Taoufik Habaieb: J’étais au Koweït, j’étais à Tunis
Jeudi 2 août 1990, le matin de bonne heure, j’étais au ministère des Affaires étrangères, boulevard Beb-Bnet à Tunis, pour récupérer mon passeport diplomatique et ceux des membres de ma famille, remis pour renouvellement. Représentant-résident de l’Agence tunisienne de coopération technique (Atct) au Koweit, je devais rejoindre tôt mon poste après des vacances en Tunisie. A peine suis-je sorti du ministère qu’un ami haut fonctionnaire m’interpelle: «Qu’est-ce qui se passe au Koweït? Saddam Hussein y a envoyé ses troupes.
Ca a l’air d’être très sérieux!» Mon premier réflexe était d’appeler immédiatement, à partir du premier téléphone fixe trouvé, Si Abdelhay Chouikha. Haut conseiller économique et financier auprès des instances koweïtiennes d’investissements extérieurs, il habitait dans une tour qui surplombait le palais de l’Emir, Cheikh Jaber Sabah al Ahmed, mais aussi la grande baie. «C’est une invasion en bonne et due forme, m’assure-t-il ! Faites vite ce que vous devez faire, les lignes téléphoniques seront bientôt coupées» (lire Abdelhay Chouikha: l'invasion du Koweit en 1990, à qui a-t-elle profité?).
Je m’empresse alors d’avertir l’ambassadeur Habib Kaabachi, dont la résidence est à Al Jabria, loin de la Chancellerie, à Al Faiha. Ma recommandation était de faire partir de suite son épouse et leur fille, par la route, en Arabie saoudite voisine. Il me fallait aussi appeler plusieurs coopérants tunisiens restés en été au Koweït, travaillant dans les télécoms, l’eau, l’électricité, le pétrole, les hôpitaux, etc. tant pour les prévenir de l’invasion que de m’enquérir de leurs nouvelles. Mon grand souci était de chercher à savoir si des coopérants ou des membres de leurs familles sont hospitalisés, pour essayer d’organiser les secours en leur faveur.
D’emblée, j’ai réalisé l’ampleur du désastre et de la nécessité d’y faire face. J’ai immédiatement compris que cela prendra du temps, au moins plusieurs mois, et qu’il fallait s’organiser en conséquence. Mais, avant tout, il fallait que j’exprime ma solidarité avec le Koweït et adresse un message de compassion à mes amis de ce pays qui m’a accueilli si chaleureusement durant deux ans et aidé à renforcer la coopération technique bilatérale.
L’accusation était prête: pro-koweïtien!
Sans trop y réfléchir, j’ai couru à Dar Assabah m’imposer au bureau de mon illustre confrère et ami, Si Abdellatif Fourati. Abasourdi comme moi, il me tendra des feuilles de papier pour y coucher mon cri de cœur. D’un seul jet, j’ai consigné un billet intitulé «Que Dieu protège le Koweït» (Hafidha Allahou el Koweit) qui paraîtra le lendemain vendredi 3 août, en bonne place. Dans mon emballement, je n’avais pas prévu la mauvaise réaction de Carthage. Quelques jours après, et ayant aggravé mon cas par une discussion avec un «ami» journaliste qui la rapportera à qui de droit, je me trouvais convoqué à la Direction de la surveillance du territoire (DST) pour de longs interrogatoires. L’accusation était prête: pro-koweïtien, comprenez intelligence avec un pays étranger... Je ne dus mon salut qu’à l’intervention-caution de deux amis haut placés, Mohamed Karboul et Abderrahman Hadj Ali...
Rapatriement
Avec la direction générale de l’Atct, nous avons proposé aux Affaires étrangères de constituer un comité de crise et de rapatriement, pour assurer l’évacuation des Tunisiens au Koweït qui souhaitent rentrer au pays.
Abderrazak Oueslati, alors puissant directeur des affaires administratives et financières au ministère, s’y attellera avec un vrai sens du commandement. Habib Karawli (actuellement DG de la Banque d’affaires de Tunisie, BAT) et à l’époque directeur à l’Office de l’emploi et des Tunisiens à l’étranger, sera notre coéquipier. Malgré un contexte dramatique et les restrictions impérieuses imposées par les autorités irakiennes à tous les étrangers fuyant le Koweït, des dérogations spéciales étaient accordées aux Tunisiens. Nos ambassadeurs Habib Kaabachi (Koweït), Béchir Hantous (Bagdad), Mongi Lahbib (Amman), Abdelhamid Ammar (Damas) et d’autres feront des merveilles pour réussir le rapatriement.
Rentrés en Tunisie, avec quelques menus vêtements pris à la hâte avant de se sauver, les Tunisiens évacués étaient totalement démunis. Ils étaient contraints d’abandonner résidence, meubles, effets personnels, comptes bancaires, documents, diplômes et autres. Ceux qui étaient en vacances au pays n’étaient pas mieux lotis. Ils n’avaient rien emporté de précieux avec eux, faisant confiance à la sécurité légendaire du Koweït.
Le calvaire des Tunisiens du Koweït
Le choc de l’invasion était très fort. Personne ne réalise l’ampleur du désastre ni ce qui est à faire. A l’approche du mois de septembre (1990), des problèmes sérieux commençaient à se poser: relogement, réintégration administrative, soins médicaux, inscription des enfants à l’école (sans qu’ils puissent justifier du moindre document de scolarité au Koweït) et autres. Ministre des Affaires sociales, en charge également des Tunisiens à l’étranger, Moncer Rouissi, compatissant, fera adopter en Conseil des ministres présidé par Ben Ali, le 17 août 1990, un train de mesures immédiates. Chacun devait vaquer alors à reprendre pied. Difficilement, très difficilement. Les enfants ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas rentrer chez eux (au Koweït), retrouver leur maison, leurs jouets, leur école, leurs amis...
La réinsertion sera pénible. Les stigmates marqueront à jamais tous ceux qui ont subi cette dure épreuve. Pour eux comme pour les Koweïtiens, il y aura un avant-invasion, paisible, heureux, prospère, et un après-invasion, cauchemardesque.
Une double peine
L’enfer pour eux était de voir les Tunisiens, fortement embrigadés par la propagande irakienne, se déchaîner contre le Koweït, exulter après chaque tir lancé à son encontre, se réjouir de la menée de Saddam Hussein. Les médias tunisiens, même officiels, étaient acquis à Saddam. Les déclarations officielles essayaient de tenir entre le respect de la légitimité de l’Etat du Koweït et «la compréhension» à l’égard de l’Irak. Tunis finira par s’aligner sur Bagdad, au grand dam des Koweïtiens qui ne le comprennent guère et ne le pardonneront pas.
Après six mois d’une rare atrocité, le Koweït, avec ses immeubles fortement endommagés, ses puits de pétrole incendiés et des familles exilées, finira par être libéré, les 24-28 février 1991, par les forces d’une large coalition formée de 33 pays arabes et occidentaux, conduite par les Américains. Le ressentiment des Koweïtiens à l’égard des autorités tunisiennes et des Tunisiens sera, légitimement, fort. Très peu de Tunisiens auront alors envie de retourner au Koweït. Il leur a fallu beaucoup de temps pour le faire. L’ONU organisera un système d’indemnisation des victimes de l’invasion irakienne, ce qui a permis à nombre de Tunisiens de percevoir un petit pécule. Evidemment, les diplomates en étaient exclus, ce qui était mon cas. Mais, contre mauvaise fortune, il faut savoir faire bon cœur.
«Merci, Saddam?»
Une fois ma mission terminée au sein du comité de crise et de rapatriement, fin octobre 1990, et que j’ai aidé les coopérants à régler autant que possible leurs difficultés de réinstallation, j’ai pris la décision de quitter la fonction publique. Fortement impactée par l’invasion du Koweït, ma famille ne pouvait supporter une autre affectation à l’étranger, soit avec l’Atct ou l’ONU dont j’ai reçu d’alléchantes et réconfortantes propositions.
Le 1er janvier 1991, affranchi de la fonction publique, j’ouvrais mon agence-conseil en communication sous l’enseigne de THCOM. Pour exercer mon vrai métier et renouer avec mes premières amours, la communication et le journalisme. Comme tout équipement de démarrage, je ne disposais que d’une vieille machine à écrire d’étudiant, et un fax, un seul client (la Chambre de commerce et d’industrie de Sfax pour concevoir et monter Médibat).
Pour bureau, je me suis réfugié dans un coin de table, chez moi, à la cuisine.
Vingt-cinq ans après, le parcours de THCOM, agence innovante qui lancera de grandes marques (LG, Mamie Nova, Ripolin...) et gèrera de grandes campagnes (Jeux méditerranéens Tunis 2001), a été jalonné de réelles performances. Elle donnera naissance à PR Factory, spécialisée en relations presse et relations publiques, puis à Leaders et sa version Leaders Arabiya.
Quelque part, peut-on dire, Saddam Hussein y a contribué. Sans en avoir aucun mérite, loin s’en faut!
Taoufik Habaieb
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