Le Monde Arabe et la Turquie: les prémices d'une entente
On connaît la suspicion dans laquelle la Turquie kémaliste tenait le monde arabe et les musulmans en général. Le fondateur de la république turque voulait arrimer son pays à l'Europe en instaurant un Etat laïque et en reniant en bloc l'héritage ottoman. 80 ans après, c'est un parti islamiste modéré, l'APK partisan d'un rapprochement avec le monde arabo-musulman qui arrive au pouvoir. Me Adel Kaaniche jette ici un regard synoptique sur douze siècles de relations privilégiées entre Turcs et Arabes interrompues par l'arrivée au pouvoir d'Ataturk. La parenthèse semble se refermer aujourd'hui. Les récentes prises de position d'Erdogan sur le conflit palestino-israélien, de plus en plus fermes sont les prémices d'un renversement d'alliances. Un évènement capital qui va certainement modifier le rapport de forces dans la région:
Le Monde Arabe et la Turquie sont historiquement et indissolublement liés. Aucun pays arabe n’a été soustrait à ce brassage entre les deux peuples. La Tunisie n’y a pas échappé, non plus car un grand nombre de familles à Tunis, dans les villes côtières et les îles, et même à l'intérieur du pays ont des origines turques.
Les Turcs n’ont cessé d'immigrer en Tunisie et ce, depuis que les Espagnols ont été forcés de quitter le pays en 1574, grâce aux Ottomans, sous le commandement de Sinan Pacha.
Ils ont occupé des postes militaires et administratifs, ainsi que divers autres métiers et professions; cela n’a pas manqué d’influencer les traditions culinaires et vestimentaires des habitants autochtones, et même leurs rites religieux, notamment avec l’introduction du rite hanéfite.
Ces relations privilégiées entre les Turcs et les Arabes se sont détériorées depuis le début du XXème siècle avec, l’arrivée au pouvoir turc du Parti de l’Unité et du Progrès, qui n’a pas respecté ses promesses d’égalité entre les différents peuples de l’Empire Ottoman.
En représailles, les Arabes, se sont alliés aux Britanniques, ennemis des Ottomans pendant la 1ère guerre mondiale, parce qu'ils leur promettaient de les aider à édifier un "Royaume arabe"; Ce qui n'a fait qu'attiser les rancoeurs des Turcs.
Ces relations ont duré tout le siècle dernier, et ce n’est que depuis une décennie, et grâce à l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement, que les relations se sont améliorées, la Turquie ayant procédé à un recentrage de sa politique, épousant la thèse arabe sur la question palestinienne, tout en critiquant sérieusement l’hégémonie de l’Etat israélien. Une attitude qui n’a pas manqué, d’exercer une influence positive sur le monde Arabe.
Cette amélioration dans les rapports entre Arabes et Turcs nous amène à poser certaines questions ; ce rapprochement ira-t-il en se renforçant ou y aura-t-il des obstacles, venant aussi bien de l’intérieur de la Turquie que de l’Etranger, qui entraveront ce retour aux sources dans les rapports entre les deux peuples ?
Première partie – Vulgarisation historique
L’histoire commune du monde arabe et des Turcs a démarré au VIIIème siècle lorsque des tribus turques se sont converties à l’Islam, devenant peu à peu les protecteurs de cette religion au sein même de la dynastie Abbasside. Certains d’entre eux se sont rebellés et ont constitué une dynastie à part, connue sous le nom des Seldjoukides, qui a étendu sa domination sur l’Irak, l’Iran, et le Chem, imposant le rite sunnite aux dépens du rite chiite suivi par les Abbassides.
La dynastie des Seldjoukides est devenue célèbre grâce à sa victoire sur les Byzantins en 1071 sous le commandement d’Alp Arslan près d’Alep. Cette victoire retentit en Europe, amenant les chrétiens à organiser la 1ère Croisade dans le but de protéger l’Empire Byzantin, installé à Constantinople.
Les Turcs ont arrêté la progression de cette croisade aux abords d’Ankara, ce qui a obligé les Croisés à choisir un chemin différent, par Alep et Antioche (actuelle Antakya).
Le chef militaire turc Imed Eddine Zenki a poursuivi les Francs et les a acculés à se retrancher dans des enclaves ; son fils Noureddine a poursuivi l’œuvre de son père en chargeant Salah Eddine Ayubi (Saladin) de la mission de libérer Jérusalem (Al Qods) et de renvoyer les agresseurs.
Pendant les quatre siècles qui suivirent, les Turcs se sont donné pour mission de répandre l’Islam jusqu’aux confins de l’Asie.
En 1299, le chef militaire Othman Ier El Gazi (Osman), se scindant du pouvoir Seldjoukide a constitué une nouvelle dynastie à laquelle il a donné son nom, créant ainsi l’Empire Ottoman.
Les conquêtes ses sont poursuivies en Europe de l’Est ; et sous Mohamed II, en 1453, ce fut la prise de Constantinople, qui prit le nom de Islam Pol (« Ville de l’Islam », Istanbul en turc).
Pendant que l’Islam se répandait en Europe, arrivant aux portes de Vienne, sous Soliman le Magnifique, il régressait dans la péninsule Ibérique, suite à l’affaiblissement des dynasties arabes d’Andalousie, permettant ainsi aux Espagnols de chasser les Arabes définitivement de la dernière enclave musulmane de Grenade en 1492.
Ce fut alors l’apparition d’une nouvelle puissance maritime à l’ouest du bassin méditerranéen. La trahison du Sultan Hassan El Hafsi permit aux Espagnols d’envahir la Tunisie, provoquant par là-même la chute de la dynastie Hafside, le sac de la ville de Tunis et la mort de dizaines de milliers de personnes.
Le pays ne fut libéré qu’avec l’arrivée des Turcs venus à la rescousse sous le commandement de Sinan Pacha. S’il ne s’agissait que de libérer le pays de l’emprise espagnole, leur contribution ne peut être que glorieuse, mais ils se sont érigés en protecteurs de toutes les contrées de l’Islam et du monde arabe.
L’allégeance au Calife turc dans le monde arabe était manifeste, malgré l’autonomie de pouvoir donnée aux gouverneurs des provinces, prenant le titre de Bey en Tunisie et de Dey en Algérie.
Cette allégeance se manifestait dans les prêches (Khotba) du vendredi, qui précédaient la prière et dans la présence de troupes arabes dans les opérations militaires de l’armée ottomane, ainsi que dans l’empressement des gouverneurs des provinces à faire preuve de leur loyauté, en envoyant des délégations munies de cadeaux, en signe d'allégeance, lors de l’intronisation d’un nouveau Calife.
L’histoire rapporte que le Bey Hammouda Pacha de Tunisie a reçu des reproches de la part du Sultan Selim Khan en 1795 pour n’avoir pas envoyé de délégation pour le féliciter de son intronisation, bien que Hammouda Pacha n’ait failli à ce devoir que parce qu’il était occupé à libérer l’île de Jerba de son assaillant Ali Borghal venu d’Algérie.
Les liens solides entre l’Empire Ottoman et les provinces faisaient l’objet d’inquiétudes de la part des occidentaux qui ont tenté, par tous les moyens, de semer la discorde entre eux, par le biais de leurs consuls installés dans les diverses contrées. La Tunisie n’était pas exempte de cette infiltration étrangère; certains éléments de la Cour de Mahmoud Bey, proches du Consul Français à Tunis, et à leur tête Mohamed Arbi Zarrouk, convaincurent le Bey de liquider son ministre Youssef Sahâb Ettaba en 1815, rien que parce qu’il était proche de la haute autorité ottomane.
Fidélité d’Abdelhamid II à l’islam
Aucun pays arabe n’a échappé à cette infiltration étrangère, y compris la haute autorité ottomane, autour du calife Abdelhamid II, intronisé en 1876, et qui était un véritable réformateur et un souverain patriote.
Ce souverain dans sa ferveur pour l’Islam, alla jusqu’à envisager le remplacement de la langue turque par la langue arabe. L’opposition de son premier ministre, le grand vizir Saïd Halim Pacha, l’en a dissuadé.
L’Angleterre et la France continuèrent à semer la discorde entre l’Empire Ottoman et le monde arabe en propageant dans les milieux intellectuels arabes, les idées nationalistes telles que conçues par Ernest Renan et concrétisées par l’unité germanique réalisée par Bismarck, en 1871 et l’unité italienne réalisée par Garibaldi, en 1864.
Ces nouvelles idées eurent beaucoup d’adeptes dans le monde arabe, et parallèlemet, le mouvement sioniste s’introduisit dans la cour du Sultan Abdelhamid II, à travers son fondateur Herzl qui proposa au Sultan d’octroyer aux Juifs des droits sur la Palestine, moyennant le paiement de toutes les dettes de l’Empire Ottoman.
Cette proposition a déclenché une grande colère chez le Sultan, qui renvoya Herzl lors de la dernière visite de ce dernier en lui disant : « Les patries ne se vendent pas pour de l’argent ».
L’affaiblissement de l’Empire Ottoman dû aux différentes guerres qui le faisaient saigner (avec l’Autriche et la Russie), ainsi que la perte de ses provinces d’Algérie en 1831, et de Tunisie en 1881, et la dissidence égyptienne de Mohamed Ali qui a fondé la dynastie des Khédives, sont à l’origine de la création du mouvement turc pour l’unité et le Progrès, constitué d’éléments appartenant à la Franc-maçonnerie.
Ce mouvement se fixa comme but le limogeage du Sultan Abdelhamid II, but atteint, grâce à la complicité de certains chefs militaires, par le renversement du Sultan et son remplacement par le Sultan Mohamed V ; le vrai pouvoir était entre les mains d’Anouar Pacha, Franc-maçon et fondateur du mouvement de l’Unité et du Progrès. Ce mouvement était soutenu par les membres de la communauté juive de Turquie.
Selon la grande majorité des turcs, ce parti n’était ni turc ni musulman, étant subventionné par les riches Juifs de Salonique.
Atatürk lui-même était persuadé que ce parti n’avait d’autres préoccupations que les intérêts des Juifs en Turquie et en Russie. D’ailleurs en 1913, le gouvernement issu de ce parti comptait 4 ministres juifs, excluant de toutes les responsabilités les éléments d’origine arabe, et s’opposant avec véhémence à l’utilisation de la langue arabe.
Le gouvernement issu de ce parti a chargé de l’administration d’Ecchem ou Grande Syrie, Jamel Pacha, lequel est entré en conflit avec les nationalistes arabes encouragés par l’Occident, ce qui a provoqué une vague de répressions guidées par Jamel Pacha, allant jusqu’à pendre les leaders du mouvement nationaliste arabe sur la place publique.
Sur un autre front, ce gouvernement formé par le Parti de l’Unité et du Progrès organisa les massacres d’Arméniens, attisant ainsi la haine des provinces de l’Empire envers les Turcs.
La Turquie dans le camp des vaincus
L’Empire Ottoman fut mêlé à la Première Guerre Mondiale aux côtés de l’Allemagne et subit ainsi la même défaite.
Les Alliés en profitèrent pour envahir Istanbul et soumettre les Turcs.
Le général français D’espèrey entra dans la ville, monté sur un cheval blanc offert par les Grecs d’Istanbul, en signe de revanche sur l’arrivée de Mohamed II sur une monture semblable, en 1453, lors de la conquête de Constantinople.
L’état d’anarchie dans lequel se trouvait la Turquie amena le gouvernement, sous la tutelle des Alliés, à charger l’officier Mustapha Kamel de confisquer les armes des soldats de l’armée ottomane.
Cet officier saisit l’occasion pour réorganiser les forces armées restantes, aidé en cela, par le peuple en colère, surtout après l’occupation d’Izmir par les Grecs. Mustapha Kamel se permit d’installer parallèlement un gouvernement à Ankara qui n’a pas été occupée, et lança un appel à tous les Turcs civils et militaires pour ne reconnaître que le gouvernement d’Ankara. Il décida une marche vers Istanbul. Cette action fut désapprouvée par les cheiks de l’Islam d’Istanbul qui, sous l’influence de l’occupant, exercèrent leur pression sur le peuple.
L’opposition des imams qui vint s’ajouter au soulèvement, non encore digéré par les Turcs, des populations du Hedjaz en 1916, contre l’Empire Ottoman encouragés par les Britanniques en la personne de Lawrence d’Arabie, fut à l’origine du sentiment d’hostilité qu’éprouvait Mustapha Kamel à l’encontre du monde arabo-musulman.
Cela ne l’a pas entravé dans sa marche sur Istanbul où il entra, sans aucune résistance, profitant de la conjoncture internationale complexe qui lui offrait le soutien des Soviétiques.
Les Français et les Britanniques, tout en s’abstenant d’intervenir directement, poussèrent la Grèce à attaquer la Turquie.
La résistance de l’armée turque, sous le commandement d’Ismet Inönü, lui permit la victoire et les Grecs furent refoulés en juillet 1921.
Atatürk et Inönü au chevet de la Turquie
Cette victoire des Turcs eut un grand retentissement dans le monde arabe, et fut même célébrée par le grand poète arabe Ahmed Chaouki qui a comparé Mustapha Kamel à Khaled Ibn Walid, l’un des plus illustres conquérants de l’Islam.
Cela n’a pas suffit, pour autant à effacer les griefs d’Atatürk contre les Arabes.
Grâce à cette victoire politique et militaire d’Atatürk, le Grand Conseil National proclama la destitution du Sultan Mohamed VI et son remplacement par le Sultan Abdelmajid qui ne fut investi que d’une autorité religieuse, en attendant que le Califat lui-même fût supprimé.
Le Sultan fut exilé en 1924 et une république turque fut alors proclamée ; Mustapha Kamel en devint le président et Ismet Inönü son premier ministre.
La déclaration du Grand Conseil National destituant le Sultan prit un effet rétroactif pour être appliquée à partir du 16 mars 1920, dans le but d’annuler le Traité de Sèvres, conclu en août 1920 entre les Alliés et la Turquie, et par lequel cette dernière abandonnait les 4/5ème de son territoire et reconnaissait les droits des Britanniques sur l’Egypte, le Soudan et Chypre, ceux des Français sur le Maroc et la Tunisie (les droits des français sur l’Algérie avaient été reconnus en 1831), ceux des italiens sur la Libye, et enfin les droits de la Grèce sur Izmir.
Ce traité imposé également la limitation des effectifs de l’armée ottomane à 50.000 hommes légèrement armés.
Un nouveau traité remplaça le Traité de Sèvres, celui de Zurich signé le 24 juillet 1923, qui maintenait le droit de la Grande Bretagne sur l’Egypte, le Soudan et Chypre, et restituait Izmir à la Turquie, en même temps qu’il prévoyait l’évacuation du pays de toute présence militaire étrangère.
Grâce à ce traité, l’indépendance de la Turquie fut proclamée sous un régime républicain, et avec une superficie de 780.000 km², alors que sous Soliman le Magnifique celle-ci s’étendait à 19.000.000 km².
Tout ce que les relations arabo-turques, récoltèrent après ces évènements inspirés par l’Occident ce fut un sentiment d’animosité réciproque qu’Atatürk ancra davantage, par ses prises de positions contre l’Islam.
2ème partie - Un siècle de discorde
Pendant la guerre d’indépendance menée par Mustapha Kamel, l’élite arabe avec ses différentes factions, était en admiration devant cette ferveur patriotique, et n’a pas manqué de soutenir que la révolte arabe du Hedjaz ne s’était pas dressée contre les Turcs mais plutôt contre le gouvernement issu du Parti de l’Union et du Progrès ; pour preuve, les invocations de la prière du vendredi en faveur du Sultan ottoman qui n’avaient pas cessé pendant toute l’année qui a suivi la révolte. Les Turcs sont demeurés sceptiques ; pour eux l’appel au jihad du Sultan, lors de la Première Guerre Mondiale n’a pas trouvé d’écho auprès des Arabes; au contraire, ils s’étaient alignés derrière les Alliés pour combattre la Turquie, et en particulier les Maghrébins qui s’étaient engagés sous le drapeau français ; pire encore, même les Arabes encore soumis au pouvoir turc avaient participé à la guerre contre la Turquie.
La colonisation occidentale a donc réussi à semer la discorde entre Turcs et Arabes, privant ainsi Atatürk de toute empathie à l’égard de la sollicitude arabe.
Atatürk est devenu le 29 Janvier 1923 le président de la toute nouvelle république turque avec comme premier ministre Ismet Inönü. C’est alors qu’il a renié tout ce qui constituait l’histoire de son pays, supprimant en 1925 le port du Fez, interdisant les pratiques soufistes et la visite des marabouts.
En 1926 le calendrier grégorien est adopté aux dépens du calendrier hégirien, et en 1928 sont imposés la laïcité de l’Etat et l’alphabet latin.
Tout cela fut entrepris pour rompre avec le passé islamique de la Turquie ; même le Coran fût traduit en turc, ainsi que l’appel à la prière et la prière elle-même.
Ces mesures ont terni l’image d’Atatürk dans l’esprit des Arabes et des Musulmans qui l’ont tout de suite considéré comme un renégat.
Rupture avec le monde arabe et rapprochement avec les Etats-Unis
Atatürk décéda en janvier 1938, Ismet Inönü lui succéda, lequel préserva son pays de la participation à la Seconde Guerre Mondiale. A la fin de cette guerre, la situation économique du pays était critique, ce qui provoqua une scission dans le parti républicain crée par Atatürk, et permit l’émergence du Parti Démocrate appelant à un retour vers les valeurs spirituelles des turcs et l’abandon des mesures prises par Atatürk.
Cet appel n’eut pas d’échos car le gouvernement turc était préoccupé par des questions de stratégies et de positionnement entre les deux super puissances dans le contexte de la guerre froide.
Le président Inönü reçut de Staline une missive rappelant que le traité d’amitié turquo-soviétique arrivait à terme et qu’il fallait le renouveler à la lumière des nouvelles conjonctures.
Enclin à considérer cette missive comme une menace, Inönü se rapprocha davantage des Etats-Unis. Cette nouvelle politique fut maintenue après l’accès au pouvoir d’Adnan Menderes et du Parti Démocrate.
La Turquie bénéficia alors du plan Marshall et une nouvelle étape commençait où la Turquie tombait dans le giron des Etats-Unis.
Quant à ces derniers, leur intérêt se tournait vers la Turquie dans le but de faire face à l’expansion soviétique qui avait conduit à l’occupation de la Bulgarie et menaçait la Grèce.
Ce rapprochement avec les Etats-Unis retentit sur la position de la Turquie dans le problème palestinien. La Turquie fût le premier pays dans le monde musulman à reconnaître Israël; et les relations avec le monde arabe se dégradèrent encore plus, amenant le Turquie à protester aux côtés des occidentaux contre la décision égyptienne d’interdire le passage par le canal de Suez des bateaux israéliens.
En 1955, le chef du gouvernement turc Menderes se rendit à Bagdad et signa avec le premier ministre irakien Nouri Saïd le Pacte Militaire de Bagdad, auquel la Grande Bretagne se joignit le 4 avril 1955. Cet évènement provoqua une vive protestation syro-égyptienne et conduisit Nasser à nationaliser le canal de Suez le 26 juillet 1956, ce qui entraina l’agression tripartite du 30 octobre 1956 contre l’Egypte.
Ces péripéties acculèrent les Arabes à s’allier avec les Soviétiques afin de faire face au bloc occidental qui soutenait Israël et la Turquie.
Cette dernière se rendit compte alors de la perte de son rôle comme force régionale et révisa ses positions, en retirant son ambassadeur d’Israël, suite à l’agression de l’Egypte.
L’intervention des militaires dans le pouvoir
Au moment où les Arabes attendaient que la Turquie révisâ son positionnement en leur faveur, les officiers ranimés par leur nostalgie du Parti de l’Union et du Progrès organisèrent un coup d’état militaire en 1960, sous prétexte de sauvegarder les principes d’Atatürk. L’armée resta au pouvoir jusqu’en 1965 où des élections furent organisées, ramenant de nouveau le Parti Démocrate au pouvoir ; Süleyman Demirel constitua son gouvernement que l’armée renversa en 1971, et remplaça par un gouvernement de technocrates qui dura deux ans jusqu’aux élections de 1973, amenant au parlement les premiers députés à tendance islamiste avec, à leur tête, Arbakan.
La neutralité Turque
Entre 1960 et 1980, on peut dire que la Turquie entra dans une ère de neutralité par rapport au problème arabo-israélien. En effet la Turquie refusa en 1967 l’utilisation de ses bases militaires dans la guerre contre les pays arabes, et vota, aux Nations Unies, en faveur de l’arrêté 242 ordonnant à Israël d’évacuer les territoires occupés lors de cette guerre.
Après 1973 la Turquie se rapprocha davantage des pays arabes pour maintes raisons, dont les principales sont le besoin du soutien arabe et islamique dans le problème Chypriote, le besoin en carburant dont le prix a flambé, la baisse de la tension entre les deux super-puissances, et l’affaiblissement du nationalisme arabe après les accords de Camp David.
En 1974, la guerre menée par la Turquie à Chypre conduisit à l’occupation de 40% de la superficie de cette île ; la réaction de l’occident fût de décider un embargo contre les ventes d’armes à la Turquie.
Des pays arabes, notamment la Libye et les pays arabes du Golfe, soutinrent énergiquement la Turquie, ce qui eut pour résultat l’amélioration des rapports, et l’engagement de jeunes Turcs dans la lutte palestinienne, allant jusqu’à prendre en otage et tuer, à Istanbul, le consul israélien. L’OLP ouvrit son premier bureau à Ankara en 1979.
Un rapprochement se fit ressentir entre les Arabes et la Turquie, que l’institution militaire turque n’encourageait pas.
Le retour au pouvoir civil en 1983 permit l’ascension du Parti de la Mère Patrie présidé par Turgut Ozal ; son gouvernement se trouva face à un nouveau problème, celui des Kurdes, qui évolua vers un affrontement militaire avec le PKK, présidé par Abdullah Ocalan et soutenu par la Syrie.
Les troupes turques s’amassèrent à la frontière syrienne, exigeant la fermeture des bases du PKK en Syrie et le départ d’Ocalan.
Leur menace permit à Ankara d’obtenir gain de cause ; en contrepartie elle promit à la Syrie de ne plus arrêter son approvisionnement en eau.
Ce fut le début d’un réchauffement dans les relations entre les deux pays qui étaient en froid en raison surtout du conflit territorial dans la province d’Hatay.
La première Guerre du Golfe permit à la Turquie de rester neutre dans ce conflit, et même d’en profiter économiquement, en offrant à l’Irak une source d’approvisionnement.
Le développement d’un courant islamiste
Le courant islamiste se développa à un moment où l’opinion publique turque commençait à se rendre compte que cette guerre, encouragée par les Etats-Unis, était profitable à Israël et l’Occident ; c’était le moment propice pour la Turquie de devenir une puissance incontournable sur l’échiquier proche-oriental. Cette tentation était d’autant plus vraie que la menace soviétique était en train de se rétracter.
A partir de 1995, le courant islamiste prit de l’avance avec Arbakan; mais l’armée entrava sa progression de nouveau par le biais des institutions laïques, obligeant ce dernier à démissionner en 1997.
Cependant, tous les gouvernements de coalition qui suivirent ne purent résister devant la pression populaire, et toutes les tentatives pour faire taire les islamistes par tous les moyens dont la condamnation d’Arbakan et Erdogan, n’ont fait qu’attiser encore plus le feu de protestation contre la frange laïque soutenue par l’armée, sous prétexte encore une fois de préserver les acquis de la Turquie kémaliste.
Devant ce tiraillement entre les courants islamistes et laïcistes, le parlement décida la tenue d’élections anticipées en 2002, élections dont l’issue fut la montée au pouvoir des islamistes avec, à leur tête, Abdullah Güll. Cette victoire sans précédant amena ce dernier à déclarer « Nous devons faire évoluer nos relations avec les Arabes, et c’est le moment de tirer les leçons des expériences du passé ».
Erdogan rejoignit le gouvernement après la reprise de ses droits et, suite à l’organisation d’élections partielles, il devint premier ministre, et une fois le mandat du président Ahmed Najdat terminé, l’AKP, héritier du parti d’Arbakan « Rafeh », parvint à faire élire Abdullah Güll à la présidence de la République.
Une nouvelle étape sous le signe de l’entente
De véritables relations d’entraide et de fraternité s’établirent à partir de 2009, après la prise de position de la Turquie en faveur de Hamas dans la guerre de Gaza et l’annulation des manœuvres militaires conjointes avec Israël. Cette prise de distance avec l’Etat sioniste se cristallisa avec l’altercation entre Perez et Erdogan lors du Sommet de Davos en 2009 ; à cette altercation s’ajoute la déclaration de premier ministre turc devant le sommet arabe de Syrte en mars 2010.
Tous ces événements sont révélateurs d’un changement radical dans les relations arabo-turques ; changement qu' Erdogan n’a pas manqué de souligner en disant : « ce qui nous lie aux pays arabes c’est plus que de l’amitié, ce sont des liens de fraternité. »
Aussi sommes-nous amenés à nous demander si les rapports de force intérieurs et extérieurs sont une menace pour l’avenir des relations arabo-turques, ou bien si le rapprochement entre les deux peuples frères est inéluctable.
3ème partie – Ensemble pour l’avenir
La politique étrangère turque depuis l’arrivée au pouvoir du Parti AKP est marquée par une dualité que le ministre des Affaires Etrangères turc justifie en affirmant que « la Turquie est européenne en Europe et orientale en Orient, car elle est les deux à la fois». C’est la raison pour laquelle la Turquie tente de maintenir un équilibre entre son appartenance islamique et le respect des institutions laïques.
Tout en accédant au marché arabe et en visant l’intégration européenne, la Turquie essaie de développer une diplomatie de coopération plutôt que de confrontation, consolidant ainsi son repositionnement géostratégique en Orient.
La politique étrangère turque est circonstanciée, s’adaptant aux tendances régionales, ce qui explique le rapprochement actuel entre la Turquie et le monde arabe, notamment avec la Syrie et le Liban. Cependant, cette politique ne peut compter essentiellement sur le bloc arabe qui se dispute le leadership à travers des politiques divergentes.
La nouvelle orientation turque se base sur une plus grande ouverture envers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, sans pour autant perdre de vue l’Occident.
La Turquie n’a pas modifié profondément sa politique étrangère car l’intention de tourner le dos à l’Europe et à l’OTAN n’est pas envisageable dans la conjoncture actuelle ; parallèlement, sa politique économique tente d’élargir son ouverture sur les pays arabes et islamiques.
L’entrée au marché européen demeure toujours le but à atteindre. Quant à sa politique à l’égard d’Israël, elle n’est pas au meilleur de sa forme. Ses relations n’ont pas cessé de se dégrader depuis la seconde Intifada et l’ascension au pouvoir de l’AKP en 2002 pour atteindre un stade critique en 2009.
Si la Turquie n’envisage pas de geler ses relations avec Israël, c’est simplement pour ne pas déplaire à l’Europe et aux USA qui demeurent ses alliés. Mais parallèlement, elle essaie de redorerr son image dans l’opinion arabe. C’est dans ce but qu’elle a clairement dénoncé l’agression sur Gaza en 2009, et qu’elle a organisé de nombreuses caravanes de solidarité avec le peuple palestinien.
Le ras le bol à l’égard de cet agresseur a conduit le premier ministre turc Erdogan à quitter le sommet de Davos en 2009 en signe de protestation contre les déclarations de Peres.
Le fait est que les deux projets étatiques divergent de plus en plus, surtout que la Turquie se rapproche quelque peu des ennemis jurés d’Israël, l’Iran et le Hamas.
Si Ankara s’oppose au nucléaire iranien qui doterait Téhéran d’une supériorité militaire dans la région, elle s’oppose également au renforcement des sanctions et à toute forme d’intervention militaire contre l’Iran. Aussi s’est-elle proposée comme médiateur entre les pays occidentaux et l’Iran sur cette question, ce qui lui permettrait d’être au cœur des négociations et de mesurer ainsi l’évolution des rapports de force.
La politique étrangère de la Turquie reflète sa situation intérieure qui n’est pas parfaitement stabilisée, à cause du tiraillement entre la frange militariste, nationaliste et laïque d’un côté, et la frange musulmane et gouvernementale qui constitue la majorité, d’un autre côté.
Pour toutes ces raisons, la politique extérieure turque reste empreinte de dualité. Cependant, elle doit poursuivre ce processus pour de nombreuses raisons.
Vers la mise au pas de l'armée
Un large spectre de la société turque est convaincu que l’avenir de la Turquie est tributaire de l’Occident et qu’il n’est pas judicieux de s’éloigner de la ligne tracée par Atatürk. Aussi essaie-t-on d’entraver par tous les moyens l’action du gouvernement Erdogan en faisant impliquer l’armée dans leurs différends. C’est la raison pour laquelle le chef du gouvernement tente de toutes ses forces de neutraliser l’armée en mettant en place une réforme juridique et constitutionnelle visant à soumettre l’armée à la justice civile et à poursuivre les militaires qui, par le passé, ont organisé des coups d’état.
La majorité parlementaire dont dispose actuellement l’AKP ne permet pas de réviser la constitution élaborée en 1980 par l’armée, mais elle autorise tout de même l'organisation d'un référendum populaire afin de réviser complètement la constitution et démilitariser ainsi le système politique.
Erdogan n’a pas hésité à déférer devant les tribunaux civils des officiers qui étaient à l’origine de la tentative de coup d’état de 2003. Il a affirmé, en l’occurrence, que personne n’est au dessus des lois. Les enquêtes réalisées jusqu’à ce jour ont prouvé que ces officiers arrêtés avaient planifié des explosions dans les mosquées et musées, afin de créer un climat de panique générale, qui aurait mis en difficulté le gouvernement, et aurait donné l’occasion à l’armée d’intervenir. Il a même été démontré que ces mêmes officiers avaient l’intention de faire exploser en plein vol un avion de chasse militaire turc pour faire croire à une agression grecque, et provoquer ainsi un conflit armé avec la Grèce ; cela aurait créé un état de crise qui aurait déstabilisé le gouvernement.
Il est établi de fait que l’armée a toujours constitué une menace pour le pouvoir civil en Turquie ; pour preuve l’intervention, à quatre reprises, de l’armée pour protéger ce qu’elle prétend être la laïcité du pouvoir politique. Mais les temps ont changé et l’ère des coups d’états militaires est révolue, comme le confirme le chef d’état-major turc.
Cette offensive judiciaire d’une ampleur inédite est de nature à consolider les assises du gouvernement et de la présidence de la république et à leur donner une plus grande marge de manœuvre sur le plan intérieur.
Dans ses efforts pour accéder à l’Union Européenne, la Turquie multiplie ses contacts avec les différents membres de cette union. Si certains comme l’Espagne la soutiennent, d’autres tels la France ou l’Allemagne s’y opposent énergiquement ; la dernière visite de Mme Angela Merkel n’a d’ailleurs rien arrangé. Parmi les justifications données par les opposants figurent des raisons d’ordre économique, des raisons d’ordre religieux, et des raisons politiques se basant sur l’affaire chypriote et sur le souvenir des massacres arméniens.
D’ailleurs, les USA sont très impliqués dans le rapprochement entre la Turquie et l’Arménie, et expriment, avec la France, leur impatience devant la lenteur du processus de ratification du protocole de normalisation des rapports entre les deux pays, signé le 10 octobre 2009 à Zurich.
Or, la Turquie subordonne cette ratification à un règlement du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, alors que la France et les USA considèrent les deux dossiers comme indépendants l’un de l’autre.
Une divergence de plus en plus marquée entre Washington et Ankara se manifeste au moins sur trois grands dossiers : Israël, l’Iran, et la Russie. Il est reproché à la Turquie de s’être rapprochée de la Russie afin d’entraver les efforts des Américains de s’introduire dans le Caucase, ce qui les inquiète l’une comme l’autre.
Malgré les concessions faites par la Turquie pour accéder à l’UE, son adhésion reste improbable pour ne pas dire impossible pour la simple raison que les Turcs sont des Musulmans à un moment où l’Islam est rejeté par l’Europe. Cela explique l'absence de crédibilité des objections fournies par la majorité des pays européens.
Rejetée par l’Europe, la Turquie n’aura d’autres recours que de se rapprocher davantage des pays arabes.
En attendant, les deux parties, aussi bien les Turcs que les Arabes, ont besoin d’assainir leurs relations et de se faire confiance après la mésentente qui a sévi pendant tout le siècle passé, et dont les deux parties ont été responsables.
Pour ce faire, les uns comme les autres devraient commencer par la création d’associations d’amitié et de fraternité, et par la constitution de comités mixtes sur le plan universitaire et académique afin d’épurer les manuels d’enseignement arabes et turcs, en supprimant tout ce qui est susceptible de porter préjudice à la réputation des uns et des autres.
C’est le moyen le plus sûr d’asseoir les bases d’une entente encore précaire et de faire participer l’élite intellectuelle des deux parties à travers les supports médiatiques dont personne n’ignore l’influence et l’impact sur l’opinion publique.
Seul le dialogue entre Arabes et Turcs, surtout à travers les ONG, est susceptible d’installer une plateforme de réflexion et d’instaurer un échange d’idées au niveau de chaque pays arabe vis-à-vis de la Turquie, ou au niveau de la Ligue Arabe, afin de faire face aux campagnes de dénigrement orchestrées à l’intérieur de la Turquie par le lobby sioniste encore existant à l’encontre des Arabes et de l’Islam.
Des quotidiens turcs à vocation laïque comme Essabah, Hurriyet ou Kondom continuent de propager des idées anti-arabes en se fondant sur des informations erronées venues d’Israël ou de l’Occident, et s’abstiennent de publier les informations leur parvenant par des sources arabes.
Resserrement des liens avec la Tunisie
Les supports médiatiques pro-arabes en Turquie souffrent de l’absence quasi-totale d’informations provenant des milieux arabes. La même réticence de la part des missions diplomatiques arabes en Turquie est ressentie. La seule solution est donc de contrecarrer le pouvoir médiatique sioniste orchestré par l’ambassade d’Israël à Ankara.
Le rôle d’une élite arabe éclairée est d’œuvrer pour un rapprochement entre Arabes et Turcs, que ce soit sur le plan culturel, à travers des échanges artistiques, littéraires et académiques, ou sur le plan économique par l’encouragement de partenariats, à l’instar de ce qui a déjà été entamé entre la Tunisie et la Turquie, à travers la construction de l’aéroport Zine El Abidine Ben Ali à Enfidha.
Les conjonctures actuelles et le dialogue qui s’instaure entre les pays arabes et la Turquie sont propices à la réalisation d’une entente qui est appelée à se concrétiser.
La Tunisie est l’un des rares pays arabes qui n’a jamais coupé les ponts avec la Turquie, même dans les circonstances les plus critiques de l’histoire turque. La stratégie tunisienne a toujours œuvré pour la bonne entente entre le monde arabe et ses voisins notamment la Turquie et l’Iran.
La politique étrangère tunisienne, surtout depuis le Changement, a toujours eu un cran d’avance pour les prévisions de l’avenir. Aujourd’hui, notre pays est le mieux placé pour faire accélérer le processus de rapprochement entre le monde arabe et la Turquie, l’histoire commune de ce pays et du nôtre remonte à l’Antiquité puisque Hannibal a choisi la Turquie comme refuge et terre d’exil après la bataille de Zama ; en témoigne sa tombe en terre turque.
En tant que Tunisiens nous ne pouvons qu’être satisfaits de la fin d’une ère de discorde entre les Arabes et les Turcs, et du démarrage d’une coopération fructueuse entre les deux nations.