Ostracisme et mort civile, l’histoire d’un retour
La Tunisie compte plus de 6 000 ressortissants dans les rangs d'organisations djihadistes à l'étranger, notamment en Irak, Syrie ou encore en Libye, selon l'ONU. Leur retour en nombre en Tunisie suscite de grands risques. Depuis l’insurrection de 2011, la Tunisie fait face à une mouvance djihadiste armée en plein essor, responsable de la mort de plus d'une centaine de soldats et de policiers en Tunisie, mais aussi d'une vingtaine de civils et de 59 touristes étrangers. Elle est aussi responsable du noircissement de l’image de la Tunisie à l’international et de la stigmatisation du Tunisien à l’étranger. En France, Le Figaro épinglait une étiquette selon laquelle : «La Tunisie est à la fois un grand vivier de djihadistes et l'avant-poste de la résistance à l'islamisme radical». L'islamophobie en Europe se renforce. Aujourd'hui nous vivons dans la crainte d'être rejetés par la société internationale. Ce rejet risquerait encore plus de forcer notre société à un repli sur soi, qui ne pourrait mener qu’au radicalisme.
Le retour de ces Tunisiens, qui ont quitté la Tunisie au nom d’un obscur djihad commandité par on ne sait qui, sera le premier problème que la Tunisie toute entière devra résoudre en 2017. En effet cette question soulève des interrogations de divers ordres: d’ordre sécuritaire, d’ordre social et sociétal, d’ordre éducatif et éducationnel, d’ordre moral et humain aussi et d’ordre international. Ce problème ne se règlera pas d’un trait de plume sur une quelconque loi ou sur la place publique. Il faut se demander ce que la Tunisie veut d’abord et ce qu’elle va pouvoir faire de ces citoyens qui se sont permis impunément de remettre en cause la souveraineté de l’Etat tunisien et de prendre les armes contre un autre Etat souverain sans autorisation.
Sur le plan juridique ces ressortissants Tunisiens doivent être considérés comme des hors la loi au regard du droit tunisien et des mercenaires sur le plan international. Du point de vue juridique, le droit international est très laconique sur une définition de ce concept. Il faut se référer aux Protocoles additionnels I et II (1977) aux Conventions de Genève (1949), à la Convention de l'Organisation à l'Unité Africaine (OUA) pour l'élimination des mercenaires en Afrique (1972) reconduite par l’Union Africaine et la Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et l'instruction de mercenaires (1989). Ces traités régulent principalement les relations entre les Etats concernés par l'utilisation de la violence internationale professionnelle et/ou privée comprise en termes de mercenariat. La Convention de l'OUA, adoptée en 1972 sur l'élimination des mercenaires, reflète les tendances que l'on trouve dans les résolutions de l'ONU relatives aux mercenaires. (OUA Document CM/433/Rev. L., Annex 1 (1972)). La Convention consiste en un law making treaty qui fixe des règles d'application générale, impose des obligations sur les Etats afin d'introduire une législation conforme au cadre de la Convention. (Voir A. F. Musah, K. Fayemi, Mercenaries: An African Security Dilemma, Londres, Puto Press, 2000, pp. 286-288). La Convention étend ainsi l'obligation de l'Etat de contrôler les activités de ses ressortissants, en le rendant responsable de l'interdiction et du châtiment de leurs actes, et pour toute activités liées aux activités mercenaires et qui pourrait se produire dans leurs juridictions (article 2 de la convention).
Selon la définition figurant à l'article 1er de la Convention de l'OUA, adoptée en 1972, sur l'élimination des mercenaires, le concept de «Mercenaire» définit toute personne, qui n'est pas le ressortissant d'un Etat contre lequel ses actions sont dirigées, et qui est employé, enrôlé ou lié volontairement à une personne, à un groupe ou à une organisation dont l'objectif est de :
- Renverser par les armes ou par tout autre moyen le gouvernement d'un Etat membre de l'Organisation à l'unité africaine;
- De miner l'indépendance, l'intégrité territoriale ou l'activité normale des institutions du dit Etat;
- De bloquer par quelque moyen les activités de tout mouvement de libération nationale reconnu par l'Organisation à l'unité africaine.
L'article 47 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève (1949) précise cette définition vague du mercenaire, en posant des critères d’identification: Un mercenaire
(a) est spécialement recruté dans le pays ou à l'étranger pour combattre dans un conflit armé;
(b) prend de facto une part directe aux hostilités;
(c) prend part aux hostilités essentiellement en vue d'obtenir un avantage personnel et auquel est effectivement promis, par une partie en conflit ou en son nom, une rémunération matérielle nettement supérieure à celle qui est promise ou payée à des combattants ayant un rang et une fonction analogues dans les forces armées de cette partie;
(d) n'est ni ressortissant d'une partie en conflit, ni résident du territoire contrôlé par une partie au conflit;
(e) n'est pas membre des forces armées d'une partie en conflit ; et
(f) n'a pas été envoyé par un Etat autre qu'une partie en conflit en mission officielle en tant que membre des forces armées dudit Etat.
Ces ressortissants, doivent aujourd’hui revenir dans notre pays, puisque juridiquement ils sont liés à la Tunisie par un lien juridique incontestable, la nationalité. C’est un fait, et ni l’Etat, ni personne, en Tunisie, ne va pouvoir empêcher leur retour que ce soit officiellement, par la loi ou par la force des choses, sous la pression de l’ordre public international ou de négociations internationales. Il est certain que nous ne maîtrisons pas toutes les données pour être renseignés sur la position de nos gouvernants. Ceux-ci sont certainement embarrassés et en train de tâter le terrain pour voir comment pourrait réagir la société tunisienne à ce retour, de ces enfants prodigues.
Même s’il n’est pas totalement acquis qu’ils vont revenir, que va-t-on bien pouvoir faire d’eux ? Les mettre en prison? Ce sera difficile, même en appliquant la loi anti-terroriste comme le déclarent nos officiels. En effet, la Tunisie n’a pas les moyens de faire face à cette vague de retour sous haute sécurité, pas plus que les infrastructures pour les y placer en dépôt ou pour les juger. Ensuite il va falloir les juger, puis les condamner, pour pouvoir les incarcérer conformément à notre droit pénal. Et pour les condamner, il faut prendre la mesure du danger que ces personnes représentent pour la société. Pour être un acquis, la justice va demander des preuves des actes qu’on leur reproche. Or les photographies, les séquences vidéo, ne sont pas considérées par la justice comme des preuves suffisantes. De plus, il faudrait une enquête interne portant sur les personnes, les organisations et les réseaux qui ont aidé à envoyer ces ressortissants dans les zones de guerre.
En fait, ces jeunes devenus terroristes ne sont pas les seuls responsables. Il y a aussi toute une mafia islamo-terroriste qui a agi dans l’ombre et qui les a endoctrinés, fanatisés et programmés au culte de la mort et de la destruction, faussant leur jugement et profitant de leur vulnérabilité. De plus, ces jeunes qui étaient à la recherche d’un sens à donner à leur vie en Syrie ou en Irak ou en Libye, ne sont ni plus criminel ni plus inhumains que tous ces imams salafistes et autres charlatans d’un autre âge, qui durant la période 2012 et 2013 appelaient au Jihad dans les mosquées et les écoles; que les cheikhs wahhabites qu’on accueillait, que les cheikhs locaux.
Il faut aussi savoir que depuis 2014, tout un contingent, plus précisément environ 2000 personnes, sont déjà revenues, selon le centre d’étude du terrorisme au sein du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Les stratagèmes utilisés sont divers. Nombre de djihadistes se sont procuré des papiers en Libye pour leur voyage vers la Syrie et récupèrent leurs papiers tunisiens en Libye à leur retour. Les parcours se sont aussi diversifiés passant par l’Europe du sud ou le Maroc. Et, les noms d’emprunt des djihadistes ayant prêté allégeance à l’organisation de l’Etat islamique sont dépourvus de référence à la nationalité, ce qui rend difficile leur identification.
« La révolution a libéré les forces de progrès comme les composantes islamistes les plus radicales », disait le Professeur Iyadh Ben Achour pour expliquer le terreau djihadiste tunisien. Il expliquait que la loi d’amnistie générale de février 2011 avait aussi permis de libérer des centaines de salafistes ayant combattu en Afghanistan, en Irak ou ailleurs et des personnalités djihadistes comme le chef d’ansar charia, Abou Iyadh, responsable des actes que l’on connaît sur l’ambassade des USA et sur l’école américaine en Tunisie. Tous ces gens ont agi en Tunisie et doivent aussi rendre des comptes car ils sont les premiers responsables. Autant de personnes susceptibles de monter des réseaux clandestins. « Ces réseaux sont très organisés et ont profité de complicités … », estime à juste raison l’historien Alaya Allani, spécialiste des mouvements islamistes. S’il faut commencer à nettoyer ce capharnaüm, commençons par tous ceux qui ont les mains sales et qui n’ont jamais quitté la Tunisie si ce n’est pour faire du tourisme. Il ne fait aucun doute que tout un réseau de complicités intérieure a empêché, jusqu’ici, de poser le problème, a occulté les faits et les données et a empêché de le prendre à bras-le-corps.
Mais voilà que l’enchaînement des défaites militaires du groupe Etat Islamique en Syrie, en Irak et en Libye, pousse plus que jamais les djihadistes à rentrer dans leurs pays d’origine. L’organisation Etat islamique encourage d’ailleurs ce retour, confirme un rapport du Directeur général du comité de l’ONU contre le terrorisme. Pour cette mafia, c’est un coup du sort et elle sait que tôt ou tard elle va devoir rendre comptes de ses crimes et d’avoir déchiré nombre de familles tunisiennes, d’avoir tué nombre de jeunes tunisiens et d’avoir Sali tout un peuple.
La Tunisie est le pays le plus confronté au péril du retour de ces djihadistes et au danger qu’ils représentent et les efforts des autorités gouvernementales ne suffisent pas à y remédier. Celles-ci n’ont pas été préalablement formées pour de telles questions. En Tunisie, dans l’ensemble règne un manque d’intégration de la société politique. Les institutions sécuritaires à Tunis manquent de renseignements et nombreux sont les djihadistes qui sont déjà entrés ou qui entrent dans le pays sans que les autorités ne s'en aperçoivent et qui se fondent dans la population jusqu’à nouvel ordre. La majorité de ces djihadistes sont bien entraînés et aguerris et cherchent à se fondre dans la masse tunisienne, constituant des cellules dormantes attendant une occasion ou un mot d’ordre de ralliement.
Appliquer le principe de précaution
Certes ces jeunes doivent revenir en Tunisie et les Tunisiens le savent tous. Il est d’ailleurs inconcevable de recourir à la déchéance de nationalité pour des nationaux, lorsque ceux-ci n’en ont qu’une de par leur naissance et leur ascendance et qu’elle est tunisienne. Cela conduirait à violer l’article 25 de la Constitution de 2014, qui n’est qu’une application conforme du droit international en la matière, c’est-à-dire des conventions internationales que la Tunisie a ratifiées. La suppression de la nationalité ne peut se concevoir comme sanction en aucune façon. Déchoir des nationaux, même criminels, de leur nationalité originelle, reviendrait à en faire totalement et artificiellement des apatrides. L'article 1er de la Convention de New-York du 28 septembre 1954 signée et ratifiée par la Tunisie dispose que : "le terme d'apatride s'appliquera à toute personne qu'aucun Etat ne considère comme son ressortissant par application de sa législation". Privée de sa nationalité, une personne n’a pas le droit d’aller à l’école, de consulter un médecin, d’occuper un emploi, de circuler librement, d’ouvrir un compte bancaire, d’acheter une maison ou même de se marier. Les apatrides connaissent des obstacles et des déceptions toute leur vie, ce qui pourrait les conduire à des comportements extrêmes, puisqu’ils n’existent NULLE PART et n’ont aucune allégeance. L’apatridie est synonyme d’une vie sans dignité, sans perspectives, sans espoir. L’apatridie, c'est créer des apatrides pour sanctionner des personnes, c’est inhumain et inacceptable. Ce n’est pas de la justice. La Convention de 1961 crée un cadre international visant à garantir le droit de chaque personne à une nationalité. Elle exige que les Etats prévoient des garanties dans leurs lois sur la nationalité afin de prévenir l’apatridie à la naissance et plus tard dans la vie. Elle établit aussi des garanties importantes pour prévenir l’apatridie liée à la perte ou à la renonciation à la nationalité et à la succession d’Etats. La Convention prévoit également les situations très limitées dans lesquelles les Etats peuvent priver une personne de sa nationalité, même si cela la rendrait apatride. Déchoir des ressortissants de leur nationalité et créer des apatrides est une pratique, aujourd’hui, condamnée par la communauté internationale. La sanction est plus déshonorante encore que la peine de mort, et pourrait avoir de lourdes conséquences sur l’entourage du condamné à la déchéance de nationalité, ainsi que sur le groupe auquel il est identifié, autant qu’à l’ensemble du corps social qui est amené à l’exclure. Elle personnifie sa faute et constitue une marque d’infamie. S’ils étaient mariés, leurs enfants seraient illégitimes. L’apatridie est une sanction administrative à caractère symbolique et une arme politique qui affecte la vie des personnes. C’est une condamnation à l’insécurité, à la précarité et à l’instabilité, un décret de mort civile. Une telle mesure contreviendrait au droit international et aux principes fondamentaux des droits de l’Homme. La Convention de 1954 relative au statut des apatrides et la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie sont les principales conventions internationales en matière d’apatridie. Elles sont complétées par les traités internationaux des droits de l’homme et des dispositions relatives au droit à une nationalité. Il faut ajouter à cela que le droit à la nationalité à été reconnu par l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée par l’ONU le 10 décembre 1948. Donc la solution n’est pas là.
Mais ce qui est préoccupant, c’est qu’ils ne peuvent pas être laissés en libertés. Les autorités ne peuvent pas passer l’éponge sur les faits et faire comme si de rien n’était, comme ils ne peuvent pas non plus les rejeter et les refouler à la frontière. La menace est réelle et les évènements de ces derniers jours le prouvent aisément. Aussi devons-nous appliquer le principe de précaution et déterminer une manière de recevoir ces personnes. Les autorités doivent aménager un environnement de dépôt adéquat et adapté pour mettre ces gens à la disposition de la justice et mener les enquêtes nécessaires, à l’écart de la population et sous haute surveillance armée. Des camps d’internement isolés, loin des centres urbains avec tout l’appareil envisageable pour traiter les revenants au cas par cas. Vu le nombre, cette opération doit prendre du temps, des moyens logistiques et matériels, des équipements et du personnel, le tout, encadré par une organisation réaliste, rationnelle et humaniste. Cet isolement est nécessaire pour éviter les troubles sociaux, les risques liés à la communication et surtout les risques de réaction des mafias, qui au sein de la société ne voudraient pas voir les revenants collaborer avec la justice et témoigner de ce qu’ils ont vécu et du comment ils ont quitté le pays pour grossir les rangs de l’organisation de l’Etat islamique.
Les affirmations politiques et les grands discours clientélistes ne suffisent pas. Cette question aurait dû être posée et la réponse trouvée depuis longtemps, depuis au moins six ans. Des plans auraient dû être élaborés depuis belle lurette, dans le cadre d’une stratégie sécuritaire globale et des centres de dépôt et de détention spéciaux aménagés et prêts à fonctionner. Doit-on croire que l’affaire sera traitée sous la main et que toute la polémique soulevée n’est que poudre aux yeux pour détourner l’attention de l’opinion publique ? Faut-il considérer que tout a déjà été décidé dans le cadre de tractation diplomatiques et sous pression internationale, la Tunisie n’a pas eu son mot à dire ? Va-t-on être mis devant un fait accompli comme c’est souvent le cas ? Autant de questions qui devront trouver tôt ou tard des réponses, qui nous l’espérons ne seront pas contraires aux intérêts supérieurs du peuple et de sa sécurité. Espérons aussi que nos autorités, nos gouvernants et notre justice feront leur travail en toute bonne conscience, de façon intègre et en respectant des impératifs d’éthique et de responsabilité, avec dignité et honnêteté.
La société tunisienne toute entière est face à sa responsabilité et doit prendre une vraie décision et bien sûr en assumer toutes les conséquences. Ce n’est certes pas simple et cela va conditionner notre devenir comme nation et comme Etat mais surtout comme peuple.
Monji Ben Raies
Universitaire,
Enseignant et chercheur en droit public et sciences politiques
Université de Tunis-El Manar
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis