Un signe miraculeux
Abdo Wazen est né en 1957 à Dekwaneh dans la banlieue de Beyrouth. Il est journaliste, responsable de la page culturelle du quotidien arabe de Londres Al-Hayat. Auteur de plusieurs recueils dont Nâr al-’awda (Le feu du retour), Abwâb al-nawm (Les portes du sommeil) et Hayat Mu’attala (Une vie en panne), il est surtout connu comme poète. Il a publié chez Sindbad/Actes Sud ses Entretiens sur la poésie avec Mahmoud Darwich en 2006, ainsi qu’une anthologie de ses poèmes,La lampe de la discorde, chez La Différence, en 2010.
Son nouveau roman, À cœur ouvert, qui vient de sortir aux Editions Sindbad/Actes Sud dans une traduction de Madona Ayoub, parut en 2010 sous le titre original ‘Qalb maftûh’chez Arab Scientific Publishers, à Beyrouth et éditions el-Ikhtilef, à Alger.C’est une autofiction, un retour sur le passé, qui défile comme une suite de rêveries et de fantasmes, d’un homme profondément religieux, au seuil de la cinquantaine:
«Je suis par nature un être religieux. Un être dont les yeux s’étaient ouverts sur le spectacle de la mort et pour qui la religion fut une brise, la première, qui lui avait arrosé les poumons. Un être qui aurait depuis longtemps cessé d’exister si le miracle ne lui avait pas tracé sur le corps son éternelle blessure. Un être religieux même aux moments de ses plus grands doutes…» (p.14)
De confession maronite, le narrateur gardera toujours de sa jeunesse l’amour des anges,l’inoubliable souvenir de sa communion et la saveur de l’hostie.L’Evangile fut son premier livre. Quant au miracle dont il parle, il s’agit d’une délicate opération chirurgicale qui lui a laissé une large cicatrice sur la poitrine. Ce récit, À cœur ouvert, s’ouvre quelques années après cette opération.
En fait, nombreux sont les miracles qui balisent sa trajectoire depuis son plus jeune âge jusqu’à ce jour fatidique de l’opération à cœur ouvert. Souvent plongé dans un état onirique, il est assailli par des hallucinations et des fantasmes qui lui rappellent certes des moments pénibles, mais dont l’issue est souvent miraculeuse. Il y eut d’abord cette séparation cruelle avec son premier amour à la suite de la guerre civile de 1975 alors qu’il avait à peine quatorze ans. L’apparition en blouse d’infirmière de la jeune fille lui souriant (p.24) dans sa chambre de malade, préfigure évidemment la guérison toute proche.
Cette croyance aux miracles s’est ancrée dans son esprit surtout avec cette balle reçue à l’âge de «quatre ou cinq ans», qui avait frôlé son cœur avant d’aller «se fixer juste en dessous, entre les côtes» (p.32). C’était une balle perdue, tirée lors d’une cérémonie, à la veille de la fête du prophète Elie, et au jour de l’élection présidentielle. Ce miracle en particulier, avait convaincu le jeune enfant qu’il était «voué à Dieu» sa vie durant, au point qu’il songea un jourà choisir le chemin ecclésiastique et devenir moine.
Paradoxalement, cette mort qui l’a frôlé de si près, n’a jamais cessé de planer sur lui. Ellea d’abord emporté son grand-père puis son père alors qu’il était enfant; ce qui lui alongtemps laissé «un sentiment d’infériorité, d’insécurité, d’insatisfaction et de trouble.» (p.55). Survint ensuite la mort de sa sœur, suivie de nombreux suicides de voisins etd’amis, puis la guerre civile qui a longtemps endeuillé le Liban. Au fur et à mesure qu’il grandissait, l’enfant perçaitpetit à petit, la signification du deuil:
«Le deuil faisait que les absents ne l’étaient plus. Le deuil était une sorte de seuil sur lequel se tenait la mère ou l’épouse pour attendre celui qui était parti.C’était ce qui motivait pour continuer à vivre en dépit du manque. Le deuil était le mince fil de lumière qui séparait les vivants de leurs morts, et vice-versa.C’était la consolation de celui que rien ne pouvait consoler.» (p.70)
Le lecteur ne manquera pas donc de remarquer que tous les souvenirs constituant ce livre soustendent en fin de compte un seul et même thème: celui de la mort. Il transparaît dans lesdiverses considérations du narrateur sur le rêve, la dépression, le suicide, l’agonie, les anges ou encore sur le ‘jour du souvenir du mort’ (p.154). Ainsilongtemps l’enfant qu’il était croyait que même la nuit portait le deuil,jusqu’au jour où elle devint «une véritable énigme dans sa vie » (p.72) et qu’il fut enfin « persuadé que la nuit dans son essence est le cœur de toute religion. Elle est le mystère qui permet à l’individu qui le comprend de saisir le sens de la mort, ce sens qui nous voue à la vie contemplative.» (p.77)
Bien qu’il ait toujours habité le narrateur, ce profond sentiment religieux lié à au sens de la mort,s’est sensiblement lézardé lors des terribles exactions de la guerre civile. L’amour de l’écriture aidant, le questionnement de la religion devint bientôt inévitable:
« Les questions étaient nombreuses, et elles le sont toujours. Le questionnement n’est-il pas au cœur de toute religion? Y a-t-il une religion qui ne suscite pas de questions ? Qu’en est-il du baiser de Judas qui a fait tomber le Christ entre les mains des soldats et qui L’a conduit au Golgotha? Comment le Christ, le Sauveur, a-t-Il permis qu’un de Ses disciples ait à subir cette épreuve qui aboutit à la pendaison?» (pp.96-97)
L’esprit ainsi taraudé, la fatalité reste la référence suprême ; désormais, pour le narrateur, rien ne relève de l’urgence.A vingt ans, il fuit le Liban en proie à la guerre civile et se réfugie àParis. Il se retrouve ensuite à Kinshasha où il se sent vite en totale symbiose avec la population dans la mesure où il avoue être «devenu un homme noir, un homme qui avait l’illusion d’avoir été noir dans un passé dont il ne se souvenait plus.» (p.85)
L’épisode de Kinshasha constituel’undes temps forts qui jalonnent ce roman. Mais à aucun moment le lecteur ne sent une rupture d’intérêt, un piétinement quelconque.Même lorsqu’ils portent sur la foi, les souvenirs, les rêves et les fantasmesse déroulent avec une cohérence qui n’est pas sans rappeler l’événementialité psychique qu’on retrouve en particulier dans Ya Salem!, de Najwa M. Barakat. Comme sa compatriote, Abdo Wazenmet à nu, peu à peu, les états d’âme et les ressorts du comportement humain,à partirde ce qui s’est produit depuis ce signe miraculeux, cette chance extraordinaire d’avoir échappé à la mort.
Abdo Wazen, À cœur ouvert, traduit de l’arabe (Liban) par Madona Ayoub, Sindbad/Actes Sud, 232 pages.
Rafik Darragi
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