat reposant sur des fondamentaux incontestés. D’abord la sécularité de l’Etat. Tranchée par la Constitution, elle n’est plus négociable. Le carré du religieux auquel certains entendent nous faire revenir en s’érigeant en unique alternative à Daech est à jamais banni. Cette sécularité doit traduire l’Etat civil et non partisan, dans les désignations à tous les postes de l’Administration publique et dans les divers corps, à commencer par la magistrature. Mais aussi l’exprimer dans le champ économique et social. Ensuite, l’engagement du gouvernement à élaborer et à mettre en œuvre, dans les plus brefs délais, un programme d’urgence articulé autour de grandes priorités, liées par des échéances de réalisation et des indicateurs de performance.
Le troisième pilier, indispensable à cette vision partagée, c’est la déclaration, à l’instar de ce qui est mené contre le terrorisme, de la guerre contre la malversation, la corruption, la contrebande et l’abus des biens et deniers publics. Une guerre ouverte, dotée de moyens, soutenue au quotidien par les politiques et les décisionnaires, mesurable par ses résultats effectifs. Sans pouvoir arrêter ce fléau, assécher ses sources et sévir contre les coupables, point de démocratie, de justice et de prospérité.
Les périls qui guettent la Tunisie ne manquent pas. Les bonnes solutions aussi. Si l’union nationale est difficile à forger rapidement, l’intransigeance et la fermeté quant aux principes fondamentaux, comme les pratiques au quotidien, peuvent générer des résultats immédiats. L’urgence de la situation nous y contraint ! Le droit au rêve est le devoir de vigilance.
Ramadan Mabrouk
Taoufik Habaieb