Un Dernier Tango à Carthage
Existe-il une frontière entre la passion, la danse et la tristesse? existe-il un lien entre l’Histoire,Charlie Chaplin, et les pas pressés d’une danseuse égarée? le tango est-il un art,ou la fusion de l’histoire humaine faite d’exils et d’espoirs? Ce sont quelques-unes des questions qui vous taraudent dès les premières minutes de ce spectacle, hybride mais extraordinairement construit «Argentina Tango» présenté le premier aout au festival international de Carthage. Un spectacle prenant, un pèlerinage aux racines de cette danse,un ailleurs offert par des tableaux de danses, de chants de «Payadores» argentins ou d’opérettes napolitaines,passant par les rythmes espagnols et la musique des amérindiens de pampa(campagne argentine) .Un voyage qui vous embarquent durant presque deux heures à l’exploration de cette alchimie qui traversé deux siècles et qui a façonne l’argentine mais aussi l’imaginaire, le cinéma ,et tous les arts, partout ou un homme et une femme s‘aiment se quittent et fusionnent en esquissant des pas de danse.
Cette comédie musicale, seprésente comme une fresque, presque cinématographique, où les lumières, les décors et le son des pas fougueux des couples de danseurs remplissent avec une infinie justesse le silence et l’absence de paroles.Un cinéma muet ou les corps dialoguent, avec grâce, liberté et passion le long de la scène vibrante de l’amphithéâtre romain, témoin et personnage de l’histoire du Tango.
Au commencement, il y avait l’Homme, un tableau ou un groupe de danseurs esquissaient leur tango originel, grave, viril et lascif,en solo, enétreignantl’air sacré de Carthage. Car si cette danse est inscrite dans l’imaginaire de chacun comme celle du couple qui se cherche se séduit et se retrouve, elle à son origine, une affaire d’hommes .C‘est dans les faubourgs de Buenos aires ,sur les rives marécageuse de la «Rio De Plata» à la fin du dix-neuvième siècle qu’arrivent par milliers les premières vagues de migrants européens, principalement du sud de l’Italie, mais également d l’Europe centrale, ou d’Espagne.Armés de leurspauvreté,et pleins de douleurs et d’espoir; ils connaissent naturellement la désillusion, l’exclusion et se trouvent confinées à la périphérie de la ville et de la vie dans des «convetillos» (taudis) mêlés à la misère locale; celles des descendants d’esclaves africains et créoles et des Gauchos (anciens paysans argentins). Dans ces quartiers construits de taule, de nostalgie et de colère la musique a fleuri comme une nécessité,et avec elle les petits bals, ou se mêlaient chants andalous sérénades napolitaines, airs de flûte, de guitare, ou parfois de mandoline ,et les pas de danse danses traditionnelles, polka, flamenco, tarentelle italienne.Les chants du sud de l’Italie,fusionne avec le folklore tzigane et yiddish, et les mélodies andalouses épousaient les complaintes des «Payadores «(chanteurs itinérants) et des noirs des orillas (rives du Rio de la Plata),.Ainsi naquit le tango argentin dans l’espoir et la douleur de l’exil, une danse cadencée, virile ou les femmes sont fantasmées et absentes.Peu à peu l’urbanisme de la misère crée des locaux de plaisirs; autour des abattoirs de Buenos Aires et les filles de joie qui offrent au tango ses premiers pas lascifs, ses premières histoires de passions meurtries et meurtrières,de trahisons et de jalousie. Et c’est ainsi que se suivent ,sans se ressembler les couples de danseurs dans des tableaux très éloignés du tango «publicitaire» des concours de danse sportives trop nordique,trop rouges trop noires ou les danseurs sont comme des séries de figurines par des gestes techniquement parfaits mais sans âme. Le tango n’étant que cela une complainte de l’âme ou deux êtres s’unissent dans leurs contradictions, où se mêle le machisme à la nostalgie, la jalousie au désir,où tout est perdu et où tout est à conquérir.
Flux …et reflux, tout comme les pas de cette danse, on voit émerger d’ un côté de la scène un illustre et éternel migrant, muet et humaniste, un amoureux fou d’une danseuse de tango dans son film «les feux de la rampe» un clin d’œil à Charlie Chaplin,suivi d’un hommage à tous ces millions de migrants italiens qui n’avaient pour bagage que leurs espoirs et les larmes de leurs femmes sur les quais napolitains.
Ces enfants de Genova,Napoli et Sicilia sculpteront l’Argentine comme on esquisse un tango,Mafiosos, compadritos(bandits argentins),proxénètes et caïds, inventent une langue (un argot itiliano-espagnol) et une danse,sur des airs d’accordéon puis de bandonéon .Une culture est née, et ne tarde pas à se faire une place dans les salons de la bourgeoisie voisine du Buenos-Aires chic,puis de toute l’Argentine.
Alain de Caro ,ses danseurs et ses musiciens ont su transmettre chaque étape de la vie de cet être vivant appelé tango, monstre sublime tatoué des cicatrices de l’exil,de la violence,orné des bijoux de la gloire peronéenne,portée comme un hymne à chaque pan de l’histoire argentine /Clandestin de naissance,éclatant dans les années folles et prospères entre deux guerres, il refait le chemin inverse en immigrant dans les salons parisiens ou il connaitra la gloire avant de revenir dans une Argentine meurtrie par la dictature. Cette époque douloureuse a été magnifiquement mise en scène avec ce chant d’Eva Perón interprétée par la voix chaude et mélodieuse de Vanessa Quiroz, et popularisé par l’iconique Madonna «Dont Cry for me Argentina».
Chant de résistance et de liberté, danse fédératrice et universelle, il n’est nullement nécessaire d’être argentin pour ressentir et comprendre le tango, car c’est la danse de tous ceux qui migrent,de tous ceux qui souffrent l’exil, le désir et l’espoir ‘est la danse de tout Homme.La soirée a emporté le public de Carthage à travers deux siècles, deux continents le dernier et plusieurs univers, mais l’apothéose fut l’invitation générale à rejoindre la scène pour une communion entre tous les danseurs avec leur public conquis. Un dernier tango à Carthage en attendant le prochain, car cette histoire d’amour n’est qu’à ses débuts et le son du bandonéon a trouvé son plus bel écho méditerranéen.
Amel Dhaouadi