Moncef Bey, le souverain nationaliste
Le 14 mai 1943, le départ de Moncef Bey pour l’exil, à Laghouat, cité du sud algérien, décidé par le général Juin, arrivé la veille à Tunis pour assurer l’intérim de la Résidence générale, s’est effectué dans des conditions indignes de la France. A six heures du matin, les généraux Jurrion et Morreau se présentent au domicile de Son Altesse et le prient de s’habiller pour les accompagner à la Résidence pour affaires urgentes. En cours de route, le cortège bifurque vers l’aérodrome d’El Aouina. Il est alors embarqué. Trois heures plus tard, Moncef Bey atterrit en plein Sahara, à Laghouat, où un petit pavillon lui est réservé
La décision de détrôner Moncef Bey prise par le gouvernement français provisoire siégeant à Alger est particulièrement injuste en regard de sa fidélité à la nation protectrice malgré les pressions italo-allemandes. .Son nationalisme déclaré.lui aura coûté son trône. Malgré sa brièveté, le règne de Moncef Bey a été marqué par la personnalité du souverain.L’occupation subite et subie de la Tunisie par les Allemands allait bouleverser son règne.
Avant l’occupation allemande
En accédant au trône, Moncef Bey était précédé d’une réputation de droiture, de générosité envers les pauvres et de l’image d’un fervent nationaliste suscitant beaucoup d’espoirs. Le 16 juin 1942, dès son intronisation Moncef Bey dévoile ses intentions, il bouscule le protocole en s’adressant directement à ses sujets pour les dispenser dorénavant du baise main traditionnel. Il appelle Maître Albert Bessis(1), personnalité israélite notoire, pour le faire asseoir à ses côtés : « attitude que l’on est en droit de considérer comme directement réprobatrice des lois raciales en vigueur » comme le commente Juliette Bessis, sa propre belle- fille. Quelques jours plus tard, il déclare solennellement aux délégations de communautés juives venues lui rendre obédience qu’il ne fera aucune distinction entre ses enfants musulmans et israélites. En intervenant personnellement auprès du Résident Général de France, l’Amiral Estéva et auprès des services concernés, Moncef Bey manifeste clairement son opposition à l’application des lois iniques de Vichy contre les juifs. En agissant ainsi et en le faisant savoir, il souhaitait certes redorer le blason de la famille husseinite entaché par son prédécesseur qui avait avalisé l’instauration des lois raciales de Vichy en Tunisie Il ne tarde pas à acquérir une popularité immense en quittant son palais pour visiter son peuple et ses Saints protecteurs. Ses visites se succèdent au pas de charge : Radès le 15 août, Ariana le 25, La Goulette le 3 septembre, La Manouba le 4 où Moncef Bey fait sensation et enflamme la foule en prêtant serment sur le Coran ; enfin Le Kram le 9 septembre. Une visite qui était planifiée pour Kairouan le 15 novembre avec un discours tout préparé(2) qui ne se réalisera pas à cause de l’occupation de la Tunisie par les troupes de l’Axe. C’est partout une liesse populaire qui frise le délire. C’est partout le bain de foule permanent, les effusions spontanées et cette volonté inébranlable du Souverain de se fondre dans la population. Bref, Moncef Bey est partout présent pour maintenir un contact continuel avec ses sujets. Ses contacts ont une double finalité à la fois éducative et patriotique. Ils contribueront pour beaucoup à forger le mythe de Moncef Bey, symbole de l’unité nationale.
Le mémorandum des 16 revendications
Le 8 août 1942, il adresse au Chef de l’Etat français, le Maréchal Pétain, un mémorandum de seize revendications. Deux d’entre elles présentent une importance particulière, l’instauration d’un conseil consultatif de législation préconisant une monarchie Constitutionnelle correspondant à un souhait personnel de Moncef Bey et la tunisification de l’administration, revendication fondamentale du nationalisme tunisien, toujours formulée et jamais satisfaite.
L’objectif d’instaurer une monarchie constitutionnelle, Sadok Zmerli en fait l’analyse suivante : « L’événement était d’importance, pour la première fois, dans les annales de la Tunisie, un bey ne craignait pas, au risque d’un amoindrissement sensible d’une autorité dont ses prédécesseurs s’étaient montrés jusqu’alors si jaloux, d’envisager et de soutenir des réformes dont l’aboutissement logique devait doter le Pays d’un régime nettement libéral qui, sans dépouiller la Monarchie de toutes ses prérogatives, devait confiner son chef dans le rôle strict d’un Souverain constitutionnel(3)».
Cet objectif trouve son origine dans le pacte fondamental de 1857 et l’esprit démocratique qui l’a inspiré sous l’influence déterminante des consuls français et anglais. La constitution promulguée par Sadok Bey en 1861 le concrétisera, mais elle n’a pas eu l’effet escompté. Quant à la tunisification de l’administration, elle représente une revendication fondamentale du nationalisme tunisien souvent formulée dans le passé, déjà en 1906 par Mohamed Lasram, au Congrès colonial de Marseille, en 1907 par Ali Bach Hamba dans le numéro inaugural de l’hebdomadaire, «Le Tunisien», premier journal public en langue française et enfin par Kheireddine Pacha dans La Tunisie martyre(4). Tant de fois réclamée, elle n’a jamais été suivie d’effet. Elle sera au cœur de l’incident du Bardo, l’incident de l’Aïd, décrit ci-dessous. .
Ce document a connu des péripéties, une véritable odyssée. Pendant cinq jours, l’Amiral Esteva étudie avec ses collaborateurs le contenu de la lettre pour appréhender la signification de ces réformes et ne se décide à la faire parvenir au chef du gouvernement et Ministre des Affaires Etrangères, Pierre Laval, que le 13 août 1942. Ce n’est que le 15 septembre 1942 que Laval adresse la réponse par courrier à Esteva. Il l’a rédigée dans sa quasi-totalité, à l’exception de la dernière phrase ajoutée par le Maréchal Pétain. Pourquoi ce délai ? Inexplicable au regard des us et coutumes entre chefs d’État. C’est qu’entre-temps l’Amiral Esteva a refusé de transmettre une première réponse qui ne lui était pas particulièrement favorable et a déployé un véritable forcing pour en modifier la teneur en sa faveur. L’absence de réponse de Vichy aux revendications de Moncef Bey accroît l’impatience du Souverain, qui devient plus circonspect et plus jaloux de ses prérogatives. En septembre, il affirme son autorité sur la cour beylicale et les caïds. En s’adressant à ces derniers, il leur précise : « Vous êtes mes seuls représentants dans le pays, je n’ignore pas que, dans votre tâche, vous n’avez pas les mains libres, par suite de l’action des contrôleurs civils, cependant n’oubliez pas que vous êtes mes représentants et que je suis le roi. Quant aux contrôleurs civils, ils sont aux ordres de la Résidence Générale, si l’un d’eux vous gêne, n’hésitez pas à venir me trouver(6)». C’est un langage nouveau et même révolutionnaire.
Le 12 octobre 1942, l’incident de l’Aïd
A l’occasion de la cérémonie officielle de la présentation des vœux de l’Aïd Esseghir, marquant la fin du mois de Ramadan, les remarques répétées du Souverain au sujet de l’absence de tout Tunisien au sein des délégations des départements techniques (Finances, Poste, Travaux publics, Transports, etc..), provoquent chez l’amiral Esteva les fameux propos concernant les fonctionnaires responsables de ces départements : «ils y sont et y resteront», propos prononcés avec véhémence, accompagnés d’un geste péremptoire. Mon père qui assumait les fonctions de directeur de protocole et de traducteur, « sans les défigurer, sut si bien adoucir les paroles du Représentant de la France que l’intolérable qui avait, un moment, plané sur l’assistance se trouva dissipé comme par enchantement(6) …. ». A la surprise générale, Moncef Bey lui répond avec le sourire et en des termes apaisants, comme si l’incident était clos. A la fin de cette séance, à la sortie de la salle du Trône, le général Barré se précipite vers l’Amiral Esteva pour l’informer qu’il avait pris toutes les dispositions pour arrêter Moncef Bey. Mais l’Amiral Esteva lui répond qu’il n’en est pas question pour le moment. Nous avons été mon frère et moi-même les témoins de cette scène édifiante.
Le Souverain s’était rendu compte qu’il avait acculé le Résident Général à la faute, et qu’il lui fallait exploiter cet incident à bon escient. C’est ce qu’il fera le lendemain, demandant aux Autorités de Vichy le rappel de l’Amiral, en soulignant l’impossibilité où il se trouvait de continuer à collaborer avec lui dans de telles circonstances. Pierre Lafont, délégué à la Résidence Générale, est aussitôt envoyé à Vichy pour en rendre compte. Il en revient quelques jours plus tard pour remettre enfin le 20 octobre la réponse tant attendue et transmettre un message verbal du Maréchal Pétain : « je réaliserai les vœux du souverain dès le retour de temps meilleurs(7)», suscitant ce commentaire d’Annie Rey-Goldzeiguer: «Formule habile qui évite au Résident de proposer les réformes attendues(8)».
Ainsi prend fin l’odyssée de ce mémorandum dont la réponse a mis plusieurs semaines avant de parvenir à son destinataire, sans satisfaire aucune de ses revendications. La teneur de cette réponse, qui avait perdu toute signification, ne pouvait se justifier que par la vision obsédante de l’Amiral Esteva et sa prétention de maintenir l’Empire français envers et contre tous. Il a su en effet rallier à ses vues les Autorités de Vichy.
L’occupation allemande
Le 10 novembre 1942, les Allemands, pour contrer les forces alliées qui venaient de débarquer en Algérie, prennent pied en Tunisie, créant une situation nouvelle et imposée au Souverain. La présence des troupes allemandes va bouleverser l’échiquier politique du pays. L’Amiral Esteva lui-même changera de statut : de protecteur, il deviendra à son tour protégé reléguant Son Altesse le Bey dans le rôle de sous-protégé. Mais si l’Amiral accepte ce rôle, Moncef, par contre, ne l’entend pas de cette façon, comme le laissait présager la rencontre du souverain avec le Consul Général des Etats-Unis, Mr. Hooker Doolitlle. Moncef Bey, dont le souci majeur était de protéger son peuple contre les malheurs d’un conflit imminent, n’avait pas manqué d’exprimer à cette occasion ses intentions politiques et ses penchants pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, pays libres où le peuple avait ses droits. Un télégramme chiffré de la Résidence en date du 21 octobre relate cette conversation.
Le ministère Chenik
La constitution du ministère Chenik, le 1er janvier 1943, au cours d’une cérémonie spéciale du Sceau crée la surprise. Moncef Bey prend cette décision unilatéralement, sans l’assentiment de l’Amiral Esteva et porte son choix, pour occuper le poste de premier ministre, sur M’hamed Chenik, un ami dont il apprécie les idées libérales et la gouvernance économique. Il l’entoure de deux personnalités talentueuses et militantes nationalistes, le docteur Mahmoud Materi et Salah Farhat. Ces nominations sont favorablement accueillies par tous les milieux politiques du pays. Esteva, aux ordres des autorités allemandes, ne peut que se soumettre et signer le décret de nomination du Premier Ministre et se résigne en dernier ressort à coprésider le conseil des ministres avec M’hamed Chenik.
Depuis, la volonté de Moncef Bey de protéger la communauté israélite tunisienne acquiert un caractère collégial et étatique. L’ensemble du Gouvernement, des membres de la famille beylicale et des hauts fonctionnaires y ont solidairement contribué. L’Amiral Résident général n’ayant pas hésité à outrepasser ses prérogatives en prenant unilatéralement des décisions à l’encontre de la communauté juive tunisienne, le gouvernement Chenik n’a pas eu d’autre alternative que d’utiliser tous les moyens dont il disposait, et toutes les opportunités qui se présentaient pour les entraver.
Le ministère a réussi à obtenir l’annulation du décret du 30 janvier 1898 concernant l’acquisition des terres habous particulièrement favorable aux colons français, l’égalité de traitement entre fonctionnaires tunisiens et français, et la libération des militants destouriens emprisonnés en Tunisie et à l’étranger.
Le 14 mars 1943, Moncef Bey refuse de flétrir les bombardements alliés
Le 10 mars 1943, La Marsa, paisible et riante localité de la Banlieue Nord de Tunis, subissait un bombardement allié en règle qui se traduisit par plus de deux cents victimes. Monsieur Moelhausen, Consul général d’Allemagne, sans utiliser le canal habituel de la Résidence Générale, se précipita le 14 janvier 1943 pour informer la Cour de son désir d’être reçu à 16h 30, le jour même par Son Altesse. Au cours de cette audience, le Consul Général d’Allemagne affirma que les Autorités allemandes mettraient volontiers à la disposition du Bey tous les moyens techniques de diffusion et de publicité, s’il consentait à lancer personnellement une proclamation flétrissant les bombardements des civils musulmans par les Forces Alliées. Il fit ressortir le retentissement énorme qu’aurait dans le monde entier pareille déclaration et souligna l’heureuse impulsion qu’elle donnerait aux puissances de l’Axe, en vue de la réalisation des aspirations du peuple tunisien(10).
Le Souverain fit preuve d’un sang-froid exemplaire et sut trouver les arguments suffisamment étayés pour ne pas céder aux exigences allemandes. Par trois fois, Moncef Bey refusa diplomatiquement d’obtempérer aux requêtes répétées du Consul Général d’Allemagne. Que retiendra l’Histoire de cette entrevue exigée par le Consul Général d’Allemagne ? Moncef Bey a refusé de flétrir les bombardements alliés en s’incluant dans la propagande allemande. Pendant toute l’occupation de la Tunisie par les forces de l’Axe, il s’est systématiquement tenu à l’écart de toute collaboration. L’épisode précédent en est la preuve la plus éclatante.
Le 11 avril 1943 la néfaste remise des décorations
Conscients que le sort des armes ne leur était pas favorable et pressentant un départ inéluctable à court terme, les officiels civils et militaires allemands n’ont rien trouvé de mieux pour pérenniser un souvenir de leur éphémère séjour dans la Régence que d’exiger de se faire décorer par le Bey de Tunis. Ils l’avaient fait savoir par le canal du Lieutenant-Colonel de Jonchay, le chef de cabinet du Résident Général, sans l’aval préalable, ni oral, ni écrit de ce dernier. Les autorités tunisiennes espéraient obtenir l’aval écrit du Résident Général. Ce faisant, Moncef Bey pourrait bénéficier d’un double avantage : il confirmerait sa fidélité à la Nation Protectrice et il atténuerait sa responsabilité dans un acte, qui lui était imposé et dont il avait mesuré la dangerosité et pressenti les conséquences néfastes.
Contrairement aux espérances des autorités tunisiennes, l’Amiral officialisa les exigences allemandes le 9 avril 1943 et statua le lendemain, au cours d’un échange de correspondance, qu’il n’y avait pas incompatibilité entre cette remise de décorations et la neutralité reconnue de la Tunisie, tout en élargissant cette distinction aux dignitaires italiens. Bien plus, pour satisfaire aux exigences allemandes, il fera preuve d’un zèle suspect qui, aujourd’hui encore, soulève de nombreuses interrogations. Pourquoi a-t-il agi ainsi ?
Le rapport de Saumagne et «Le Règne de Moncef Bey» de Casemajor confirment l’implication d’Esteva dans cette affaire et le Livre Blanc(11) Tunisien apporte une preuve irréfutable de son zèle en soulignant qu’il était d’usage à la Cour que lors d’une remise de décorations, le Souverain les apportât lui-même. Or, en cette occasion, l’Amiral Esteva arriva porteur de deux corbeilles d’insignes, montrant ainsi son entière responsabilité dans cette affaire.
Sadok Zmerli nous donne l’éclairage suivant sur le sujet: «Ainsi, ce n’est pas de son plein gré, ni sur l’initiative de son Gouvernement, comme d’aucuns se sont plu à le faire entendre, que le Souverain avait conféré ces distinctions, et moins encore, ainsi que «Tunisie Journal» a osé l’écrire, en témoignage de sa satisfaction d’une collaboration à laquelle il s’était systématiquement dérobé, mais bien à contre cœur et avec l’intention évidente de conjurer, par ce geste, les effets qu’un refus de sa part eût coûté à son pays déjà si éprouvé(12)». Ce commentaire de Juliette Bessis mérite d’être relevé(13): « On se demande, écrit-elle, dans ces conditions par quelle aberration et aveuglement politique, le Bey et ses ministres décorent, au cours d’une cérémonie, que les Alliés ne pardonneront pas, les hauts dignitaires civils et militaires de l’Axe […] tout confirme – mais n’excuse rien – les pressions avérées de la Résidence ». Omar Khlifi, lui aussi, s’insurge contre le peu de discernement de Moncef Bey et de son gouvernement en la circonstance : « Cette bévue, ce faux pas, précise t-il(14), aurait pu être tant soit peu atténué en évoquant un malaise, une maladie diplomatique, pour éviter d’impliquer directement le Souverain».
La remise de ces décorations a eu des conséquences plus que néfastes. Il est possible que, sans cette remise de décorations, le destin de Moncef Bey aurait suivi un autre cours.
L’imprévisible bataille d’Hammam-lif du 7 mai 1943
Le 15 avril 1943, le Consul Général d’Allemagne informa les Autorités tunisiennes que les gouvernements allemand et italien avaient institué avec effet immédiat une zone neutre englobant Hammam-Lif et ses alentours les plus proches. Le 7 mai 1943, coup de théâtre sous la poussée irrésistible des troupes alliées : l’état-major allemand est acculé à organiser une retraite précipitée vers le Cap Bon et, pour en assurer le bon déroulement, décide de faire d’Hammam-Lif la dernière défense de l’Axe en Tunisie. Un officier général allemand, dépêché par le Haut Commandement, demande audience au Souverain et il est reçu sur, le champ. «J’ai l’honneur, lui dit-il, de communiquer à votre Hautesse la décision de notre Grand Etat Major de faire d’Hammam-Lif la dernière ligne de défense de l’Axe en Tunisie, et pour vous éviter, ainsi qu’aux vôtres, les risques de la bataille qui s’y engagera bientôt, vous proposer de sa part de vous rendre à La Marsa ou à toute autre localité de votre choix, afin que nos troupes organisent sans retard les fortifications qu’elles devront défendre contre les Alliés(15)».
«Général, lui répondit le Bey, sur un ton qui ne pouvait laisser aucun doute sur le sentiment que cette démarche insolite lui avait inspiré, respectueux par tradition de la parole donnée, je n’aurais jamais supposé qu’un grand pays comme le vôtre déchirerait de sa propre initiative l’engagement formel et écrit que, par la voix de son représentant ici, il avait pris de s’interdire toute action militaire dans la ville d’Hammam-Lif et de sa zone. En agissant ainsi, votre commandement contrevient tout à la fois aux lois de l’hospitalité et à celle des convenances internationales. Quant à abandonner mes sujets et quitter ma résidence pour un asile plus sûr, je n’y veux pas songer, ni les délais que vous m’avez accordés pour ce déplacement hâtif, ni la conscience de mes responsabilités à l’égard de tous ceux qui ont cherché refuge auprès de moi, ne me permettent de l’envisager. Puisqu’il y a risque à demeurer, je veux le partager avec la population que la décision imprévue et injustifiable de votre commandement l’a condamnée à subir(16)». La réaction du Souverain est suffisamment éloquente pour mesurer à sa juste valeur le sens des responsabilités de Moncef Bey, son dévouement exceptionnel à ses sujets, et son enracinement dans le peuple tunisien.
La défaite des troupes de l’Axe et l’exil de Moncef Bey
Hammam-Lif devient ainsi le théâtre d’une bataille acharnée de plus de vingt quatre heures. A sa libération par les troupes alliées, le 9 mai, le souverain va connaître une première humiliation ; les forces britanniques envahissent le Palais beylical et le conduisent manu militari, sous escorte, à l’ambassade de France où il connaîtra une seconde humiliation, celle d’une attente prolongée sous les huées d’une foule européenne assemblée là comme par hasard. Le général Juin, arrivé la veille à Tunis pour assurer l’intérim de la Résidence générale, ne se déplace pas pour saluer le Souverain et s’enquérir du motif de son déplacement. C’est Jean Binoche, ancien Secrétaire général du gouvernement tunisien, qui vient le saluer respectueusement et lui déclarer qu’il s’agit d’une erreur. Puis il signifie à l’escorte de ramener le Souverain à Hammam-Lif. Le lendemain, le Bey accompagné de sa famille quitte le Palais Beylical, violé la veille par les soldats écossais, pour rejoindre sa demeure à La Marsa. Le mardi 11 mai, le général Juin demande à Moncef Bey d’abdiquer, lequel refuse sur les conseils de son frère Hassine et de son Premier ministre M’hamed Chenik. Ce dernier ainsi que Sadok Zmerli, Chadly Hayder, le Cheikh El Médina et beau-frère du Souverain ont déployé des efforts considérables et utilisé tous les arguments possibles pour faire revenir le Général Juin sur sa décision de déposer Moncef Bey, après son refus d’abdiquer. Peine perdue, ils ne seront pas entendus. Le 14 mai 1943, c’est le départ pour un exil éprouvant et douloureux qui l’amènera de Laghouat à Ténès puis à Pau au sud de la France où il décédera en 1948. Le 15 mai, le Général Juin présidera à l’investiture de Lamine Bey (1943-957). L’irréparable était consommé.
Conclusion
Au cours de son règne qui aura duré onze mois, Moncef Bey a acquis une popularité immense, pleinement justifiée par sa générosité, sa sollicitude pour les plus démunis, et par ses initiatives politiques en faveur du nationalisme tunisien qui feront de lui le symbole de l’union nationale et qui consacreront le terme de «moncefisme». Moncef Bey, resté fidèle à ses engagements vis-à-vis de ses administrés comme vis-à-vis du protectorat français qu’il n’a jamais dénoncé malgré les pressions germano-italiennes, mérite le qualificatif de « Roi Martyr(17)». Il a été un souverain chevaleresque courageux et loyal(18) vis-à-vis de la Nation protectrice. L’attachement et l’affection du peuple tunisien s’exprimèrent lors de ses funérailles marquées par une densité et une ferveur exceptionnelles. L’histoire retiendra que ce fut le règne le plus éphémère mais paradoxalement le plus important et le plus riche en événements de la dynastie husseinite.
Saadeddine Zmerli
Références
(1)BESSIS, Juliette : Maghreb, la traversée…op.cit., p.153.
(2)ZMERLI, Sadok : Espoirs et Déceptions (en) Tunisie 1942-43, pp. 19-20.
(3)ZMERLI, Espoirs et Déceptions (en) Tunisie 1942-43 .op. cit, pp. 11-12.
(4)La Tunisie martyre, ses revendications, Éditions Jouve et Cie - Paris - 1920 - p. 209.
(5)ZMERLI : Espoirs et Déceptions (en) Tunisie 1942-43, p. 17. (6)LE TOURNEAU, Roger Évolution politique…….op. cit. pp. 97-98.
(7)ZMERLI : Espoirs et Déceptions (en) Tunisie 1942-43, p. 18. (8)REY-GOLDZEIGUER, « L’occupation germano-italienne de la Tunisie », p. 331.
(9)REY-GOLDZEIGUER, A. : L’occupation germano-italienne de la Tunisie : Un tournant dans la vie politique tunisienne - Editions du C.N.R.S. - Paris - 1986 - note p. 334.
(10)ZMERLI, S. : Espoirs…op. cit., p. 34.
(11)ABOU-LAHRASS, M., alias ABED BOUHAFA : le livre blanc tunisien, Tunis 1946, p.41.
(12)ZMERLI, S. : Espoirs... op. cit., p. 38-39.
(13)BESSIS, J. : Maghreb, La traversée du siècle, op. cit., p. 152.
(14)KHLIFI, O : Moncef Bey Roi Martyr. op. cit. p.154-155.
(15)ZMERLI, S. : Espoirs...op. cit. p. 46.
(16)Ibidem.
(17)KHLIFI, O : Moncef Bey Roi Marty rp.107
Lire aussi: Le 15 mai 1943, déposition de Moncef BEY