Il vient de nous quitter et comme tel avait été son vœu, il repose depuis vendredi auprès de ses aïeux à Fériana. Ses derniers articles sur Leaders et ses éditoriaux sur le New York Times mettaient en garde contre le mirage de l’Islam politique. En hommage à sa mémoire, nous vous proposons l'une des dernières contributions (1) de cet éminent associé du EastWest Institute à New York et fondateur et directeur émérite du Centre pour les dialogues de la New York University, descendant direct du savant vénéré depuis le 17e siècle, Sidi Ahmed Tlili (mort en 1707), fondateur de la célèbre Zaouia de Fériana qui rayonne toujours sur toute la Tunisie centrale par sa mission de propagation sur ces terres d'un Islam de connaissances, de spiritualité et de tolérance. Le professeur Tlili, posait dans cet article ce qui était selon lui la question la plus importante dont le monde musulman devrait se saisir.
Peu de personnes de nos jours contesteraient le fait que, depuis le 11 septembre 2001, l’Islam a une très mauvaise image de marque en Occident. Depuis les évènements tragiques d’il y a 15 ans, de nombreux autres évènements dramatiques survenus dans le monde ont cimenté la mauvaise réputation de l’Islam. Nous en sommes parvenus au stade où certains dirigeants politiques occidentaux font de la dénonciation de l’Islam un élément important de leur campagne électorale, en faisant des déclarations incendiaires et souvent ignorantes. En ce début de XXIe siècle, nous-mêmes, les Musulmans — aussi bien en Occident que dans les pays à majorité musulmane — nous ne semblons pas d’accord sur ce qui constitue l’essence d’être musulman. L’absence d’une autorité centrale en théologie et en tradition islamiques aggrave ce problème. Ceux qui s’expriment et agissent au nom de l’Islam sont souvent motivés par la quête du pouvoir, et ils présentent des images contradictoires de l’Islam et de ses textes sacrés. La multitude de points de vue affichés sur les réseaux sociaux amplifie la confusion à un degré qui était inimaginable il y a quelques années seulement. Il n’est pas étonnant qu’il existe dans le monde musulman une florissante “bourse des fatwas” (comme je l’appelle), qui dépend souvent de l’Internet pour communiquer son message et pour contrecarrer délibérément le dialogue avec d’autres cultures et fois religieuses.
Toutefois, l’histoire nous apprend que la recherche d’une vérité universellement reconnue a fait partie de la tradition islamique tout au long de ses 14 siècles d’existence. Si l’on ôte de l’histoire de l’Islam la concurrence pour le pouvoir politique, ce qui demeure peut être entièrement articulé autour de l’interprétation de la foi, de ses principes, et de ses textes fondamentaux — et avant tout le Coran. Les différentes dimensions de la civilisation et de la culture islamiques ne peuvent pas être correctement comprises si elles ne sont pas interprétées à la lumière du contexte qui les a produites, que ce soit l’impressionnante ouverture d’esprit du mutazilisme, avec les rationalistes audacieux de l’ère classique de l’Islam, ou le fondamentalisme d’Al-Muwahiddine, dont le fanatisme et l’intolérance détruisirent l’Espagne musulmane médiévale, ou encore les visées politiques et religieuses des Wahhabites et des Salafistes djihadistes contemporains.
Ce qui rend notre époque différente, ce sont le poids et le défi des règles qui régissent le système international, lesquelles sont fondées sur la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que le poids et le défi de la mondialisation, qui exigent que le monde musulman confronte la question suivante : comment être musulman au XXIe siècle ?
Contrairement à l’époque des Mutazilistes ou d’Al-Muwahiddine, ou à celle des fondateurs du Wahhabisme au XVIIIe siècle, ni même à celle du mouvement de réforme de l’Islam au XIXe siècle, les discours qui vont à l’encontre des valeurs universelles consacrées dans les documents fondateurs des Nations Unies et dans d’autres instruments internationaux juridiquement contraignants sont maintenant rejetés par la communauté internationale. Il existe une autre différence : dans le monde hyperconnecté actuel, les pays musulmans ne peuvent plus cacher certaines vérités au sujet de leur manque de développement économique, d’éducation, de droits des femmes, de liberté d’expression, d’Etat de droit et de tolérance des différences. Ils ne peuvent plus fermer les yeux sur les terribles ravages provoqués dans le monde musulman et au-delà par les discours islamiques littéralistes. Tout intellectuel ou dirigeant musulman à l’esprit ouvert devrait se rendre compte de ce que ces maux affligent actuellement l’Islam, de la Malaisie au Nigéria, du Maroc à l’Azerbaïdjan, et accepter la nécessité de contre-discours basés sur des interprétations différentes des textes sacrés. Ils devraient être conscients du fait que cette tâche leur revient ; elle ne peut pas être réalisée à leur place depuis l’extérieur.
La lecture et l’interprétation du Coran et de la tradition du Prophète (ou hadiths), les textes fondateurs de l’Islam, ont toujours constitué la base fondamentale de l’élaboration d’une compréhension de ce que signifie le fait d’être un Musulman. L’Islam est une foi et un mode de vie inspiré par une compréhension de la foi. Pour les Musulmans, la façon dont le Coran et les hadiths sont interprétés n’est pas simplement une question de piété. Elle a de réelles incidences sur la manière dont les sociétés musulmanes construisent des États, des économies, des systèmes éthiques et juridiques, et des relations avec le reste du monde.
La discipline de l’interprétation des textes sacrés a évolué au fil des siècles. Cependant, si les intellectuels musulmans et les dirigeants politiques et religieux éclairés acceptent le fait que, comme toute autre discipline, elle dépend d’outils et de catégories intellectuels, ils ne devraient pas hésiter à mettre en œuvre les sciences humaines et sociales modernes. Ce n’est qu’en réexaminant d’un œil critique les textes fondateurs qu’ils pourront parvenir à un discours radicalement nouveau pour remplacer le discours de l’extrémisme violent basé sur une interprétation erronée et littéraliste de la foi.
La piété a son utilité, même si personne en fin de compte ne peut connaître son rôle dans notre salut. La réflexion critique a une fonction différente — dans laquelle le sacré devient l’objet d’un examen rigoureux et lucide. À la lumière des enjeux considérables actuels, la piété doit-elle enfermer l’Islam dans des interprétations littéralistes utilisées pour justifier la violence ? Ou bien les intellectuels et dirigeants musulmans peuvent-ils, en appliquant les outils de l’esprit critique, réaliser une nouvelle compréhension de l’Islam au XXIe siècle ? Il s’agit là de la question la plus importante dont soit actuellement saisi le monde musulman — une question qui a d’immenses conséquences pour la communauté internationale.
Mustapha Tlili
Mustapha Tlili est un éminent associé du EastWest Institute à New York et le fondateur et directeur émérite du Centre pour les dialogues de la New York University.]
(1) cet article date du 4 décembre 2016