Rejeb Elloumi : Pour une fiscalité au service du développement économique
Par Rejeb Elloumi. Le ministère des Finances a entamé depuis 2011 un projet de réforme fiscale qui s’articule autour de six axes concernant l’imposition directe, les impôts indirects, les avantages fiscaux, la transparence et la concurrence loyale, l’amélioration du climat des affaires et la consolidation des garanties des contribuables et la modernisation de l'administration fiscale.
Dans ce cadre, je rappelle que la fiscalité doit constituer une priorité pour le développement économique du pays et non un handicap et particulièrement en période difficile. A cet effet, l’Etat doit arrêter de se refugier aveuglement à la fiscalité chaque fois qu’il y a un déficit budgétaire en pénalisant les contribuables transparents qui accomplissent leurs obligations fiscales d’une façon spontanée. A cet effet, je me permets, de présenter quelques axes de réflexion et des recommandations qui concernent la réforme fiscale et la loi de finances pour l’année 2018.
Mais avant de présenter les axes de réflexion et les recommandations, je tiens à préciser que le code de la TVA est l’un des textes fiscaux les plus mal rédigés et à l’origine des difficultés de lutte contre la concurrence déloyale et la fraude fiscale. En apparence, la TVA, en Tunisie, constitue l’impôt le plus simple (le code de TVA n’est composé que de 21 articles). Toutefois l’étude de cet impôt fait ressortir certaines incohérences qui contribuent à la complexité de cet impôt.
Par ailleurs, je pense que la TVA peut constituer un outil incontournable pour lutter contre la fraude fiscale et la concurrence déloyale. En effet, la généralisation de la TVA accompagnée d’une réduction des taux peut constituer une réponse efficace à la fraude fiscale. D’un autre côté, la suppression pure et simple du système des exonérations en matière de TVA et son remplacement par un régime d’imposition à taux d’équilibre permettra de généraliser la TVA à toute l’économie et d’éviter toute rupture dans la chaîne des déductions. Elle permettra un rehaussement de la masse imposable en matières d’impôts directs puisqu’il n’y aura plus de TVA rémanente et l’élargissement de l’assiette et l’encouragement à la transparence. Cette dernière qui était incorporée aux coûts et passée en charges grevant le résultat fiscal, deviendra une taxe neutre après la suppression des exonérations. Grâce à la généralisation de la TVA, les faux forfaitaires qui se cachent derrière le régime des exonérations pourront être facilement détectés et déclassés vers le régime réel ce qui permettra une imposition plus juste et plus équitable des revenus réalisés par de tels contribuables. La généralisation de la TVA permettra l’adhésion des forfaitaires dans le système de transparence et permettra aussi d’orienter ces contribuables vers une bonne gestion fiscale basée sur les avantages fiscaux accordées aux investisseurs. Par conséquent le fait que le régime du forfait d’impôt soit réservé aux seuls véritables forfaitaires protégera les entreprises transparentes de la concurrence déloyale et du secteur informel et les incitera à se développer d’avantage et à s’introduire dans le marché financier. Aussi, elle épargnera aux entreprises transparentes le risque imputable à la confusion entre régime suspensif et régime d’exonérations.
Par ailleurs, la généralisation de la TVA à tous les niveaux et à tous les secteurs publics et privés obligera indirectement les forfaitaires à opter pour le régime réel et à rentrer dans la transparence et dans le circuit économique du pays et par conséquent épargnera l’administration fiscale le recours à la vérification fiscale qui nécessite la mise en place de grands moyens de contrôle.
Cette généralisation de la TVA permettra de renforcer l’idée que la fiscalité est un régulateur économique et un catalyseur de l’investissement.
I. En matière d’impôts indirects
i. Absence d’un texte permettant la restitution de la TVA relative aux créances irrécouvrables
Ainsi, d’un simple collecteur de la TVA, le contribuable se transforme en véritable redevable réel qui la supporte à la place de son client défaillant. Nous proposons de permettre la restitution de la TVA relative aux créances insolvables.
ii. Régime des exonérations de la TVA
Nous proposons d’accélérer la généralisation de la TVA et de remplacer le régime des exonérations par une imposition à la TVA au taux zéro pour certaines activités sensibles (agriculture et produits de première nécessité). La TVA deviendra donc une taxe neutre.
iii. Le droit de consommation et la taxe professionnelle fait partie de l’assiette taxable de la TVA
Cette taxation en cascade n’est pas compatible avec la transparence des taux d’imposition. Nous proposons de garantir la transparence des taux d’imposition indirecte en excluant de la base d’un impôt toute charge fiscale (TVA, Droit de consommation, FODEC…)
iv. Multiplicité des taux de la TVA
Cette multiplicité est à l’origine des difficultés et ambigüité dans l’application du taux de la TVA. Nous proposons l’application progressive d’un taux de TVA unique pour toute l’économie, et ce, à l’instar des pays développés comme les Etats Unis d’Amérique, le Canada et la Japon.
II. Impôt sur les Revenus des Personnes Physiques
i. Inefficacité des régimes forfaitaires (BIC et BNC)
Malgré les dernières révisions des régimes forfaitaires, beaucoup de contribuables se cachent dans les régimes forfaitaires. Nous proposons par exemple de commencer par interdire aux entreprises et institutions publiques de réaliser des transactions avec les forfaitaires.
ii. Barème IRPP
Le calcul de l'impôt sur le revenu, s'effectue, en considérant la fraction du dinar comme un dinar entier, conformément au barème progressif qui peut s’avérer pénalisant au dessus d’un seuil qui conduit à imposer la personne physique dans la tranche de 35% alors que le taux du droit commun de l’IS est de 25%.
Nous proposons de neutraliser le choix de la forme juridique de l’entreprise et harmoniser la fiscalité de l’entreprise individuelle soumise à l’IRPP avec celle des sociétés soumises à l’IS en abaissant le taux de la dernière tranche du barème.
III. Impôt sur les sociétés
i. Taux d’IS de 25%
Est-il normal de baisser à 2 reprises le taux de l’IS (35% à 30% et de 30% à 25%) et maintenir inchangé les taux des retenues à la source ? Cette situation peut être à l’origine de l’aggravation des crédits d’IS notamment pour les sociétés structurellement en crédit d’IS. C’est de la trésorerie en moins pour les entreprises qui constitue un préjudice sur les performances de ces entreprises.
Nous proposons de réviser à la baisse les taux de retenue à la source pour permettre d’axer le contrôle fiscal vers les entreprises non transparentes et de réduire le nombre des taux de la retenue à la source dans le cadre de la simplification de la norme fiscale.
L’institution d’un mécanisme de compensation entre les impôts de même nature (retenue à la source) peut être aussi une solution.
ii. Les transactions intergroupe (Article 48septies ajouté au code de l’IRPP et de l’IS)
L’administration fiscale tunisienne n’a ni défini des règles ou des principes directeurs pour déterminer le prix des transactions intra-groupe conforme au prix de marché à l’instar d’autres pays comme la France, ni mis en place des procédures de sécurisation juridique des prix intra groupe à l’instar d’autres pays comme la France. Cette situation est source de lourds redressements fiscaux, de sanctions pénales, d’insécurité juridiques pour les groupes nationaux et multinationaux et de contentieux fiscal qui coûte cher aussi bien pour le contribuable que pour l’administration fiscale et ne permet pas de profiter de la synergie du groupe dans la transparence totale.
Aussi, l’imposition à partir du 1er janvier 2014 des revenus et bénéfices provenant de l’exportation est de nature à conférer au prix des transactions intra-groupe une dimension plus importante en Tunisie.
Nous proposons dans ce cadre:
- Elaboration d’un guide de détermination du prix intra groupe et d’un guide d’évaluation des entreprises. Ces guides doivent ainsi constituer un outil de communication entre l’administration et les contribuables et laisser une place importante au dialogue.
- Mise en place d’une procédure de sécurisation juridique des transactions intra groupe : par exemple l’accord préalable en matière de prix intra groupe qui garantit à la société que les prix pratiqués dans ses relations industrielles, commerciales ou financières intragroupes ne sont pas constitutifs d’un transfert de bénéfices.
IV. La vérification fiscale
i. Recours à l’extracomptable
L’article 38 du CDPF prévoit la possibilité de recourir aux présomptions (méthodes extracomptables de reconstitution des bénéfices), même en présence d’une comptabilité conforme au système comptable des entreprises.
Nous proposons d’écarter la possibilité de recourir aux présomptions en présence d’une comptabilité conforme au système comptable des entreprises et de veiller à éviter les chefs de redressement non fondés (ex : minoration du chiffre d’affaires) qui touchent à la crédibilité des administrateurs et des commissaires aux comptes surtout dans les entreprises transparentes.
Il y a lieu de donner la possibilité aux contribuables de répondre à tout projet de recours à l’extracomptable ou de rejet de la comptabilité et de responsabiliser les vérificateurs qui font recours à ces chefs de redressement qui ne font qu’augmenter la tension entre administration et contribuable.
ii. La symétrie des redressements liés au prix de transfert basés sur l’article 48 Septies du CIRPPIS
Nous estimons, en cas de dépendance tuniso-tunisienne (càd deux sociétés tunisiennes), que l’Administration devrait dans le cadre d’une opération de vérification fiscale, en toute équité, rétablir la situation fiscale dans son ensemble et non pas au seul titre de la société contrôlée.
En effet, dans le cadre d’une opération de vérification fiscale, s’agissant de la même juridiction applicable, nous proposons de prévoir la symétrie de redressement en matière d’impôt sur les sociétés comme suit:
- les redressements opérés en matière d’impôt sur les sociétés au niveau de la société acheteuse relatifs au transfert de bénéfices par voie de majoration du prix d’achat entre sociétés tunisiennes du même groupe doivent entrainer la régularisation de l’impôt sur les sociétés au niveau de la société vendeuse du groupe ayant opéré la majoration ; et
- les redressements opérés en matière d’impôt sur les sociétés au niveau de la société vendeuse relatifs au transfert de bénéfices par voie de minoration du prix de vente entre sociétés tunisiennes du même groupe doivent entrainer la régularisation de l’impôt sur les sociétés au niveau de la société acheteuse du groupe en cas de facturation par la société objet de la vérification.
iii. Interdiction de la compensation entre les différents impôts et taxes
Cette interdiction peut être à l’origine d’accumulation des crédits d’impôts et de taxes chez les entreprises qui est à l’origine de pressions importantes sur la trésorerie de l’entreprise.
Nous proposons d’instituer un mécanisme de compensation entre les impôts de même nature (retenue à la source) pour permettre aux entreprises d’absorber rapidement les crédits d’impôt et à l’administration fiscale de concentrer ses efforts de vérification sur les contribuables et les secteurs à risque ou connus par la prédominance de la fraude.
iv. Complexité des textes fiscaux
La complexité est un facteur favorable à la fraude. Nous proposons la simplification des textes fiscaux à travers la clarification de certaines dispositions et la limitation du recours à la doctrine administrative pour l’interprétation des textes ainsi que la remise en cause de certaines positions administratives non conformes à l’esprit des textes et le regroupement de ces textes dans un code général des impôts.
V. Contentieux fiscal
i. Caution et exécution de l’arrêté de TO
Nous proposons de modifier l’article 52 du CDPF, en prévoyant que l'exécution de l'arrêté de taxation d’office est suspendue par le paiement de 10% du montant de l'impôt en principal confirmé par le tribunal de première instance (y compris les retenues à la source) ou par la production d’une caution bancaire pour 15% du même montant, et ce, dans un délai de soixante jours à compter de la date de la notification du jugement du tribunal de première instance.
La suspension est valable jusqu’à la notification du jugement du tribunal de première instance..*
ii. Recours à l’expertise
Nous proposons de modifier l’article 62 du CDPF, en étendant le recours d’office du tribunal à l’expertise pour couvrir aussi toute demande écrite du contribuable taxé d’office.
VI. Obligations fiscales
i. Dématérialisation des certificats de retenue à la source
Lourdeurs des tâches administratives de règlement des factures et entrave aux efforts de dématérialisation des obligations fiscales et d’encouragement des nouvelles technologies.
Nous proposons, à l’instar des factures électroniques, d’admettre les certificats de retenue à la source électroniques portant cachet et signature électroniques.
ii. Absence d’une définition de la notion de «établissement secondaire» utilisée au niveau des articles 3 du CDPF et 38 et 39 du code de la fiscalité locale
Dans la pratique, cette situation est à l’origine des difficultés d’application des articles susvisés qui sont source d’application abusives de sanctions fiscales. Nous proposons de clarifier la notion de « établissement secondaire » utilisée au niveau des articles 3 du code des droits et procédures fiscaux et 38 et 39 du code de la fiscalité locale.
VII. Modernisation de l’administration fiscale
i. Absence de structures spécialisées sur la base d’une segmentation des contribuables autre que la DGE
Nous proposons la création d’autres structures spécialisées, à l’instar de la DGE peut représenter un axe de réflexion intéressant (par exemple, direction des personnes physiques, direction des PME, direction des particuliers …)
ii. La mise en place d’un système de contrôle interne efficace dans l’administration fiscale
L’absence d’un bon système de contrôle interne peut être à l’origine de l’inefficacité et l’inefficience des procédures mises en place et de l’absence d’un dispositif pertinent d’auto-évaluation et de suivi des activités.
iii. Formation continue et spécialisée des agents de l’administration fiscale
Nous estimons que la formation continue et spécialisée des agents de l’administration fiscale permet d’éviter les chefs de redressement non fondés qui sont coûteux aussi bien pour le contribuable et pour l’administration fiscale.
iv. Diffusion insuffisante de la culture fiscale
Nous estimons que les efforts de l’administration fiscale dans la diffusion de la culture fiscale sont insuffisants. En effet, plusieurs contribuables ignorent leurs obligations fiscales. Nous proposons la mise en place d’une stratégie efficace pour la diffusion de la culture fiscale à travers les moyens de communication modernes et les établissements d’enseignement.
Dans le contexte économique actuel, et partant de la règle fondamentale « les taux tuent les totaux », la réduction de la pression fiscale permettra aux entreprises d’alléger leur charge fiscale, d’être plus compétitives et de réinvestir les économies d’impôts dans des projets créateurs d’emplois. Il ne faut pas donc penser à augmenter la pression fiscale. D’autres solutions peuvent être envisagées, par exemple, la privatisation de certaines entreprises publiques devenues une lourde charge pour l'Etat, l’amélioration et l’accélération des procédures de liquidation des biens confisqués et l’amélioration de la gestion des entreprises publiques notamment par le recours aux administrateurs indépendants et compétents.
Enfin, je tiens à souligner que la réussite de toute réforme fiscale suppose que le contribuable consente à l’impôt et qu’il soit convaincu de la bonne utilisation des ressources fiscales. Elle repose aussi sur l’association entre les secteurs publiques et privés et sur l’implication de toutes les compétences professionnelles privées et publiques. La création d’un conseil supérieur indépendant de la fiscalité regroupant toutes les compétences et les professions de conseil liées à l’entreprise (économistes, conseillers fiscaux, avocats, comptables, expert comptables…) peut constituer un cadre adéquat pour garantir cette association et pour approfondir les études sur l’impact des mesures fiscales sur les entreprises et sur le budget de l’Etat.
Rejeb Elloumi
Comptable-Fiscaliste
Membre de la Compagnie des Comptables de Tunisie