Mohamed Ennaceur: la Constitution du 27 janvier 2014 comporte des zones d’ombre qui demandent à être élucidées (Vidéos et Photos)
"Aujourd’hui, aucun parti politique ne détient à lui seul une majorité absolue. Par conséquent, le gouvernement ne peut être qu’un gouvernement de coalition, donc fragile et à la merci d’une majorité qui peut s’effriter à tout moment ; ce qui ne peut que nuire à l’image de cette démocratie naissante. C’est pour cette raison, et à défaut d’un système électoral à même d’offrir une certaine stabilité institutionnelle, la recherche du consensus aussi bien au sein des commissions parlementaires qu’au sein de la plénière s’avère être un impératif pour pouvoir fonctionner normalement." C'est ce qu'a affirmé, Mohamed Ennaceur, président de l'Assemblée des Représentants du Peuple (ARP), à l'ouverture mercredi matin du colloque international « La Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 : trois ans de pratique constitutionnelle », organisé par la Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis (FSJPST).
Evoquant la crise survenue récemment concernant à la mise en place du Conseil Supérieur de la Magistrature, le président Ennaceur a souligné qu’elle « met aussi bien les magistrats que les autorités politiques face à une responsabilité historique dans la construction de l’Etat de Droit. La réforme des textes en la matière pourrait apporter un brin de solution mais l’urgence pourrait privilégier le recours à une solution politique consensuelle ».
Quant à la fonction de contrôle parlementaire de l’activité gouvernementale, il a indiqué « qu’elle comporte trois compétences bien distinctes mais étroitement liées ; à savoir : celle de désigner les titulaires de fonctions d’organe, et celle symétrique, de demander à de tels organes des justifications de leurs actions et, éventuellement, de les révoquer. Cette dernière fonction sera appelée « contrôle au sens strict ». La construction démocratique de la représentation tient au fait que les fonctions exécutives principales ne peuvent être exercées sans le contrôle des élus du peuple. En même temps, l’action gouvernementale ne doit pas être dérangée par des divergences d’opinions au sein du parlement. Ceci a amené le constituant tunisien à l’instar de ses homologues de tradition parlementaire à donner à l’Assemblée un Droit de révocation lui-même soumis à des conditions spécifiques. Le gouvernement demeure ainsi en place aussi longtemps que les représentants du peuple ne l’obligent pas à démissionner. Le souci d’éviter des crises gouvernementales a entraîné l’introduction de procédures visant à rendre la révocation difficile. Je me permets de citer à cet effet, la motion de censure constructive de type allemand. »
Le discours intégral
C’est avec un grand plaisir que je réponds à l’invitation des organisateurs de cette manifestation scientifique qui coïncide avec la célébration du troisième anniversaire de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014.
A cet effet, je voudrais féliciter l’Unité de recherches en Droit international, juridictions internationales et Droit constitutionnel comparé qui, avec le soutien de la Fondation allemande Konrad Adenaur, organisent cette prestigieuse manifestation scientifique qui se propose de faire le bilan des trois années de pratique constitutionnelle afin de mettre en exergue les forces et les faiblesses de la norme suprême et au cours de laquelle sera présenté le Dictionnaire des termes et expressions de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 ; un travail d’une grande qualité scientifique, élaboré par une équipe dynamique présidée par le professeur Rafaâ Ben Achour, et qui sera d’un apport considérable aussi bien dans le domaine de la recherche scientifique que celui de l’interprétation de la Constitution.
La Constitution du 27 janvier 2014 est un texte consensuel. Inutile de revenir sur les détails de son élaboration dont le processus a été parsemé d’embûches. Il faudrait plutôt rappeler que ce texte a été adopté par un vote quasi unanime de 200 voix pour, 12 contres et 4 abstentions. La Constitution a été signée lors d’une séance solennelle, extrêmement émouvante, tenue le 27 janvier 2014, par le Président de la République, le Président de l’ANC et le Chef du Gouvernement.
Je voudrais par la même occasion rendre hommage à toutes celles et tous ceux qui ont participé à la préparation de cette œuvre historique qui fait honneur à la Tunisie et aux Tunisiens.
Par ses principes généraux ainsi que le catalogue des libertés qu’elle garantit, par la séparation des pouvoirs, l’Etat de Droit, la Démocratie participative, la bonne gouvernance qui y sont affirmés avec acuité, on pourrait, sans le moindre doute, dire, que le texte suprême se situe dans une excellente position par rapport aux Constitutions des pays les plus démocratiques dans le monde. Par son contenu, la Constitution du 27 janvier 2014 marque une rupture avec un régime dirigiste, autoritaire et peu respectueux des Droits de l’Homme.
Ceci étant, la Constitution du 27 janvier 2014 comporte des zones d’ombre qui demandent à être élucidées par la future Cour constitutionnelle qui peine à s’établir. En effet, trois années après l’entrée en vigueur de la norme suprême, des dispositions transitoires confinées dans l’article 148 de la Constitution continuent d’êtreappliquées ; dépassant ainsi les délais prescrits pour la mise en place du Pouvoir local, du Conseil supérieur de la magistrature, de la Cour constitutionnelle et des Instances constitutionnelles.
Il est évident que la responsabilité de l’Assemblée des représentants du peuple dans la mise en œuvre des différentes dispositions constitutionnelles est délicate.
La lourdeur de la tâche se situe à un double niveau:
- D’abord, au niveau de sa fonction législative;
- Ensuite, au niveau de sa fonction de contrôle.
Idéologiquement, le parlement est considéré comme le législateur, mais en vérité, l’immense majorité des lois est d’origine et même de formulation gouvernementale. Je rappelle à cet égard, la décision n°2/2015 en date du 8 juin 2015 à propos du projet de loi relatif au Conseil supérieur de la magistrature limitant ainsi la capacité des commissions parlementairesà apporter des modifications au texte qui leur est soumis par le gouvernement.
La Constitution attribue certes la fonction de légiférer au parlement par le biais de propositions de lois, il n’en demeure pas moins évident que le nombre des propositions émanant des députés est nettement inférieur à celui des projets qui proviennent du gouvernement. A cela s’ajoute le fait que les textes émanant du président de la République et du gouvernement ont la priorité par rapport à ceux émanant des représentants du peuple. Malgré cela, l’Assemblée des Représentants du Peuple ne chôme pas et garde entière sa capacité de proposition. 34 propositions de lois sont actuellement en instance d’examen au sein des commissions. Par ailleurs,outre les urgences relatives à la mise en place du Pouvoir local, du Conseil supérieur de la magistrature et de la Cour Constitutionnelle, plusieurs chantiers sont ouverts actuellement, et je me contenterai de citer ceux relatifs à la réforme du règlement intérieur, à l’autonomie de l’Assemblée, aux rapports des commissions d’enquête avec les autorités politiques et administratives, aux instances constitutionnelles ; le tout, en vue de donner plus d’efficacité à la fonction parlementaire.
La crise survenue récemment concernant à la mise en place du Conseil Supérieur de la Magistrature met aussi bien les magistrats que les autorités politiques face à une responsabilité historique dans la construction de l’Etat de Droit. La réforme des textes en la matière pourrait apporter un brin de solution mais l’urgence pourrait privilégier le recours à une solution politique consensuelle.
En ce qui concerne la fonction de contrôle parlementaire de l’activité gouvernementale, elle comporte trois compétences bien distinctes mais étroitement liées ;à savoir : celle de désigner les titulaires de fonctions d’organe, et celle symétrique, de demander à de tels organes des justifications de leurs actions et, éventuellement, de les révoquer. Cette dernière fonction sera appelée « contrôle au sens strict ». La construction démocratique de la représentation tient au fait que les fonctions exécutives principales ne peuvent être exercées sans le contrôle des élus du peuple. En même temps, l’action gouvernementale ne doit pas être dérangée par des divergences d’opinions au sein du parlement. Ceci a amené le constituant tunisien à l’instar de ses homologues de tradition parlementaire à donner à l’Assemblée un Droit de révocation lui-même soumis à des conditions spécifiques. Le gouvernement demeure ainsi en place aussi longtemps que les représentants du peuple ne l’obligent pas à démissionner. Le souci d’éviter des crises gouvernementales a entraîné l’introduction de procédures visant à rendre la révocation difficile. Je me permets de citer à cet effet, la motion de censure constructive de type allemand.
Or, il convient de rappeler dans ce cadre que la relation entre l’exécutif et le législatif n’est pas exempte de tensions. L’ARP a été élue le 26 octobre 2014 au scrutin de liste à la proportionnelle avec les plus forts restes ; or, si ce mode de scrutin pourrait se justifier pour les élections de la constituante qui devrait représenter toutes les sensibilités politiques, il n’en est pas de même pour l’ARP appelée à durer pendant cinq années et à légiférer dans la célérité et l’efficacité tout en offrant au gouvernement une majorité stable et surtout cohérente. Aujourd’hui, aucun parti politique ne détient à lui seul une majorité absolue. Par conséquent, le gouvernement ne peut être qu’un gouvernement de coalition, donc fragile et à la merci d’une majorité qui peut s’effriter à tout moment ; ce qui ne peut que nuire à l’image de cette démocratie naissante.
C’est pour cette raison, et à défaut d’un système électoral à même d’offrir une certaine stabilité institutionnelle, la recherche du consensus aussi bien au sein des commissions parlementaires qu’au sein de la plénière s’avère être un impératif pour pouvoir fonctionner normalement.