Opinions - 15.09.2016

L’éducation nationale, voilà le trésor de la Tunisie

Par Mohamed Larbi Bouguerra - Enfin, l’oracle est tombé. Plus de suspense braves gens : nous connaissons enfin la date de la rentrée scolaire. Car, à l’heure où les hommes reçoivent, par l’intermédiaire de la sonde de la NASA, des images exceptionnelles de Jupiter - la plus grosse planète du système solaire située à 750 millions de km de la Terre- nous restons tributaires de la vision oculaire des phases de la lune pour régler notre quotidien. Les astronomes sont en mesure même de dire que le 7 avril 2017, le Soleil, la Terre et Jupiter seront alignés mais, en Tunisie, on ne peut encore fixer le 1er Ramadan 1438. On attendra qu’une foule bigarrée gravisse, par exemple, les hauteurs de Sidi Belhassen, armée parfois d’instruments d’optique pourtant inconnus au VIIème siècle, pour en décider ! La désorganisation des transports, des plannings des gardes dans les hôpitaux, des hôtels, des pensionnats, des services de sécurité…. peut atteindre des sommets et crucifier les Tunisiens mais certains pavoisent car ils ont vu le croissant comme jadis, avant la boussole, quand les caravanes de chameaux sillonnaient le Hedjaz et le Rub al Khali guidées par les étoiles.

En fait, la rentrée des classes n’est pas une simple date administrative. Elle devrait être une fête. Dans beaucoup de pays d’Europe centrale et en Russie, à la rentrée des classes, les élèves offrent des fleurs aux enseignants. Chez nous, actuellement, pour cette rentrée, on ne parle que de sit-in, de protestations, de promesses non tenues et les dates de grève sont déjà gravées dans le marbre ! Un responsable syndicaliste du secondaire – historien de surcroît- n’hésite pas à utiliser des expressions grossières qui feraient rougir les gibiers de potence…pour appuyer les revendications des enseignants.

Est-ce avec de tels professeurs qu’on formera les jeunes Tunisiennes et les jeunes Tunisiens ?

A la télévision, les instituteurs remplaçants, titulaires d’un simple baccalauréat, protestent véhémentement et certains affirment même avoir été reçus à cet examen avec une moyenne de 10/20 ! Comme est juste ce mot de Valéry : « Le diplôme donne à la société un fantôme de garantie, et aux diplômés des fantômes de droits….Ce diplômé au nom de la loi est porté à croire qu’on lui doit quelque chose. Jamais convention plus néfaste à tout le monde, à l’Etat et aux individus (et, en particulier, à la culture), n’a été instituée ».

Tous ces protestataires veulent devenir instituteurs titulaires. Titulaire, le mot magique ! Il faut que ces manifestants trouvent un travail, c’est évident, mais pour enseigner, il faut être qualifié.

Ce qui est frappant dans toutes ces actions de protestation et ces revendications, c’est qu’on ne parle point des élèves, de l’éducation, de la formation, du niveau des enseignants et de la noble mission de l’école. Comment oublier, dans ce charivari, le sort ces 100 000 jeunes qui décrochent ? Victor Hugo assure : « L’ignorance est la suprême indigence ».

Mahmoud Messadi qui a dirigé le ministère de l’éducation nationale pendant une décennie cruciale (1958-1968) s’est souvent opposé à la Banque Mondiale pour faire admettre que l’éducation est un placement essentiel, un excellent investissement car c’est par l’école qu’on dotera le pays de mécaniciens, d’ingénieurs, d’instituteurs, de personnel de santé…..et qu’on le sortira du sous-développement.

C’est l’école qui fera de ce pays une « Smart Tunisia » dans l’ère du digital car, comme le dit Paul Valéry, « Tout homme appartient à deux ères ». Et comme l’a dit, bien avant lui, Ali Ibn Abi Talèb.

Enseigner n’est pas un métier comme les autres. Il n’est peut-être pas un sacerdoce mais il s’en rapproche. C’est un métier, oui, et en tant que tel, il doit aussi s’apprendre. Pour cette mission, le simple bachot n’est simplement pas suffisant.

Comment celà se passe ailleurs?

Dès l’Indépendance, la Tunisie a fondé l’Ecole Normale Supérieure et même l’Ecole des professeurs adjoints –pour répondre rapidement à la demande du pays en enseignant. Quant à la bonne et vaillante Ecole Normale d’Instituteurs, elle a continué à jouer son rôle traditionnel essentiel. Souvent, par la suite la localisation de ces institutions, leur devenir et leur mission ont vogué au gré de réformes plus ou moins heureuses et du baromètre politique. Mais les questions-clés sont toujours là. Il est important de voir comment on y répond ailleurs.

Le grand magazine britannique The Economist (11 juin 2016) a consacré un article remarqué à cette question sous le titre : « Comment produire un bon professeur » et de souligner : « Ce qui compte le plus dans les écoles, ce sont les professeurs. Heureusement, enseigner peut s’apprendre. Le secret des résultats brillants et des lauréats avec mention très bien, ce sont les professeurs.»

Une étude américaine trouve qu’au cours d’une seule année scolaire, les 10% des meilleurs professeurs consacrent trois fois plus de temps aux apprenants que les 10% des pires enseignants. L’article poursuit : « Les efforts consentis en vue de former les enseignants sont entravés par un mythe tenace qui veut que les bons professeurs soient des doués pour cette profession et qu’on ne saurait les former.

Ils auraient donc des dons innés exceptionnels, ils stimulent et communiquent l’enthousiasme. Dans le monde anglo-saxon, certains films de cinéma ont donné corps à cette image du professeur doué tel « Le cercle des poètes disparus » avec le chaleureux et pétillant Robin Williams. Les politiques gouvernementales tablent souvent sur cette hypothèse en essayant d’attirer les meilleurs diplômés vers l’enseignement et en poussant vers la sortie les mauvais enseignants. De leur côté, les syndicats de l’éducation affirment que si le centralisme n’était pas aussi fort, l’excellence suivrait. »

Il va de soi que l’hypothèse posant que l’aptitude à l’enseignement est innée est une douce illusion. Dans les pays anglo-saxons, une nouvelle race de formateurs d’enseignants est née et a fait de la pédagogie une science rigoureuse ; le but étant de former d’excellents professeurs sur le modèle des « coaches » sportifs. Conduite à bon escient, cette méthodologie pourrait infuser un sang neuf dans les écoles et changer des vies.

Pour The Economist, l’éducation a été souvent ballotée d’une solution miracle à une autre. Ainsi, l’association « Teach for America » et les dizaines d’autres organisations qu’elle a inspirées sont arrivées à recruter pour l’enseignement des diplômés et des lauréats ambitieux et énergiques. La ville de Washington D.C. a amélioré les résultats dans ses écoles en se passant des mauvais professeurs. Mais chaque approche a ses limites. L’enseignement est une profession de masse : elle ne saurait s’adjuger, année après année, tous les meilleurs diplômés. Quand on remercie les mauvais professeurs, il faut les remplacer et il faut former ces remplaçants par le même système qui a échoué à faire de leurs prédécesseurs de bons enseignants.

C’est pourquoi on s’oriente vers l’amélioration de l’enseignant moyen, un concept de nature à révolutionner entièrement la profession. A travers le monde, rares sont les enseignants assez bien préparés pour avoir la charge d’apprenants et confronter une classe. Dans les pays pauvres, seul un tout petit nombre accède à une maigre formation. Un récent rapport portant sur 31 pays montre qu’un quart des instituteurs ne satisfait pas aux normes nationales minimales. Dans les pays riches, les enseignants gagnent leurs galons après des études longues et spécialisées… qui incluent souvent des discussions théoriques assez fumeuses. Ce que les enseignants ratent au cours de leur formation à l’Université ou dans les écoles normales, ils peuvent rarement le rattraper au cours de leur vie professionnelle. Il est indéniable qu’au cours de leurs premières années dans une salle de classe, face aux élèves, ils deviennent de meilleurs professeurs mais cette amélioration ne tarde pas à faire long feu. Pourquoi ? Parce que les écoles négligent leurs éléments les plus importants : leurs propres enseignants. Dans l’OCDE, le club des pays riches, 40% des professeurs disent qu’ils n’ont jamais pu assister aux cours d’un autre collègue ou l’évaluer.

Comment changer la donne?

Pour que cela évolue, les enseignants doivent apprendre à communiquer le savoir et préparer les jeunes esprits à non seulement recevoir mais aussi à retenir. Les bons professeurs assignent des buts clairs, respectent des standards élevés de comportement et savent utiliser correctement le temps. Ils mettent en œuvre des techniques éprouvées pour assurer que les cerveaux sont constamment en activité.

Inculquer ces techniques est plus facile à dire qu’à faire ! Pour l’enseignement comme pour d’autres savoir-faire complexes, la maîtrise ne s’acquiert pas par l’abstraite théorie mais plutôt par une pratique intense, enracinée dans la matière à enseigner et adossée aux méthodes pédagogiques. A Singapour, en Finlande, à Shanghai, les élèves parviennent à d’excellents résultats comme le prouvent les diverses compétitions internationales en mathématiques, en chimie….parce que les professeurs fraîchement formés sont soumis à un apprentissage exigeant.

Les institutions éducatives doivent assurer aux enseignants la possibilité de s’améliorer tout au long de leur carrière. Ces derniers doivent acquérir plus de métier par l’observation et le coaching. Ils acceptent le feedback et les réactions critiques.

Venons-en maintenant à la question de la rémunération. Pour The Economist, l’argent n’a pas l’importance qu’on lui prête. Les enseignants finlandais – les meilleurs de l’OCDE- gagnent le salaire moyen de l’enseignant de ces pays. La flexibilité salariale rendra plus aisée l’affectation des meilleurs professeurs dans les écoles les moins bien classées. Améliorer la qualité du professeur moyen accroîtra le prestige de la profession et créera un cercle vertueux qui incitera les diplômés de talent en entrer dans la carrière. Mais les gains les plus considérables ne viendront que d’une meilleure préparation des nouveaux enseignants et d’une amélioration de ceux qui sont déjà à pied d’œuvre dans les classes.

Nos responsables – et nos syndicalistes- seraient bien inspirés de prendre compte de ces préconisations….même si notre système éducatif n’est pas celui des pays anglo-saxons. Chez nous aussi, il faut rendre son lustre à ce métier exceptionnel abîmé par le manque de moyens, les cours particuliers, le détachement vers des structures partisanes et la baisse de niveau.

Dans la Tunisie postrévolutionnaire, les enseignants sont le fer de lance de la résurrection du pays car, comme le dit Victor Hugo, ils sont en mesure d’appeler à « l’émeute de l’intelligence vers l’aurore », vers la lumière et le savoir….Les Tunisiens le savent qui prennent spontanément en main la remise en état, le verdissement, la peinture et la propreté des écoles.

Forte de ses jeunes pépites, l’éducation nationale est un vrai trésor pour la Tunisie.

Mohamed Larbi Bouguerra