Les rendez-vous manqués de la transition 2011-2015
Décidément, la Tunisie post--révolutionnaire a du mal à conclure sa transition vers une démocratie apaisée, fondement de son nouveau projet de société, six longues décennies après son accès à la souveraineté. Une démocratie, où se réconcilieraient, enfin, au confluent de son arabité--islamité---méditerranéité, ses appétences, toutes à la fois, à la liberté, la prospérité, la modernité , l'équité et la solidarité.
Donner du temps au temps
On glosera longtemps encore sur la nécessité, tout particulièrement dans les conjonctures révolutionnaires, de ' donner du temps au temps' , expression empruntée à un grand homme politique français défunt. Une interrogation dont la pertinence est établie, chaque fois que les processus de transition se proposent de substituer un système d"organisation sociale', pour employer un langage Wébérien, à un autre, surtout quand il s'agit de faire advenir un ordre social de libertés et de droits en lieux et place d' un ordre de non- libertés et de non-droits. La rupture radicale que vit la Tunisie, voilà aujourd'hui, quatre ans et sept mois, est de cette nature-là.
Donner du temps au temps, c'est doter la transition d'un horizon nécessaire à la création d'abord des premiers fondements institutionnels du nouvel Etat, en partie sur les ruines, en partie sur les acquis de l'Etat défunt, via un dosage particulier. En ce qu'il est, toutes à la fois, propre à chaque forme de rupture d'avec les régimes 'anciens', et spécifique selon que les acteurs de la rupture portent ou non une vision partagée de l'organisation sociale nouvelle désirée . C'est aussi, au-delà de la création, donner l'espace indispensable aux premiers ajustements des institutions nouvelles ou rénovées de s'opérer.
C'est enfin préparer le nouveau système d'organisation sociale à renouer avec une dynamique de création des richesses dotée d'une vision, suffisamment forte, soutenable, durable et inclusive.
Une réponse contrastée aux attentes de tout un peuple
Sur ce triple objectif dont elle est comptable, la transition tunisienne, cinq années après, fournit, une réponse, pour le moins, contrastée.
• Un bilan institutionnel politique globalement positif
Sur le premier volet, s'il est vrai qu'elle peut légitimement se prévaloir de son bilan institutionnel politique globalement positif, en termes de libertés citoyennes restaurées , de respect des droits fondamentaux retrouvé, de démocratisation de la vie politique généralisée, et de redevabilité intransigeante en matière de gestion des deniers publics, la transition tunisienne devrait être appréciée aussi à l'aune de trois autres considérants importants, au moins.
La transition a-t-elle permis la mise en place de toute l'infrastructure institutionnelle sur laquelle sera érigée une Deuxième République tunisienne démocratique ? Jusqu'où la transition a-t-elle édifié son premier substratum institutionnel post—révolutionnaire, à la fois, sur les ruines ET sur les acquis de l'Etat défunt, produit de six décennies d'expériences et d'accumulations, partie intégrante de notre mémoire nationale, ses ombres et ses lumières ? Jusqu'où les acteurs de la rupture révolutionnaire avaient-ils, partageaient-ils, aux côtés de l'appel à la liberté, au respect de la dignité, et de l'égalité, une vision commune du nouveau projet de société que le basculement brutal de Décembre 2010- Janvier 2011 avait pour finalité ultime de faire émerger?
• Une infrastructure institutionnelle inachevée
Une Constitution toute neuve. Un Parlement démocratiquement élu. Un gouvernement désigné pour cinq ans et reflétant les nouveaux équilibres politiques dans le pays. Des libertés citoyennes et des droits de l'homme institutionnellement protégés. Une presse affranchie de toutes les contraintes. Autant de balises sur la voie de la première république tunisienne de l'Histoire. Mais aussi, quatre années et demi de transition constituent un délai suffisamment long pour que l'armature institutionnelle de base de la nouvelle république naissante dote le pays 'd'une Cour constitutionnelle, d'une Cour des comptes, des instruments de démocratisation régionale et de ben d'autres chaînons manquants dans l'édification du Nouvel Etat tunisien.
Un déficit de réformes patent
Le deuxième type de questionnement porte sur ce qu'on a appelé plus haut les `ajustements'. La transition n'est pas seulement le temps de l'innovation institutionnelle. Il est aussi celui de l'ajustement, de la correction des dysfonctionnements et des réadaptations. Tout sauf la fuite en avant Fût-ce au nom de la liberté et de la démocratie, ou même de la révolution.
• Ajustements et maturation
Certes, la transition n'est pas nécessairement comptable de la maturation des structures institutionnelles nouvelles ou rénovées mises en place. Celle-ci relève d'un processus long, dont une bonne part est dévolue aux années ultérieures, post-transition. Mais les réformes font partie de l'agenda de la transition. Ces dernières ont manqué cruellement à l'appel. Au niveau des institutions politiques, et plus encore, aux niveaux économique et social.
Nul ne peut ignorer ni les obstacles institutionnels et culturels, voire idéologiques, ni les coûts financiers et sociaux, ni les inerties économiques et sociales pluri-décennales qui entravent le processus de réforme en milieu urbain comme en milieu rural. Ni non plus l'accaparement de l'attention et des efforts des gouvernements de transition successifs, dont la durée de vie se comptent en mois, par la gestion d'une crise sociale permanente et d'une démocratie de moins en moins apaisée, le tout sur fond d'une exposition de notre pays à des agressions terroristes répétées.
• Un agenda politique et parlementaire préempté
Les graves soubresauts qui secouent en permanence le microcosme politique-tunisien: inter-partis et intra-partis n'arrangent pas les choses. En ajoutant encore une couche à l'épaisseur des incertitudes qui marquent la vie du pays, ils préemptent une part non négligeable de l'agenda gouvernemental et parlementaire, aux dépens du temps, des efforts et des ressources que la Tunisie nouvelle devait consacrer, en priorité, à la préparation de son entrée dans l'ère d'une démocratie sereine et prospère.
Que la transition ait révélé ainsi une résistance voulue ou subie à l'ajustement et à la réforme, cela est à mettre incontestablement au passif de ces premières années de la Tunisie post- révolutionnaire. Un sérieux handicap qui pèsera lourd sur le présent, en ce qu'il risque de prolonger la période de transition au-delà de 2016 et de renvoyer ainsi la date de la reprise économique à des calendriers de plus en plus imprécis.
Une gouvernance économique sous -performante
Le troisième volet de ce triptyque de la transition concerne l'habilitation de l'économie tunisienne à s'inscrire sur une orbite de croissance déclinée sur le moyen terme, quantitativement satisfaisante,financièrement soutenable, écologiquement durable et socialement inclusive. Des contraintes que les modèles, les stratégies, les politiques et plus encore, les modes de gouvernance, en vigueur jusqu'à fin 2010, ne pouvaient pas, en tout cas, ne pouvaient plus satisfaire.
• Une croissance économique manquant de vision à moyen terme
Tout au long de la phase de transition, l'action économique gouvernementale a procédé par voie de tâtonnement sans vision globale, ni au niveau de l'espace ni au niveau du temps. Au niveau de l'espace d'abord, en ce que la dimension régionale, ses diversités et ses spécificités Nord-Sud-, Est—Ouest, Sahel-Hinterland, Sous-espaces enclavés-- Sous-espaces désenclavés ont été soit occultées, soit insuffisamment prises en compte.
Au niveau du temps, ensuite en ce que l'horizon de l'action économique a été confiné dans les limites de l'année budgétaire, et ajusté par le rythme de la démarche dite du 'go and stop'. Une approche , mise en place fin 2012 , sur les décombres du projet du 'Plan Jasmin'- 2012-2016, élaboré par le gouvernement Béji Caïd-Sebsi, quelques mois auparavant. Une erreur politique que la transition payera cher au cours des années qui allaient suivre.
La référence unique de l'action économique était ainsi réduite au budget annuel de l'Etat , et à l'occasion, à des lois de finance complémentaires, au risque de priver les équilibres macroéconomiques fondamentaux, qui sous-tendent la croissance, des espaces et des temps d'ajustement et de maturation nécessaires que seule une vision, une programmation, une planification à moyen terme aurait procuré.
* Une croissance économique quantitativement insuffisante
La notion de 'croissance quantitativement suffisante' signifie le ciblage d'une production de biens et de services en quantités suffisantes, en natures et qualités appropriées, en vue de répondre le mieux possible aux trois objectifs suivants : créer des emplois nouveaux, d'abord ; satisfaire les besoins de la demande intérieure, ensuite ; et dégager des surplus exportables, enfin.
Nous ne pensons pas utile de ranimer ici les querelles autour de l'arithmétique du ou des taux de croissance économique que les gouvernements successifs de la transition auraient dû cibler, pour répondre simultanément aux trois objectifs précités Et quand bien même les gouvernements de la transition l'auraient fait, en inscrivant dans leurs programmes des taux de croissance -¬cibles de l'ordre de 5-6% en moyenne et par an, voire plus, ils se seraient vite aperçus, à mesure que la transition progressait selon le modèle de gouvernance adoptée, que pareille ambition était hors de leur portée.
Cinq types de réalités méritent d'être rappelés, à cet effet
** la massification du chômage, toutes composantes confondues, que l'immobilité et le déficit de formation des demandeurs d'emploi plus la fermeture des portes de l'immigration et l'accumulation des rejets scolaires et universitaires ont contribué à aggraver
** la reconduction d'un modèle de consommation alimentaire et non alimentaire, fondé sur le surendettement des ménages, les ajustements fréquents des salaires et l'importation de biens et de services à des coûts de plus en plus élevés.
** l'observation par les investisseurs domestiques d'un comportement attentiste irréductible.
** le recul des investissements étrangers face aux incertitudes et aux risques politiques, sociaux et sécuritaires.
** la régression du potentiel de production de biens exportables et non exportables, sous les effets des grèves légales et sauvages, des sit-ins, des revendications salariales répétées et de l'insécurité réelle ou latente
• Une croissance économique balançant entre la stagflation et la récession
Adossés à un déficit de réforme patent et à une gouvernance politique insuffisamment volontariste, ces quatre types de réalité-là vont se conjuguer tout au long des années de transition, poussant la croissance économique potentielle, autrement dit la capacité de l'économie nationale de créer des richesses, à des niveaux de plus en plus bas ( entre 2.5% et 3%1 selon certaines estimations ) . Le fait que le taux de croissance économique effectif, celui qui a été effectivement réalisé, n' a pas dépassé 1.5% en moyenne et par an pendant la période de transition 2011-2015, soit entre 1% et 1.5% inférieur à son potentiel, - l'output gap', comme on l'appelle- n'est guère une surprise.
La modestie du taux de croissance potentielle d'un côté et la faiblesse du taux de croissance effectif de l'autre confirment bien que le modèle de gouvernance politique, économique et sociale appliqué au cours des années de transition ne pouvait secréter qu'une économie balançant entre la stagflation ( année 2011), la croissance récessive ( année 2012), et la récession tout court ( années 2013, 2014 et 2015) Avec une croissance estimée entre 2% ( chiffre officiel) et 1.6% estimations internationales), l'année 2016 sera tout, sauf une année de reprise.
* Une croissance économique soutenable-limite
Saisie à travers la matrice des 'fondamentaux' qui informent sur la situation des équilibres macroéconomiques de base du modèle de croissance appliqué, à un moment donné du temps ( 1 année ou plusieurs années, en l'occurrence la période 2011-2015), la soutenabilité de la croissance économique tunisienne, au bout de quasiment cinq années de transition, est encore un fait réel. Mais elle est aussi une soutenabilité-limite ; autrement dit, une soutenabilité fragile, menacée de basculer dans un temps court dans une crise double.
** Une crise proprement domestique, se traduisant en une dérive inflationniste du fait d'un déséquilibre aggravé entre l'offre et la demande intérieures , induit notamment par des ajustements fréquents à la hausse des salaires nominaux ,publics et privés, face à un recul continu de la productivité du travail d'une part et de la productivité totale des facteurs d'autre part.
Et quand bien même, l'économie nationale enregistre depuis 2015 une remarquable accalmie sur le front de l'inflation (celle-ci se situe actuellement au -dessous du seuil des 4%, après avoir dépassé le niveau de 6%) , la stabilité des prix reste menacée par une dérive à la hausse en 2016 et plus tard , du fait d'un déficit croissant entre l'offre et la demande et du fait aussi de la détérioration persistante du taux de change du dinar
** Une crise de paiements internationaux , contenue jusque-là, mais qui demeure néanmoins menaçante, à moins d'une action officielle forte pour contenir la dérive des déficits de la balance des paiements d'une part et de l'endettement extérieur improductif d'autre part.
• Une croissance économique plus grise que verte
Il y a bien de décennies que le monde entier a convenu que la durabilité d'une économie dépend nécessairement de la qualité de sa veille environnementale. Les Sommets de la Terre, de Rio à Paris, en dépit des divergences, l'ont affirmé et établi à l'envi. La Tunisie de la transition est restée prisonnière des énergies fossiles, qu'elle consomme de plus en plus, moyennant des coûts en devises exorbitants et qu'elle produit de moins en moins.
Toujours incapable de se conformer aux objectifs qu'elle s'est donnée depuis des décennies en matière de maître de consommation énergétique. Toujours impuissante à traduire ses projets d'énergie renouvelable(énergie solaire notamment) en actes concrets. L'économie tunisienne est restée profondément engluée dans le gris polluant et la saleté urbaine, sur fond d'une désertification irrépressible et d'une érosion multiforme menaçante.
La progression vers l'économie verte, c'est aussi un autre rêve révolutionnaire que notre pays n'a pas réussi à exaucer et que la transition aurait dû, aurait pu inscrire parmi ses grandes ambitions.
Insuffisamment inclusive
La littérature tunisienne sur l'état des lieux de la pauvreté, de la dépendance et de la misère sociale multiforme est, on le sait, abondante. Point besoin d'en rappeler ici les chiffres et les images insupportables distillées quotidiennement par les médias audio-visuels locaux .Le chômage, le sous-emploi , la précarité et l'extrême modestie des revenus de millions de citoyens, la dégradation des conditions d'existence, les privations d'accès à l'eau, et à des services publics vitaux, comme les soins de base, la recrudescence des maux de la mendicité et de la délinquance liés aux diverses formes de privation et que les années de vaches maigres de la transition ont aggravés.
Certes, la transition ne pouvait pas entretenir l'ambition d'éradiquer toux ces maux de la société tunisienne accumulées depuis des décennies, au cours desquelles l'économie tunisienne avait su, tant bien que mal, améliorer ses moyennes sans s'occuper des écarts sociaux et interrégionaux relatifs, plus qu'absolus, qui se creusaient , à mesure que le pays s'industrialisait , se modernisait et s'ouvrait sur l'échange global.
Mais un des slogans de la révolution tunisienne s'adressait bien au scandale représenté par les inégalités régionales, qui constituent un échec majeur de soixante années de développement, tous régimes confondus. Au bout de cinq longues années de transition, l'image de la Tunisie inégalitaire est plus que jamais dure à supporter. Une lutte volontariste, collective et solidaire ciblant l'éradication programmée de la pauvreté absolue, avait, à notre sens, la même priorité et la même urgence que l'élaboration d'une nouvelle Constitution ou l'organisation des premières élections parlementaires démocratiques.
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Au moment où nous terminons la rédaction de ces lignes, le pays est confronté à une autre forme d'accélération de la crise qui l'assaille sans répit depuis le début de la saga révolutionnaire de Décembre 2010- Janvier 2011. Ce qui est sûr, c'est que la Tunisie est encore insuffisamment préparée à affronter les défis nouveaux qui l'agressent. Pour autant, les voies de sortie de crise ne sont ni fermées, ni impossibles. Nous y reviendrons ultérieurement.
On se souvient de cette réplique historique de Winston Churchill à l'adresse de l'Allemagne nazie, lors de la deuxième guerre mondiale, quand Hitler se vantait de 'tordre le 'cou du poulet britannique" " Some neck! Some chicken' , fut la réplique du célèbre Premier ministre britannique. Toutes proportions gardées, nous faisons nôtre cette même réplique-là.
Abou Sami
Tunis, le 14 juin 2016
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