Hassen Husni Abdul Wahab (1884 – 1968): L'homme – Le chercheur – L'historien
"Feuilles éparses" est le titre du dernier livre de Sadok Zmerli. Il réunit des écrits de l'auteur inédits ou déjà publiés dans les journaux ou revues. Le livre paraîtra après la mort de l'éminent publiciste et érudit tunisien sur l'initiative de son fils, le professeur Adnan Zmerli, dans les années 80. Il est aujourd'hui épuisé. L'auteur y faisait la démonstration de son talent dans un genre littéraire dont il était devenu le maître incontesté et incontestable dans notre pays: les portraits. Nous reproduisons ci-après, celui de son ami, le grand historien, Hassan Hosni Abdelwahab où Sadok Zmerli était au sommet de son art:
Le Révérend Père Demeerseman a consacré à l’illustre disparu, dans la revue «IBLA », des pages frémissantes d’émotion et de fervente admiration, dignes de figurer dans une anthologie de la littérature moderne, et qu’il n’entre point dans notre dessein de les parachever, parce que leur auteur n’a voulu, semble-t-il, que décrire l’aspect de l’homme couvert d’années de gloire et qui, durant les derniers mois de sa vie, a emprunté, aux yeux de ses amis étonnés et perplexes, le visage inattendu du mystique, souriant et résigné. Or il semble que l’on doive, avant tout, essayer d’étudier, aussi objectivement que possible, la longue carrière de cet autodidacte singulier et d’en suivre les méandres et les fluctuations.
Ayant quitté Sadiki, pour des raisons majeures, après la troisième, il se fait engager, sur l’intervention d’amis influents de sa famille, à la Direction de l’Agriculture, en qualité de commis, et s’y présentera en fait au cours de l’année 1902.
Grand, osseux, agile et flexible, tel il apparaîtra au jeune Français courtois et cultivé qui sera son compagnon de bureau, et qui le prendra en sympathie dès le premier jour. C’est à son école qu’il acquerra l’art de la composition française, et celui, non moins délicat, de s’exprimer correctement dans la langue de Voltaire.
Deux ou trois ans plus tard, étant devenu membre de la Khaldounia, il se voit confier la classe de français, nouvellement créée, et en profitera, tout en assurant cette charge, pour amonceler, grâce à la collaboration bénévole de deux zeitouniens, les notes d’histoire et de biographie qui formeront la base de sa documentation.
En même temps qu’il enrichit ainsi ses fiches personnelles, il se plonge dans l’étude attentive des deux volumineux dictionnaires biographiques et bibliographiques de Yakout El-Hamaoui et de Haji Khalifa, ce qui lui permettra plus tard d’acquérir sans erreur les manuscrits et les textes inédits qui constitueront le poids de l’inappréciable collection qu’il était parvenu à posséder, au prix d’une patience infinie mais largement récompensée.
L’œuvre capitale
Quelques années après, et bien que jeune encore, il s’enhardit à prendre part au congrès des orientalistes tenu a Alger en 1905, et rédige, en toute hâte, et pour justifier sa présence à cette assemblée et pour éprouver la valeur de ces recherches personnelles, une courte monographie sur la domination musulmane en Sicile.
Ce travail ayant retenu l’attention des congressistes, Hassen Husni Abdul Wahab y voit une raison manifeste de persévérer dans cette voie et s’engage, avec une résolution accrue, dans l’exploitation méthodique du passé de notre pays.
Travailleur inlassable, il accumule sans relâche les documents et les textes, acquis à grand frais, devant servir à l’élaboration de l’œuvre capitale de sa vie qui ne verra le jour que cinquante ans plus tard et qui sera le couronnement d’un labeur incessant et tenace voué aux investigations savantes et aux spéculations spirituelles.
En même temps qu’il se livre à ces travaux passionnants et utiles, il ne néglige pas d’accorder une grande attention aux problèmes économiques auxquels n’avaient porté intérêt, jusqu’alors, que de rares personnalités de la jeune Tunisie, dont feu Abdeljelil Zaouche et quelques autres négociants avisés de la capitale. Hassen Husni Abdul Wahab, ayant discerné et reconnu l’importance de ce secteur de la vie nationale, fonde, coup sur coup, plusieurs sociétés commerciales ou en encourage la constitution, n’hésitant pas au besoin à en prendre la direction, ou en assurer provisoirement, faute de temps, le contrôle discret et vigilant.
C’est ainsi qu’auront vu le jour plusieurs organismes économiques dont l’activité aura largement contribué au réveil de nos corporations artisanales, plongées dans la contemplation béate du passé.
L’année 1910 et les suivantes le trouveront à la direction des affaires économiques où il emploiera ses loisirs, qui étaient sans doute fréquents, à enrichir ses connaissances épigraphiques, par le déchiffrement et le relevé, avec feu la Docteur Griffini, des inscriptions coufiques décorant les vieilles sépultures des cimetières kairouanais.
Un auteur fécond et inspiré
La chaire d’histoire de la Tunisie et de l’Afrique du nord ayant été fondée au cours de la première guerre mondiale, à l’école supérieure de langue et de littérature arabes d’El Attarine, il en sera chargé jusqu’en 1925, date à laquelle le gouvernement tunisien, voulant récompenser ses mérites de fonctionnaire modèle et de professeur compétent et consciencieux, l’appelle à la tête du Caïdat de Mahdia.
Son retour après tant d’années d’absence dans cette ville, où il avait grandi du temps où son père en était le gouverneur, marquera incontestablement une grande étape de sa vie. C’est là en effet, durant les longues années qu’il y avait passées, qu’il donnera la mesure de ses qualités de chercheur averti et d’historien érudit. Le siècle des Fatimides, qui avaient dirigé non sans bonheur ou autorité la Tunisie et le reste de l’Afrique du Nord et disputé souvent avec succès la suprématie politique sur cette vaste région aux souverains Omeyyades, maître de Cordoue, et à leurs puissants alliés berbères, n’avait pas encore, que l’on sache, fait l’objet de d’investigations sérieuses destinées à en éclairer certains côtés restés obscurs faute d’études systématiques touchant ce domaine.
Hassen Husni Abdul Wahab s’attachera donc, avec une rare persévérance, à combler cette lacune et à restituer aux Fatimides le relief et l’éclat civilisateur qui ont marqué leur règne sur l’Afrique septentrionale avant qu’ils n’abandonnent ces vastes contrées pour l’Egypte où, maîtres du Caire, fondé par un de leurs généraux, ils allaient désormais rivaliser en puissance et en splendeur avec les Califies de Baghdad.
Non seulement, il écrira, durant son long séjour à Mahdia, des pages émouvantes sur ces souverains opulents et lettrés mais il consacrera une bonne partie de son temps à l’exhumation des vestiges anciens négligés et des fondations urbaines dont l’importance avait échappé à ses prédécesseurs pourtant avertis et éclairés.
Nabeul, dont il deviendra ensuite Caid-Gouverneur n’interrompra pas le cours de ses activités savantes qui se traduiront par la publication de plusieurs ouvrages scolaires ou d’érudition, étayant ainsi la liste déjà longue des livres sortis de cette plume alerte et déliée qui porte la marque d’un auteur à la fois fécond et inspiré.
Faut-il ajouter qu’aucune des diverses affectations officielles ayant jalonné sa carrière administrative n’avait ralenti ou interrompu, fût-ce un moment, le labeur permanent de notre éminent compatriote que sa participation à la plupart sinon à tous les congrès orientalistes, organisés partout depuis plus de cinquante ans, avait mis au surplus en contact ou en relations suivies avec les savants des différents pays ayant siégé à ces aréopages ?
Ses communications originales, ou simplement ses interventions pertinentes et toujours courtoises, l’ayant signalé à l’attention de ses confrères orientaux ou étrangers, il est, à quelques années d’intervalle, choisi comme membre de l’Académie Arabe du Caire puis de celles de Damas et de Baghdad ce qui le conduira régulièrement tous les ans ou presque dans l’une ou l’autre de ces capitales également séduites par sa haute culture et la distinction de ses manières.
Nommé, après son admission à la retraite, directeur des archives centrales, il en profitera pour en amorcer la réorganisation (1940 – 1941) en les dotant d’un fichier moderne en faisant classer les documents officiels garnissant leurs cartons dans un répertoire méthodique mis à la disposition de chercheurs éventuels.
L’accession à la dignité beylicale de feu Lamine Bey en 1943 l’arrache à ses études pour assumer la charge de Ministre d’Etat qu’il ne quittera qu’à la chute du Ministère Baccouche (1947). La Direction de l’Institut des Antiquités Islamiques, qui lui échoit ensuite, aura été le dernier poste officiel attribué à ce grand commis qui, pendant plus de deux ans et en dépit des mesquineries et des intrigues de de touts sortes ourdies contre lui, aura donné la mesure de ce que pouvait, dans ce domaine, un caractère bien trempé, confronté avec les difficultés sans cesse renaissantes découlant d’une entreprise de cette envergure.
Retiré il y a plus de trois ans à Carthage-Byrsa, pour raisons de santé et aussi en quête de calme et de tranquillité, pour poursuivre, sans interruptions intempestives, ses études habituelles, il s’était aperçu que son éloignement de la Capitale ne lui avait apporté aucun apaisement, ses innombrables amis et admirateurs n’hésitant pas à forcer sa porte à longueur de journée et parfois la nuit, soit pour lui demander conseil, soit surtout pour l’entendre évoquer les souvenirs de ses voyages au Proche-Orient ou dans les vastes et mystérieuses contrées de l’Asie Centrale.
Aucun de ceux qui l’ont entendu évoquer Tachkent et Samarkand, siège l’une et l’autre d’une brillante civilisation durant deux siècles, avant que son flambeau franchissant les passes indiennes n’allât éclairer les inimitables réalisations des grands mogols, n’a pu oublier ces longues et fructueuses causeries qui ne l’empêchaient guère pourtant, dès qu’il se retrouvait seul, de reprendre la plume, pour mettre la dernière main à l’œuvre capitale de sa vie : ces feuillets ou Warakat, monument impérissable où il avait réussi, grâce à la maternelle sollicitude de sa fidèle compagne, à faire revivre, pour la délectation des lettrés, les règnes étincelants des Béni El Aghlab et des Fatimides.
On ne répètera jamais assez ce que ces volumes lui ont coûté de veilles et d’efforts ni la patience déployée dans la description de la vie citadine ou campagnarde de cette période de notre histoire. C’est à son talent d’artiste consommé et à ses qualités de narrateur émérite que nous devons l’impression, en parcourant ces pages, de revivre l’existence journalière de cette société révolue et d’en saisir les oscillations et la turbulence comme s’il s’était agi d’une excursion effectuée la veille, entraîné que l’on est par sa phrase dense et pulpeuse dont on goûte tout à la fois et la délicieuse fraîcheur et l’inégalable qualité.