Opinions - 12.11.2016

Un Tunisien se suicide chaque jour: L’immense détresse d’une mal-vie

Un Tunisien se suicide chaque jour L’immense détresse d’une mal-vie
Un cas de suicide par jour en Tunisie était déclaré durant l’année 2015, soit 365 au total. Encore plus grave, ce triste bilan est quasiment le double de ce qui était signalé avant la révolution. Kairouan, Gafsa et Bizerte auraient été les trois premières régions concernées. La tranche d’âge 20-39 ans est la plus affectée. La pendaison vient au premier rang des moyens adoptés (58.63%), suivie de l’immolation (15.89%). 
Pourquoi ? Comment faire face à ce fléau ? Leaders a interrogé les spécialistes.
 
L’acte fondateur de la révolution tunisienne est un suicide. L’immolation que s’est infligée Mohamed Bouazizi, il l’a également répercutée sur ceux qui se sont reconnus dans l’impossibilité de vivre du jeune vendeur ambulant. Car depuis 2011, les immolations, comme actes de protestation politique couplés à une résignation à la mort, se succèdent inlassablement, tout en semblant se nourrir les unes des autres. Cette forme particulière de suicide, spectaculaire, publique et profondément politique, ne doit toutefois pas faire de l’ombre au suicide «ordinaire», isolé de l’espace public. Plus «trivial» par sa récurrence et donc sa répétitivité, le suicide par pendaison ou par empoisonnement ravit pourtant de plus en plus de vies à la jeunesse tunisienne.

Un fait social

Le constat est implacable : le suicide, «abouti» ou seulement tenté, véritable fléau qui pèse sur le climat social tunisien, continue de se répandre comme une traînée de poudre cinq ans après la révolution. «Le suicide est un fait social», martèle le sociologue Mohamed Kerrou, citant Emile Durkheim. Il coupe court d’emblée aux explications par trop psychologisantes qui omettraient d’inclure le suicidant dans son environnement social, un environnement qu’il ne choisit pas puisqu’il s’impose à lui. S’il met également en garde contre les interprétations déterministes considérant le suicide comme phénomène social incontrôlable, Kerrou s’interroge sur le rôle joué par la société dans la production de tant de suicidés. Exclus par la société, ils seraient «porteurs d’une protestation» dont l’expression aboutit à un «suicide réactionnel». Le cas de Bouazizi serait en outre «anomique» en ce qu’il reflète l’incapacité de la société, devenue dérégulée et dérégulatrice, à doter les individus d’un pouvoir de limitation de leurs désirs individuels.
 
S’agit-il, dès lors, d’un phénomène qui se cristallise d’une manière nouvelle autour, notamment, des échecs de la révolution en matière de justice sociale ? C’est à craindre, car «nous assistons de plus en plus à des immolations survenant suite aux conflits entre le suicidant et le représentant du pouvoir public, à l’image du suicide de Bouazizi», explique Fatma Charfi, présidente du Comité technique de lutte contre le suicide. Or, pour Kerrou, l’immolation, «acte politique par excellence, n’existe politiquement que quand il est médiatisé». Et n’est médiatisé que lorsqu’il est spectaculairement mis en scène. L’immolation constitue également, selon Amen Allah Messadi, professeur en réanimation médicale, la douleur physique la plus insoutenable qui soit pour l’être humain. Une auto-mise en scène spectaculaire et douloureuse, donc. Comment en sommes-nous arrivés là?

Une réalité accablante

Les statistiques nationales du suicide relatives à l’année 2015, obtenues auprès des neuf services de médecine légale en Tunisie, révèlent que 365 personnes ont mis fin à leurs jours en Tunisie, portant le taux de mortalité par suicide (ou «incidence du suicide») à 3,27/100 000 habitants. Le suicide semble par ailleurs constituer un phénomène particulièrement jeune (il concerne surtout les personnes âgées de 20 à 39 ans) et masculin. Les hommes sont en effet presque trois fois plus nombreux que les femmes à se tuer (4,75/100 000 contre 1,8/100 000 en 2015). Selon les chiffres officiels établis avant la révolution, l’incidence annuelle du suicide se situait en moyenne autour de 1,8/100 000 habitants, contre 3,15/100 000 en moyenne depuis la révolution. Une augmentation significative, mais qu’il conviendrait de relativiser en raison du tabou qui enveloppait la communication autour du suicide avant la révolution : bien que le nombre de suicides soit effectivement en hausse, les chiffres relatifs à la période d’avant 2011 sont, de l’avis de certains experts, sous-évalués.
 
Le phénomène de la sous-déclaration trouvant son origine dans la prédisposition culturelle qui considère le suicide comme un tabou majeur qui continue d’ailleurs de prévaloir dans certaines régions du pays et pourrait expliquer la disparité des incidences selon leur provenance. Une situation qui empêche de tirer des conclusions claires sur les spécificités régionales (développement socioéconomique, rapport des habitants aux représentants du pouvoir, climat social) pouvant contribuer à la production de conditions de vie suicidogènes En 2015, Kairouan, Gafsa et Bizerte auraient été les trois premières régions concernées par le phénomène, loin devant le sud tunisien qui n’aurait été, quant à lui, que très peu représenté (voir figure). 

Le phénomène de l’immolation

Les moyens dont usent les suicidants pour attenter à leurs jours sont pour leur part nombreux, mais deux techniques semblent très convoitées. Si la pendaison se hisse à la première position des moyens employés (58,7% des suicides ont été accomplis avec cette méthode), l’immolation accapare 15,89% des suicides enregistrés en 2015. Phénomène nouveau, le suicide par immolation ne constituait avant la révolution que la quatrième technique employée après la pendaison, la noyade et la prise desubstances toxiques.
 
Après Bouazizi, l’usage de plus en plus répandu (les tentatives de suicide par le feu sont en moyenne 20 fois plus nombreuses qu’avant la révolution) de cette méthode spectaculaire à coloration sacrificielle s’impose comme un éclaireur de l’évolution de la perception sociale du suicide en Tunisie. 
«Hier strictement confiné à l’espace domestique, le suicide tend aujourd’hui à être employé comme un instrument d’appel désespéré à l’aide», explique Mehdi Ben Khelil, assistant hospitalo-universitaire en médecine légale. Un appel à l’aide qui s’inscrirait de surcroît dans une démarche promouvant une extériorisation et un partage de la souffrance individuelle avec la collectivité.
Car, en effet, outre la recrudescence des immolations, une augmentation des suicides commis dans des endroits publics symboliques (souvent devant des

 municipalités, des postes de police, etc.) est également à déplorer, démontrant ainsi qu’un conflit endémique s’est enraciné entre les représentants de l’autorité et les exclus de la société. Par ailleurs, si la plupart des suicidants sont célibataires, l’on assiste à un accroissement de suicides commis par des personnes mariées, souvent en raison de la pression qu’exercent des difficultés financières sur leur ménage. Sans surprise, ce sont d’ailleurs les chômeurs et les ouvriers qui se suicident le plus, représentant plus de 80% des cas.

«Décompensation mentale»

Lorsqu’ils ont été déclarés, les motifs du suicide concernent souvent une maladie mentale, des problèmes financiers, ou des conflits conjugaux ou familiaux persistants. La question des antécédents en matière d’instabilité psychologique mérite quant à elle d’être posée. Car selon Mehdi Ben Khelil, s’il y a une augmentation de suicides commis par des sujets atteints de maladies mentales, il n’est toutefois pas encore possible de savoir si cette réalité évoque une plus forte propension au suicide de la part de cette population ou un début d’abandon, de la part des familles des suicidés, du tabou entourant les troubles mentaux, très stigmatisés en Tunisie. Le phénomène de sous-déclaration des motifs de suicide serait en effet peut-être en voie de disparition.
 
Mais il pourrait également s’agir d’une tendance de «décompensation» des malades mentaux, d’une sorte de mouvement accélérateur les portant à mettre fin à leur souffrance. Une possibilité qui irait dans le sens d’une autre réalité alarmante dévoilée par les données chiffrées des dernières années: l’augmentation du recours à des moyens durs de suicide, par l’arme blanche notamment. En somme, les suicides en Tunisie ne sont pas seulement plus nombreux, ils sont surtout plus violents, plus «publics» et de plus en plus commis par des personnes instables. 

Gare à l’effet Werther

On l’appelle également «suicide mimétique». Il s’agit d’une tendance sociologique mise en évidence dans les années 1980 par un sociologue américain selon laquelle la surmédiatisation d’un suicide, surtout si celui-ci a été le fait d’une célébrité, et son traitement dans des termes positifs peuvent mettre en branle une dynamique d’épidémie de suicides. Si l’effet Werther ne concerne que la population présentant déjà des facteurs de prédisposition au suicide, les acteurs du Comité technique de lutte contre le suicide mettent en garde contre les dégâts que pourrait provoquer une médiatisation maladroite, simpliste et sensationnelle de faits suicidaires.
 

D’une même voix, Fatma Charfi, Ourida Boussada, enseignante en communication, et Mehdi Ben Khelil appellent d’ailleurs tous les trois à la mise en place d’une 
charte de couverture médiatique qui permettrait de renforcer la déontologie du métier en matière de traitement de ce type d’affaires. L’enjeu est d’autant plus grand qu’il s’agit ,selon eux, de retourner l’arme des médias contre le suicide, en contribuant à sa prévention plutôt qu’à sa propagation. Selon nombre de spécialistes, le pic de suicides chez les jeunes adolescents qui a été observé à la fin 2014 n’est pas étranger au traitement médiatique «excessif» qui en a été fait, qui plus est à des heures de grande écoute.

Qu’est-ce que le Comité technique de lutte contre le suicide?

C’est un organisme relevant du ministère de la Santé qui a vu le jour en février 2015 pour mettre en œuvre un programme de prévention contre le suicide et de surveillance épidémiologique des tendances suicidaires dans le but de mieux connaître la population à risque. Il est par ailleurs sur le point de mettre en place un registre national du suicide et des tentatives de suicide. Un rapport portant sur les suicides survenus en 2015 et dont le Comité a contribué à la réalisation a d’ailleurs déjà été publié sur le site du ministère de la Santé (www.santetunisie.rns.tn) et constitue le premier document épidémiologique détaillé en matière de suicide.

Un besoin de réenchantement?

La socio-anthropologue Meryem Sellami a pu s’entretenir avec des adolescents ayant échappé à des tentatives de suicide, grâce à des travaux menés auprès du service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Razi de Tunis.  Les cas dont elle a restitué l’histoire semblent converger avec la thèse, soulevée par Kerrou, selon laquelle il ne faut pas dissocier le phénomène du suicide de la postmodernité dans laquelle il a pris son visage actuel. Or celle-ci est avant tout définie par l’industrialisation et la sécularisation de l’existence qui, ensemble, peuvent faire advenir un «désenchantement du monde» porteur de tendances suicidaires, ou en tout cas de comportements à risque.
 
Pour Meryem Sellami, «les tentatives de suicide des adolescents constituent des tentatives de vivre où le désir de mourir n’est pas premier» et un moyen de dire à travers son corps «l’impossibilité provisoire d’exister». Elle en veut pour preuve le fait, étonnant, que les adolescents pensent toujours à l’après-tentative de suicide avant même d’y avoir recours, «ce qui n’est pas le cas des adultes», rappelle-t-elle. Selon la socio-anthropologue, les tentatives de suicide chez les adolescentes sont souvent un moyen de «faire une pause» pendant laquelle le corps se purifierait de ses douleurs. C’est une «mort réversible, sans cadavre» qu’elles voudraient expérimenter comme suspension d’une existence trop plate ou, au contraire, trop dolente.
 
Or, c’est dans l’officialisation cérémoniale et religieuse de leur retour à la vie que s’opère la réparation de l’acte suicidaire. La chercheuse explique en effet que les cérémonies d’exorcisme et de prières (hizb latif) organisées par les familles «pour remercier Dieu» sont très efficaces sur le plan symbolique. «Elles soulagent la jeune fille grâce à l’intervention d’un homme, substitut paternel, comme un imam qui psalmodie des versets du Coran et des prières qui lui sont spécialement dédiées. Il y a quelque chose de l’ordre de la réparation, de la resacralisation de soi à travers ces liturgies», remarque Meryem. Quand le père s’associe à la récitation, un contact charnel avec sa fille est recréé, la ramenant ainsi à la vie. 
Quelles pistes de réflexion?
 
Outre un «réenchantement du monde», il s’agit d’apporter des mesures politiques radicales contre le chômage, facteur déterminant dans le suicide des adultes. Plus largement, les acteurs du milieu associatif de lutte contre le suicide ont souligné l’urgence d’apaiser le climat social, parfois très violent, qui prévaut dans certains milieux, quartiers ou corps de métier. D’autres pointent l’usage de plus en plus décomplexé et normalisé de stupéfiants, la persistance des tendances fatalistes, la généralisation de la violence et de la délinquance dans le processus de montée du suicide, etc.
 
Mais un apaisement de la situation ne saurait trouver sa source dans la seule réponse économique, prévient-on. Une valorisation des parcours artistiques, une refixation culturelle de la société autour d’idéaux communs, une intégration sociale offerte à tous sont autant de pistes à emprunter d’urgence pour limiter les dégâts de ce que Durkheim appelle le «suicide anomique».
 
Néjiba Belkadi