Mustapha Tlili : « En attendant la prochaine explosion, la même tragédie, à moins que Béji Caïd Essebsi... »
Lorsqu’on interroge le romancier tunisien basé à New York et éditorialiste au New York Times, Mustapha Tlili, sur cette photo qui date du printemps 1978 et où on le voit avec le président Bourguiba, sa réponse trouve aujourd’hui toute son actualité.
Le printemps 1978.
“Le Bruit dort”, mon deuxième roman, venait de sortir chez Gallimard dans la prestigieuse collection “Blanche”, après “La Rage aux tripes”, mon premier, trois ans plus tôt.
De nouveau le journal “Le Monde” venait de me consacrer un article très élogieux, mais à “la une” cette fois-ci de la section hebdomadaire des livres. “La Rage aux tripes”, fait plutôt exceptionnel dans la tradition journalistique française dans ses rapports avec la littérature, fut salué à “la une” du quotidien.
Bourguiba, que je fréquentais depuis bien des années déjà et qui me considérait, mais avec affection, comme un “trublion”, fut impressionné, et me voilà sommé à New York, par l’intermédiaire de la mission permanente de la Tunisie auprès des Nations Unies où j’étais fonctionnaire international, de venir le voir-billet d’avion payé…
Je partis pour la Tunisie deux jours après. Le lendemain de mon arrivée, Bourguiba me reçut au palais présidentiel comme une célébrité, en présence de tout ce que la Tunisie comptait comme média de valeur. Devant la presse il me dit : “Toi, tu écris des romans, moi je change l’histoire par l’action. Je suis fier de toi quand même”.
Je m’en souviens comme si c’était hier. J’en fus très ému, cependant une idée, comme seul un “trublion” peut en concevoir, germa dans ma tête…
Le Président me retint à déjeuner. Mon grand ami Habib Bourguiba Jr. (Bibi), que je considérais comme mon grand frère et qui m’offrait l’hospitalité dans sa famille à La Marsa, vint se joindre à nous.
Je profite de l’intimité du moment pour m’aventurer sur un terrain où Bourguiba ne m’attendait pas (mon côté “trublion”).
Je dis : “Monsieur le Président, à Fériana, chez moi, à Kasserine aussi, à Sidi Bouzid et dans toutes ces terres de pauvreté et d’abandon, on a besoin de votre action.”
Silence.
Je sentis le pied de Bibi sous la table m’appelant à la prudence.
Silence pesant.
Enfin le Président, pensif, me fixant, dit : “Je fais ce que je peux”.
La discussion sur ce chapitre s’arrêta là.
***
Trente-huit ans après, “les régions”, pour employer le langage des élites du Nord, détaché, métaphysique, on dirait inspiré par le théâtre de Samuel Beckett-ces terres de pauvreté et d’abandon, les miennes, vivent toujours dans la même désespérance.
Même après l’explosion de décembre 2010…
En attendant la prochaine conflagration ? La même tragédie?
A moins que Béji Caïd Essebsi décide d’employer les trois dernières années de son mandat présidentiel à relever ce grand défi, à refuser la fatalité… "
Mustapha Tlili,
Ecrivain