L’ «enseignement de l’ignorance» à l’ère de la mondialisation et la réforme éducative en Tunisie»
L’école tunisienne est en crise, le constat est accablant: un déclin vertigineux de la qualité de l’enseignement confirmé par les instances internationales d’évaluation. Cette institution souffre de carences multiples. En témoigne la parution du Livre blanc préparé par le ministère de l’Education nationale et publié le 29 mai 2016. Il est censé poser les fondements des nouvelles réformes.C’est dans ce contexte qu’un ouvrage de l’historien Hédi Timoumi vient d’être publié chez la maison d’édition «Mohamed Ali Hammi» et intitulé L’enseignement de l’ignorance à l’ère de la mondialisation et la réforme éducative en Tunisie.1
Dans la préface de son essai, l’historien précise que l’objectif de son livre est de susciter le débat autour de cette question fondamentale qui intéresse le présent et l’avenir des Tunisiens.
«J’ai essayé, affirme-t-il, d’associer concision, brièveté et exhaustivité tout en évitant de céder à une rhétorique plate et stérile.»(P.6)
Timoumi procède à un examen critique du Livre blanc mentionné ci-dessus. Tout en soulignant ses bienfaits, l’auteur déplore que l’approche du livre soit exclusivement centrée sur des aspects techniques (le temps scolaire, l’évaluation du travail des élèves, le règlement disciplinaire, la gestion des établissements scolaires).L’auteur reproche aux élaborateurs d’avoir occulté un aspect fondamental de la réforme : le rôle de l’éducation dévolu à l’école. D’un autre côté, le rapport pèche par une généralisation abusive.Certaines expressions s’apparentent à des formules toutes faites.Il manque à l’approche proposée quelque chose d’essentiel : comment traduire les principes énoncés et les valeurs escomptées en objectifs clairs et opérationnels, vérifiables dans les programmes scolaires et les activités des élèves? Qu’en est-il du contenu des activités culturelles ? Quel sort réserver à l’enseignement de l’histoire et de la philosophie ? Comment enseigner l’islam2 aujourd’hui (religion, histoire et civilisation) ? Et à l’auteur deformuler un jugement sans équivoque: la question éducative est trop complexe pour qu’on la confie aux mains d’experts et de politiciens.
Pour l’historien, il est aberrant d’aborder la réforme de l’éducation sans l’inscrire dans un cadre plus large, celui du modèle économique (modèle de croissance) dominant.
Le modèle tunisien est caractérisé par la mondialisation et la marchandisation du savoir, deux concepts clés pour cerner la thèse de l’auteur. Ce dernier souligne que l’école d’aujourd’hui subit les effets désastreux d’une politique libérale qui impose ses critères (la rentabilité immédiate, la compétition, la performativité et la compétence).
L’école, devant répondre désormais aux besoins du marché, devient un rouage de l’institution économique.L’enseignement est de plus en plus fonctionnel et de moins en moins culturel, ce qui se traduit par la survalorisation des filières technoscientifiques, le recul des Belles-lettres et des humanités, au profit des savoirs liés à l’ingénierie, au management et à l’économie.
L’analyse entreprise par l’historien lui permet de pointer les dysfonctionnements que nous pouvons synthétiser comme suit:
- recrudescence de la violence dans les établissements;
- règne de l’incivilité (non-respect du corps enseignant et du cadre administratif);
- adoption d’un modèle de pédagogie de la réussite massive qui relève de la démagogie;
- déclin de la pensée critique et inquiétante poussée de l’inculture, comme en témoigne les formes de fondamentalisme et d’extrémisme religieux en particulier;
- problème crucial du chômage des diplômés du supérieur;
- absentéisme alarmant des enseignants;
- manque de professionnalisation dans la formation des enseignants;
Que faire? Quelles perspectives?
Pour faire face à cette situation, il n’y a plus de place au replâtrage, l’ampleur de la fracture est telle qu’il faut entrevoir d’autre issues pour redynamiser l’école tunisienne et substituer à «l’homo économicus», «l’homme total», l’homme citoyen, bref l’homme du nouvel humanisme. L’auteur propose à court et moyen terme les mesures suivantes:
- imposer la discipline dans les établissements scolaires;
- combattre le fléau de la violence sous toutes ses formes;
- améliorer la qualité de la vie dans les établissements scolaires;
- abandonner la politique de la réussite massive;
- revaloriser l’école publique sous peine de favoriser un enseignement à deux vitesses dont les signes sont visibles aujourd’hui;
- sauvegarder l’enseignement préscolaire;
- développer une pédagogie du questionnement et non du bourrage;
- barrer la route à toute forme d’instrumentalisation de l’école;
- mettre en place une politique d’encouragement de la lecture à tous les niveaux et considérer que sa pratique relève d’un enjeu national.
Pour conclure, l’ouvrage de Hédi Timoumi est à lire et relire car le lecteur qui s’intéresse à la question éducative y puisera des arguments pour faire de l’émancipation un idéal éducatif. Tâche ardue qu’il appartiendra aux forces progressistes, à la société civile et à tous les acteurs et partisans d’un système éducatif moderne de réaliser. Une entreprise non exempte de risques.
René Char, grand poète français résume admirablement cet état d’esprit par l’injonction suivante «que le risque soit ta clarté»
Lotfi Souab
Inspecteur pédagogique
1) Hedi Timoumi L’enseignement de l’ignorance à l’ère de la mondialisation et la réforme éducative en Tunisie, Ed Mohamed Ali Hammi 2016.
2) l’auteur précise dans les pages 92-93 les modalités de cet enseignement en plusieurs points.