News - 02.04.2010

Télévisions publiques, chaines privées et marché publicitaire: les enjeux

Sami ChaouchNotre confrère québécois « Le Devoir », publiait récemment une excellente tribune sur le financement de la télévision, signée par Sami Chaouch, tunisien, Vice-Président Exécutif de la chaîne V-Télévision. Un débat qui traverse toute l’Amérique du Nord et qui nous concerne de près en Tunisie et sur la rive Sud de la Méditerranée. Synthèse.

Depuis l’apparition de la télévision au milieu du siècle dernier, la mission du service public de télévision a toujours revêtu une place importante comme outil d’information, d’identification collective, de participation démocratique et de développement culturel.

Aussi la télévision publique bénéficie-t-elle d’un important financement de l’état: 34$ par habitant et par an au Canada, 124$ pour la BBC ou 77$ pour France Télévision. Ces chaînes ont notamment le mandat de composer avec plusieurs fuseaux horaires et de diffuser une lecture originale de l’actualité mondiale. Est-il efficace, utile et souhaitable que cette télévision d’état se serve aussi de la publicité pour compléter son budget? Ou encore de puiser dans les redevances perçues auprès des abonnés au service de câble ou de satellite ? Quels sont les conséquences directes et les effets pervers de ce financement hybride sur la mission de la télévision d’état et sur le reste du paysage médiatique? Ce débat a cours aujourd’hui des deux côtés de l’atlantique, et avec l’ouverture du paysage audio-visuel en Tunisie, les mêmes questions s’y posent évidement avec autant d’acuité.

Une publicité de plus en plus envahissante

La mission d’intérêt général d’une télévision d’état commande que son financement se fasse essentiellement par des fonds publics comme c’est le cas dans un grand nombre de pays développés. Ainsi la BBC, qui reste aujourd’hui l’un des symboles les plus respectés du Royaume-Uni, n’a pas recours à la publicité pour financer plus de 400 heures annuelles d’émissions de fiction ou l’un des services d’information les plus complets au monde. En 1986, Mme Thatcher a tenté d’ouvrir la porte à la publicité mais une commission, présidée par le professeur Alan Peacock a statué que le marché publicitaire n’était pas en mesure de répondre aux besoins de financement de la BBC et que l’irruption de la BBC allait «déstabiliser» l’équilibre des chaînes privées. L’absence de publicité ne semble pas avoir nui ni à la qualité des productions de la BBC, ni à ses taux d’audience qui dépassent largement les 33%. Plus près de nous, en Espagne, la télévision publique a même connu une croissance de son audience (plus de 15%) depuis le début de l’année suite à la suppression de la publicité. Le public qui semblait se plaindre d’une surabondance de  publicité semble s’être ainsi réconcilié avec TVE. Et si le Tunisien en avait lui aussi assez des interminables coupures publicitaires (surtout durant le mois de Ramadan)?

D’autant plus que la publicité n’a pas toujours apporté aux chaînes publiques les ressources stables dont elles ont besoin : France Télévision a finalement mis fin à sa dépendance en Janvier 2008 sans connaître l’effondrement financier que certains prédisaient tandis que la RAI, qui continue à puiser dans la publicité, se débat pourtant dans de graves problèmes financiers. La pression publicitaire et la course à l’audimat sont devenues la préoccupation majeure des chaînes publiques qui y recourent, abandonnant ainsi progressivement leur spécificité et diluant leurs produits dans l’univers audio-visuel concurrentiel. Le Canada n’échappe pas à cette logique puisque le réseau d’état, aujourd’hui très dépendant de la publicité, essaie de maintenir un équilibre délicat et artificiel entre sa mission de service public et les impératifs d’un rendement publicitaire. L’évolution de la programmation en est la conséquence la plus visible. Tout ceci dans un marché ou la publicité à la télévision a cessé de croître et affronte les défis d’internet…au point où, en Grande Bretagne, les dépenses publicitaires sur internet ont dépassé l’an dernier pour la première fois les dépenses à la télévision. Pour y remédier, la BBC s’est d’ailleurs engagée à réduire de 25% ses dépenses sur internet et de 50% la taille de son site, notamment les sections dédiées aux nouvelles.

Un bien collectif devrait toujours être financé par un effort collectif

Ainsi, la présence d’un réseau d’état a souvent des effets pervers sur le marché de la publicité parce qu’il exerce une pression accrue sur une demande déjà saturée, surtout en situation de récession. En outre, cette concurrence est perçue comme déloyale puisque ces réseaux de télévision sont subventionnés par les contribuables. En Europe, le groupe Berlusconi a attaqué la RAI devant les tribunaux européens pour concurrence déloyale, les chaînes privées espagnoles en avait fait de même avec TVE, idem en Allemagne contre ARD et ZDF. Partout, la concurrence sur le marché publicitaire gagnerait à être plus équitable, et cela passe nécessairement par le retrait des télévisions d’état du marché de la publicité. Il ne faut pas oublier que les chaînes privées qui n’ont pas accès aux redevances du câble trouvent 100% de leur financement dans la publicité.

La télévision d’état doit-elle alors se financer par les redevances prélevées sur les câblodistributeurs et les consommateurs? Ce serait une mauvaise réponse pour plusieurs raisons: Pourquoi faire peser sur les consommateurs du câble ou taxer indirectement les câblodistributeurs pour financer un «bien public» dont les bienfaits (et les coûts) devraient être supportés par l’ensemble des citoyens? Un bien collectif devrait toujours être financé par un effort collectif.

Doit-on alors taxer les distributeurs? En les taxant, on réduit la capacité de ces entreprises de continuer à investir et à se développer. Et on risque d’augmenter la dépendance de la télévision d’état à l’égard des câblodistributeurs. Doit-on demander aux citoyens d’y contribuer de manière volontaire, comme c’est le cas pour le réseau public américain PBS (environ 50% de ses ressources proviennent de contributions directes de citoyens ou d’entreprises)? Est-ce là le meilleur moyen de garantir sa neutralité et la qualité de sa programmation?

Le débat sur le financement de la télévision d’état est complexe et les enjeux dépassent le simple marchandage mercantile. Certes, la télévision publique est une chaîne  généraliste, mais elle demeure une chaîne d’état, dont le mandat, les obligations, le financement et le contenu ne relèvent pas tout à fait du marché. «Égale oui, mais plus égale que les autres!» disait un humoriste célèbre. En affranchissant les réseaux d’état du diktat du marché publicitaire, nous pensons qu’ils pourraient mieux remplir leur mandat tout en permettant d’offrir aux chaînes privées des conditions de marché plus équitables.
 

Sami B. Chaouch, Ph.d
Vice-Président Exécutif
V télévision.

Cet article reprend partiellement la note de l’auteur publiée dans le quotidien Québécois «le Devoir» le 18 Mars 2009.