Jaafar Guesmi, homme de théâtre, de radio et de télé!
C’est devant un café du centre de la capitale que nous avons pris rendez-vous avec celui qui se présente avant tout comme un homme de théâtre. Pendant les deux minutes de marche que nous parcourons à ses côtés jusqu’à son bureau, trois piétons l’interpellent pour le remercier pour ce qu’il fait, le complimenter sur ses prestations scéniques ou simplement échanger une ou deux blagues. Jaafar Guesmi, star nationale?
Sa carrière sur et derrière les scènes de théâtre tunisiennes et du monde arabe est en tout cas à écrire sur plusieurs pages, tant elle foisonne de créations et de participations à des comédies diverses. Mais l’homme de théâtre s’illustre également depuis quelques années par une activité médiatique effrénée, à la télé comme à la radio. Portrait.
Une enfance douloureuse
Il dénonce sa force de caractère et sa soif de justice dès les premières minutes de son long monologue sur la vie et les tourments qu’elle lui a imposés. «Je ne peux parler de mon parcours sans évoquer mes échecs, qui ont tracé le chemin de ma carrière, et les stigmates de ma vie d’enfant, qui ont modelé ma conception de l’expression artistique», dit Jaafar. Son enfance, passée à Médenine au sein d’une famille modeste et éclatée, il l’évoque avec ce qui semble être une irrémédiable affliction au cœur. Agé de seulement 2 ans, il voit son père quitter le foyer familial pour, croit-il savoir à l’époque, conformément à la version officielle de sa mère, un pays étranger. «Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai commencé à le visiter en prison, où il sera resté pendant trois longues années», se souvient-il. Mais si ses premiers pas dans la vie sont portés par des relents anxiogènes, l’écolier ne sait pas encore que, malgré quelques autres épreuves difficiles à venir, la vie adulte lui sourit. Brillant à l’école primaire, il multiplie les distinctions, comme pour infliger une revanche aux lacunes sentimentales qu’il traîne encore aujourd’hui, et se passionne pour la littérature.
Homme de théâtre avant tout
Quelques années plus tard, la situation financière du ménage s’améliore: il part s’installer en famille à La Marsa, découvre pour la première fois la mer, et poursuit ses études secondaires au lycée Présidence de Carthage. Adolescent, il s’introduit dans le milieu du théâtre en s’inscrivant dans un club qui détournera son attention des impératifs contraignants des études et de la discipline qu’elles exigent. Il rate son bac quatre fois de suite, et se déguise en clown à ses temps perdus pour distraire les fêtards des boîtes de nuit et les noceurs de soirées en tout genre.
«Je voulais amasser de l’argent pour présenter une demande de candidature au lycée libre. Il me fallait absolument obtenir mon bac pour poursuivre des études dans le domaine de l’art dramatique», explique-t-il. C’est chose faite. Son diplôme en poche, il s’inscrit à l’Institut supérieur d’art dramatique d’El-Omrane, y fait preuve d’une créativité prometteuse et obtient sa maîtrise. Dans la foulée, il fait ses premiers pas en tant que comédien et produit trois pièces de théâtre à succès: La Bourrasque, Valises (récompensée par le prix de la meilleure œuvre à la 22e édition du festival international du théâtre expérimental du Caire, le premier à avoir été délivré à un Tunisien) et Richard III, court-circuit, une reprise personnalisée de l’œuvre de Shakespeare.
Ses pièces, outre en Tunisie et en Egypte, se produisent aux Emirats arabes unis et au Liban, et obtiennent divers prix arabes, dont celui du Festival du théâtre arabe. Humour, amour, scènes ordinaires de la vie quotidienne, allégories du pouvoir et de l’autoritarisme, dénonciation de la pauvreté et de l’injustice (qu’il combat notamment en se produisant parfois gratuitement), solitude… Si les thèmes qu’il privilégie et qui constituent le fil directeur de ses œuvres sont disparates, ils convergent en ce qu’ils se sont tous frottés à son intimité.
Mais pour collecter les fonds nécessaires à la réalisation de ses pièces, l’acteur et metteur en scène regrette d’avoir parfois été contraint de «se vendre» en jouant dans des séries télévisées «dénuées d’intérêt» et que «je n’aurais jamais regardé en temps normal». «C’est la face obscure du métier», explique-t-il encore.
One-man-show
Ayant fait preuve d’un potentiel humoristique remarqué, Jaafar Guesmi se passionne bientôt pour le travail scénique en solo et commence à écrire des sketchs sous forme de one-man-show. Une carrière qu’il commence alors qu’il n’a même pas 30 ans. Et pour cause, il est le premier en Tunisie, après Lamine Nahdi, à être monté sur scène pour faire rire.
Tounsi.com, Tounsi.vote et Best of Jaafour (qu’il joue actuellement partout en Tunisie) sont ses trois principales représentations à succès. Mais depuis Richard III, Jaafar n’est pas retourné sur scène en tant qu’homme de théâtre. «Je suis en train d’écrire ma prochaine pièce, qui s’appellera probablement Ommi, et qui aura pour personnage principal notre mère à tous... la Tunisie!»
Entrée dans les médias
Mais sa popularité grandissante et de plus en plus grand public, il la doit, de son aveu même, à sa participation à diverses émissions télé. Depuis mi-2015, il présente sur Attessia TV une émission hebdomadaire à vocation philanthropique, «Yed wahda». Le concept? Sélectionner des familles défavorisées et vivant dans des conditions particulièrement dures pour leur construire des habitations, moyennant une collecte de financements parmi des donateurs fortunés, des entreprises, des associations de charité, etc. La réalisation, peu conventionnelle et particulièrement soignée, détonne dans le paysage médiatique tunisien. Sans plateau télé, tout se passe dehors, auprès des heureux élus. Mais ce n’est pas tout: Guesmi impose également son charisme et sa capacité à répandre des ondes positives à la radio, chez IFM. Il y présente une matinale, «Fezz tesma3 el 3ezz» qui, comme son nom l’indique, poursuit l’objectif de divertir les auditeurs dès leur réveil, de 6h à 9h. «Apolitique, mon émission n’a pas pour but de revisiter le déjà-vu ennuyeux de la politique somnifère, explique-t-il. Elle s’adresse aussi bien aux enfants qu’aux adultes pour contribuer du mieux que nous pouvons à insuffler de la joie dans leur matinée!»
Une vie professionnelle chargée, et qui plus est s’annonce encore longue (il n’a que 42 ans). Pour cette raison, Jaafar Guesmi regrette le peu de temps passé avec sa femme et ses deux enfants. A ces derniers, il a tout de même eu le temps d’inoculer sa propre fibre artistique ou récréative: sa petite fille fait du ballet, tandis que son fils amorce une petite carrière dans le football. Entre temps, Jaafar attend de déverser sur scène tout ce qu’il a sur le cœur pour ensuite «prendre la liberté du repos».