Mohamed Larbi Bouguerra: Alphabétisation et éducation, des exploits de la révolution cubaine…à méditer
«L’ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence. Voilà l’équation. » Abou al Walid Ibn Rochd (1126-1198).
Fidel Castro, dernière des grandes figures du XXème siècle, s’est éteint à la Havane le 25 novembre 2016. A la tête du mouvement révolutionnaire socialiste du 26 Juillet, un mouvement nationaliste – ce qui à l’époque signifiait «antiyankee»-, il avait libéré Cuba, en janvier 1959, de la dictature militaire du général Fulgencio Batista et de ses terribles tortionnaires. Ce dernier était inféodé aux Américains qui lui fournissaient «bazookas, mortiers, mitrailleuses, avions et bombes». (Herbert Matthews, The New York Times du 24 février 1957 in Courrier International du 8-14 décembre 2016, p. 37). Batista était parvenu au pouvoir, en 1952, par un coup d’Etat. Le mouvement de Fidel Castro- allié aux leaders des luttes estudiantines contre le régime- apportait à Cuba une nouvelle donne radicale et démocratique. Il tirait sa force de la lutte contre Batista dont le régime se caractérisait par une corruption endémique, un chômage élevé et une censure implacable.
Fidel Castro a résisté, plus d’un demi-siècle, au féroce et illégal embargo imposé par l’Etat le plus puissant du monde. Son esprit souffle encore sur ses compatriotes: ainsi, lundi 2 janvier 2017, plusieurs centaines de milliers de Cubains ont défilé, place de la Révolution, au centre de la Havane, à l’occasion du 60ème anniversaire du débarquement du navire Granma qui avait amené les frères Castro et leurs compagnons d’armes du Mexique vers Cuba au début de l’insurrection contre la dictature de Batista.
60 millions d’analphabètes dans le monde arabe
L’éducation pour tous à Cuba est l’une des principales réalisations de la révolution castriste. A l’heure où l’école est une préoccupation majeure pour tous les Tunisiens et que les professeurs annoncent une nouvelle grève, l’exemple de Cuba n’est pas sans intérêt. D’après la CIA World Facebook au 1er janvier 2014, la Tunisie avait un taux d’alphabétisation de 79,1% (159ème sur 215 pays) alors que Cuba avec 99,8% était au 10ème rang dans le monde. Pour l’UNDP, le taux de notre pays était de 79,7% en 2011. Selon un rapport en date du 7 janvier 2009 émanant des services de l’UNESCO à Tunis «l’analphabétisme touche près de 40% des personnes âgées de plus de 15 ans dans les pays arabes» soit près de 60 millions d’adultes- dont les deux tiers sont des femmes. (Lire Grégoire Allix, Le Monde, 19 janvier 2009)
On a cependant fait des gorges chaudes lorsqu’en 1960, Fidel Castro annonça que la Grande Ile se lançait dans l’alphabétisation, le régime déchu laissant derrière lui le bien triste legs d’un million d’analphabètes pour une population de six millions d’habitants. Le 26 septembre 1960, du haut de la tribune des Nations Unies à New York, le leader cubain annonçait face au monde entier: «Cuba sera le premier pays d’Amérique qui, dans quelques mois, pourra dire qu’il n’a plus un seul analphabète. Notre peuple se propose de livrer sa grande bataille contre l’analphabétisme avec l’objectif ambitieux d’enseigner à lire et à écrire à tous les analphabètes, jusqu’au dernier, durant la prochaine année.» Il écrivait en 2012 : «Il y a beaucoup à faire dans le domaine de la connaissance. Jamais les sciences, par exemple, n’ont avancé à une vitesse aussi étonnante.» En 1953, après l’échec de l’attaque de la caserne de la Moncada à la Havane, Castro est arrêté et jugé. Fort de sa formation de juriste, il se passe d’avocat et livre un terrible réquisitoire contre le régime qui a précipité les Cubains dans la misère, l’ignorance et l’inculture. Il plaide également pour une nouvelle Cuba où l’éducation pour tous serait la pierre de touche de l’émancipation de tous les habitants de l’île. Dès que la révolution a été couronnée de succès et que Batista a été «dégagé» et pris la route de la République Dominicaine, les casernes militaires ont été métamorphosées en centres éducatifs, Fidel Castro martelant sans cesse : «Nous devons nous fixer un objectif: liquider l’analphabétisme de notre pays. Comment? En mobilisant le peuple». Début mars 1959, une commission nationale d’alphabétisation est mise sur pied. En dix mois, on recense un million d’analphabètes. Le pays devient une immense école à ciel ouvert. 270 000 volontaires – étudiants et lycéens- et 34 000 professionnels vont parcourir le pays suite à un appel lancé aux étudiants des villes pour qu’ils prennent la direction des champs et des campagnes pour aller vivre avec les paysans. Tout en éduquant, ils aidaient aux tâches quotidiennes dans les champs de canne à sucre et de riz, à la sierra et dans le plus petit des hameaux. A l’époque, la nourriture faisait souvent défaut et l’électricité n’avait pas encore atteint les campagnes. La directrice du Musée de l’Alphabétisation de la Havane explique: «Les lanternes envoyées par la Chine deviennent le symbole de l’alphabétisation. Il s’agit de la lumière de l’enseignement, de la lumière de l’espoir.» (Fidel Castro. Une épopée cubaine, Hors-Série de l’Humanité, 2016). Le 19 avril 1961, les Etats Unis débarquent 1500 agents de la CIA et de la brigade 2506- récemment encensée par Donald Trump- à la baie des Cochons (Playa Giron) pour renverser la révolution castriste. Les volontaires cubains les mettront en déroute mais dix éducateurs de la campagne d’alphabétisation perdront la vie dans cette attaque ordonnée par le Président Kennedy.
Victoire contre l’ignorance et l’analphabétisme
Le 22 décembre 1961, sur la mythique place de la Révolution, Fidel Castro déclare devant une énorme foule que Cuba est « un territoire libre d’analphabétisme. Cela paraissait impossible…Nos ennemis se sont probablement moqués de cette promesse….Cela aurait été une tâche impossible pour un peuple sous oppression. Seul un peuple en révolution pouvait déployer l’effort et l’énergie nécessaires....Un peuple qui a vécu durant des siècles sous l’oppression, le colonialisme espagnol, puis impérialiste, un peuple qui a vécu des siècles d’ignorance et d’exploitation, un petit peuple à 90 miles seulement de la métropole impériale la plus réactionnaire et la plus puissante du monde.»
Mais le lider maximo n’allait pas se contenter de cet immense succès. Poursuivant sa harangue, il devait déclarer que le prochain objectif de la révolution est la démocratisation de l’éducation et sa gratuité.
A l’annonce de son décès, les condoléances ont afflué des quatre coins de la planète. M. Ban Ki-moon a salué «une figure emblématique» ainsi que les succès de Cuba en matière «d’éducation, de santé et d’alphabétisation».
«Yo si puede» (Moi aussi je peux), la technique d’apprentissage cubaine a été adoptée par plusieurs pays : Angola, Haïti, Venezuela, Bolivie, Nouvelle Zélande, Timor Oriental, Nicaragua….Comme on le voit, le monde arabe manque à l’appel…d’où les 60 millions d’analphabètes.
En Tunisie, l’école, les enseignants et les diplômés-chômeurs notamment préoccupent beaucoup de monde. Le mathématicien Cédric Villani, médaille Fields 2000- qui a récemment visité notre pays- parlant de l’avenir de l’éducation dans un monde où l’informatique, le big data, les algorithmes et l’intelligence artificielle tiennent le haut du pavé et peuvent affecter les emplois, remarque : «Plus que jamais, l’école doit ouvrir au monde…L’école de demain, cela reste en premier lieu l’enseignant.» Notant le peu de succès des cours en ligne et l’échec de la numérisation de l’enseignement, Villani relève: «…Ce qui compte ce n’est pas le médium, la technologie, mais la relation humaine entre l’enseignant et l’élève ou l’étudiant.» (Lire Laure Belot, Le Monde, 4 janvier 2017, p. 6 Cahier Eco et entreprises).
En somme, le capital humain avant toute chose, avant la technologie et ses instruments qui en jettent.
Il faut espérer que nos ministres de l’Education et de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique prennent bonne note des recommandations du grand mathématicien français…d’autant que, mardi 3 janvier 2017, le responsable de l’Enseignement Supérieur a défini cinq axes pour des commissions de travail en vue de la réforme du secteur, commissions qui soumettront leurs réflexions en juin prochain. Espérons que leurs membres s’inspireront de la sagesse d’Ibn Rochd et de celle de Baltasar Gracián (1601-1658), le philosophe du Siècle d’Or espagnol, qui affirmait: «L’homme naît barbare mais rachète sa nature de bête par la culture. La culture fait de l’homme une personne, et d’autant plus qu’elle est grande…L’ignorance est très brute. Rien ne cultive plus que le savoir.»
La Tunisie a grand besoin de tuer la barbarie sous toutes ses formes et d’extirper l’ignorance et ses grossièretés comme le fanatisme et la haine. Là est la clé de tous ses maux!
Mohamed Larbi Bouguerra