De l’indépendance de la BCT et de la rémunération de ses dirigeants: Une Réponse à Mustapha Nabli
La décision récente du conseil d'administration de la Banque Centrale de Tunisie (conseil de la BCT) de multiplier par cinq ou plus le salaire de ses dirigeants a suscité un étonnement et une réprobation quasi unanimes. La réaction la plus forte a été celle exprimée par Mustapha Nabli sur les colonnes de ce journal (cf., son article intitulé "Sauver l'indépendance de la banque centrale de Tunisie en la protégeant des abus"). Dans cet article, il a appelé à « la démission collective et immédiate de tout le Conseil d’Administration, qui a démontré une incapacité manifeste à apprécier judicieusement l’intérêt public. »
Les arguments présentés par Nabli dénotent une compréhension erronée du principe de l’indépendance de la banque centrale. Etant donné que ce principe est encore nouveau dans la gouvernance politique de notre pays, il est important qu’on s’arrête sur ces arguments pour approfondir le débat public autour de ce principe afin de comprendre ses enjeux et de se l’approprier avec intelligence et clarté.
Dans ce qui suit, je montre que le problème avec la décision du conseil de la BCT n’est pas simplement un problème de mauvaise appréciation de l’intérêt public, mais un problème encore plus fondamental : celui avec l’article 55 de la nouvelle loi de la BCT qui prévoit que « le traitement et les avantages du Gouverneur, Vice Gouverneur, et du Secrétaire Général sont fixés par le conseil. » L’article 55 doit être aboli, et la fixation de la rémunération des hauts dirigeants de la BCT doit revenir de droit à l’Assemblée Nationale.
Pour commencer, rappelons les arguments présentés par Nabli. La raison pour laquelle il appelle à ce que le conseil soit démis de ses fonctions est que ce dernier a fait une erreur grave. L'erreur consisterait en la justification donnée par le conseil qui est que ces salaires sont bas comparés à ceux des hauts responsables des banques publiques; une comparaison qui dénoterait d'un manque de jugement car elle n'apprécie pas la différence entre l'intérêt public que la BCT est censé servir et les activités à but lucratif des banques publiques.
Ainsi, pour Nabli l’erreur est une erreur de jugement de la part du conseil dans l’exercice de la prérogative que lui accorde l’article 55. Pour lui il n’y a aucun problème avec l’article 55, bien au contraire, selon lui "c'est au nom du principe d'indépendance de la BCT" que la nouvelle loi a prévu un tel article!
Pour comprendre l’erreur dans une telle conception il faut d’abord rappeler que le principe de la séparation des pouvoirs comporte deux impératifs et non pas un seul, et expliquer ensuite la genèse du principe de l’indépendance de la banque centrale comme raffinement historique du principe de la séparation des pouvoirs.
L'indépendance des différents pouvoirs dans un Etat moderne ne consiste pas simplement à donner les pleins pouvoirs à une des branches de l’Etat d'exercer un certain nombre de fonctions. Vu la tendance naturelle de tout pouvoir à s’épandre et à empiéter sur le territoire des autres pouvoirs, les architectes des premiers régimes républicains modernes ont vite compris la nécessité de mettre des limites au pouvoir accordé aux diverses branches pour empêcher qu’aucune d’elles n’en abuse. Ainsi, par exemple, le pouvoir législatif donné à l'Assemblée Nationale est limité pas le pouvoir donné à la Cour Constitutionnelle de révoquer toute loi jugée inconstitutionnelle. A son tour, le pouvoir donné à la cour constitutionnelle est limité par le fait que c’est l’exécutif ou le législatif qui nomme ses membres et/ou approuve ces nominations. D’un autre coté, et pour ne pas exposer les membres de la cour constitutionnelle à des pressions politiques de la part des deux autres branches, leur mandat est d’une durée fixe qui chevauche généralement une ou plusieurs administrations.
Une innovation institutionnelle adoptée par beaucoup de pays pendant les dernières décennies et inventée aux Etats Unis depuis 1913 est d’avoir séparé le pouvoir de créer la monnaie du reste des pouvoirs. C’est ainsi que le principe de l’indépendance de la banque centrale est né, et là où il a été adopté le pouvoir de l’Etat est maintenant séparé en quatre branches : le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, le pouvoir judicaire, et le pouvoir monétaire; des pouvoirs séparés, se limitant les uns les autres, mais appelés à coopérer pour promouvoir le bien commun. La raison d’être de cette innovation est de créer une limite sur le pouvoir législatif pour l’inciter à plus de prudence fiscale. En effet, sous cet arrangement, l'Assemblée, qui garde toujours le droit d'adopter la loi de budget, ne peut plus compter sur la planche à billets pour financer un éventuel déficit. L’essence du principe de l’Independence de la banque centrale est donc de donner à la banque centrale, et uniquement à elle, le pouvoir de créer (ou de retirer) de la monnaie dans le seul but d’assurer un niveau de liquidité adéquat pour soutenir le plein emploi dans un environnement non inflationniste. Fini le temps où la création monétaire était assujettie aux besoins du souverain.
Notons ici que l’appréciation faite par Nabli que l’indépendance de la banque centrale est « un acquis fondamental depuis la révolution » dénote un manque de jugement. Cette appréciation aurait été juste si l'une des raisons pour lesquelles le peuple s’est soulevé était que le régime de Ben Ali avait abusé de la planche à billets et avait engouffré le pays dans une spirale inflationniste. Ceci est loin d’être le cas. Les politiques macroéconomiques sous l’ancien régime risquent d’avoir péché plus par défaut que par excès. Des problèmes autrement plus pressants auraient dû être adressés d’abord.
Pour revenir au principe de l’indépendance de la banque centrale, si ce principe veut que seule la banque centrale a le droit de créer de la monnaie, est-t-il prudent de lui permettre aussi, et dans la foulée, d'imprimer l’argent qu'elle veut pour rémunérer ses hauts responsables? Doit-on exposer les dirigeants de la banque centrale au risque de succomber au penchant naturel de s’octroyer de hauts salaires, ou bien doit-on les sauver de leurs démons en donnant à une autre branche la prérogative de fixer leurs rémunérations?
Les législateurs de beaucoup de pays dans le monde ont eu la sagesse de choisir la deuxième option. Aux États Unis par exemple, c'est le congrès qui fixe les salaires de tous les membres du conseil d'administration, y compris celui du gouverneur et du vis-gouverneur. Il n’est pas trop tard pour les législateurs Tunisiens de comprendre que cet arrangement est un meilleur garant contre les abus et de réviser l’article 55 en conséquence.
C’est la durée fixe du mandat des dirigeants de la banque centrale qui les protège des pressions politiques et non pas leur liberté de fixer eux-mêmes leur rémunération, comme l’affirme Nabli. S’il en était ainsi, le principe de l’indépendance de la banque centrale serait un principe absurde car il laisse la porte ouverte à toute sorte d’abus comme cette expérience n’a pas tardé à le démontrer.
La décision du conseil de la BCT (qu’elle ait été prise effectivement ou pas) et la réaction de Nabli auront eu le mérite de nous alerter sur les dangers de l’article 55 qui semble être passé inaperçu au moment de la discussion de la nouvelle loi.
Rakia Moalla-Fetini