Tunisie : comment l'arabisation a fait le lit de l'extrêmisme religieux
Au-delà de la polémique qui s’est développée autour du discours du gouverneur de Sousse le 14 juillet dernier à Nice, à l’occasion de la commémoration de l’attentat au camion bélier sur la Promenade des Anglais, c’est tout le problème de la maîtrise des langues étrangères et notamment le français qui s’en trouve posé, une fois de plus. A entendre ce malheureux gouverneur ânnoner son texte, Il me revient en mémoire cette scène surréaliste d'un ministre de la Troïka en train de discuter avec son homologue français par interprète interposé. Et du coup, je me dis que, décidément, le temps est révolu où les Tunisiens savaient voyager entre les langues.
La coexistence pacifique entre le français et l’arabe classique, inaugurée à l'orée du XXe siècle, a pratiquement cessé dans les années 70 avec la calamiteuse campagne d’arabisation qui allait se répandre comme une traînée de poudre dans tout le Maghreb. Pour donner le change, on s'est paré des oripeaux de l’identité nationale, alors qu'il s'agissait surtout de lutter contre les courants extrémistes de gauche qui avaient alors le vent en poupe tant à l’université que dans certains lycées comme a fini par le reconnaître le ministre de l'éducation de l'époque :«catéchisme pour catéchisme, il vaut mieux imprégner les jeunes des valeurs morales islamiques que de la doctrine de la lutte des classes et du matérialisme historique prônées par Marx et Lénine». En quelques années, le courant marxiste a certes disparu de nos établissements secondaires et supérieurs. Mais on a troqué le totalitarisme communiste pour un autre totalitarisme, sans doute plus dangereux parce que fondé sur l'instrumentalisation de la religion. Le ministre n'avait certainement pas voulu cela. Mais les faits sont têtus: l'arabisation a impacté doublement l'enseignement en Tunisie: elle a été la voie royale vers le fondamentalisme et a contribué pour une large part à la baisse de niveau de notre enseignement.
On a commencé par ôter à la langue française son caractère véhiculaire et à réduire sa place à la portion congrue dans les écoles primaires et les lycées avant de partir à l’assaut des universités, avec l’arabisation des sciences humaines: philosophie, sociologie, viviers de la mouvance gauchiste - ce qui confirme le soubassement politique de cette mesure - avant de s’attaquer à l’histoire, la géographie, aux sciences naturelles. Et ce qui devait arriver, arriva: faute d'ouvrages de référence en arabe et d'enseignants qualifiés, ces disciplines n'ont pas tardé à sombrer dans les abysses de la médiocrité. Par voie de conséquence, le niveau des élèves en français et même en anglais a considérablement baissé. A preuve, 7 000 candidats au bac 2017 ont obtenu un zéro pointé à l’épreuve de français, alors que 5000 candidats à la même session du baccalauréat ont obtenu zéro à l'épreuve d'anglais. Paradoxalement, l'arabisation n’a pas non plus profité à la langue arabe: nos diplômés ne sont même plus capables de rédiger une demande d’emploi en arabe et a fortiori en français.
Il est temps de faire justice de certaines idées reçues. On oppose volontiers l’arabe, «vecteur de l’identité nationale», au français, «instrument d’aliénation». J"entends déjà les cris d'orfraie des tenants de l'arabisation à outrance contre un «nostalgique de la France coloniale». Je ne suis pas un gallomane, mais je m'insurge contre les conditions dans lesquelles a été instaurée cette arabisation alors que rien ne pressait. La langue française est très compliquée. Elle est en net recul dans le monde et même chez elle, cédant partout du terrain au profit de l'anglais. Mais elle fait partie de notre patrimoine. Pour reprendre la formule de Kateb Yacine, c'est notre butin de guerre. Nos aînés dont on ne peut pas douter de leur patriotisme ont été bien inspirés qui ont su en faire leur profit. C'est par le biais de la langue de Molière qu’une bonne part de nos élites s’est éveillée à la conscience politique, que leur sentiment d’appartenance à la communauté nationale s’est affermi, que leur esprit s’est formé au contact des écrits des philosophes des Lumières. Loin d'être un vecteur d'acculturation, elle a été une source d’enrichissement culturel, une ouverture sur le monde, d'autant plus qu'en face, on avait une langue arabe momifiée, prise en otage par les courants les plus rétrogrades, Pour Jacques Berque, la langue arabe n’a pas les peuples qu’elle mérite. Langue des sciences par excellence jusqu’au IVe siècle de l’hégire, elle a été confinée depuis dans la poésie, l'étude du patrimoine et dans son statut de langue sacrée de l’islam. Ce n'est pas un hasard si les idées les plus rétrogrades passent mieux en arabe que dans aucune autre langue, si les islamistes se sentent plus à l'aise dans cette langue arabe qu'ils ont tranformée en forteresse inexpugnable à l'intérieur de laquelle ils se retranchaient pour garder intacte leur foi. Malgré des dizaines d’années d’exil en Angleterre ou en France, ils n’ont jamais cherché à apprendre la langue des pays d’accueil de crainte d'être pervertis par les idées qu'elle véhiculait ou même d'y perdre leur âme, leur identité arabo-musulmane, la fameuse (هوية) dont ils se gargarisent. Le cas de Hamadi Jebali est particulièrement parlant à cet égard: malgré ses huit années d’exil en France, il est incapable de construire une phrase en français et en est encore à se demander «comment on dit en français, le ras el mal est jaban». La même remarque vaut pour Ghannouchi comme pour la plupart des fondamentalistes tunisiens qui étaient en exil à l'étranger.
Involontairement, le gouverneur de Sousse a remis sur le tapis la question de l'apprentissage des langues.Le bilinguisme étant dépassé, il est temps temps de passer au trilinguisme, avec le développement de l'enseignement de l'anglais, et pourquoi pas au multilinguisme. Malheureusement, sous l'effet des grèves à répétition des syndicats, l'école de la république, celle qui a favorisé la mobilité sociale au lendemain de l'indépendance et donné naissance à une classe moyenne, comparable à celle qui existe dans les pays développés, n'est plus en mesure de mener à bien cette tâche. Reste le secteur privé. En plein boom, il peut, en partie, suppléer les défaillances du secteur public à condition de savoir concilier entre l'aspect commercial et sa mission pédagogique et surtout de recourir à des enseignants qualifiés. Nous avons d'ailleurs un premier indice du dynamisme de ce secteur: les excellents résultats de ses élèves aux concours d'entrée aux écoles pilotes. En tout cas, une plus grande ouverture de l'école tunisienne sur les autres cultures est la seule qui vaille à l’heure de la globalisation. L'attachement à notre authenticité (açala) ne doit en aucun cas conduire à un repli identitaire. Nous avons déjà raté tant de rendez-vous avec l'histoire. Persévérer dans la même voie, reviendrait tout simplement à sortir irrémédiablement de l'histoire.
Hédi Béhi