Pouvoir et contre-pouvoir: le schéma tunisien
La Tunisie vit depuis soixante ans sous un régime politique particulier dans lequel le contre-pouvoir politique est exercé par l’Ugtt et non par l’opposition politique, qu’elle soit parlementaire ou non. Ce fut le cas du temps du parti unique et du « front national», et c’est encore le cas aujourd’hui en dépit du pluralisme et de la démocratie. Il est vrai que dans aucun autre pays arabe ou similaire, hormis le Soudan à quelques moments de son histoire, le pouvoir politique n’a eu à se frotter à un syndicat de la légitimité, de l’influence et du prestige de l’Ugtt. De nombreuses voix s’élèvent cependant pour juger ce schéma obsolète et régressif. Certaines, plus radicales, désignent l’Ugtt comme la source principale de la dégradation de l’autorité de l’Etat et de la récession économique.
L’existence de contre-pouvoirs ne devrait même pas se discuter. Tout pouvoir appelle à l’émergence d’un contre-pouvoir pour ne pas verser de lui-même dans l’arbitraire ou l’autisme. C’est en quoi deux notions assez différenciées comme «opposition» et «contre-pouvoir» convergent. Ce principe de base vaut en tout cas pour toutes les formes de pouvoir. Il y a en effet autant de contre-pouvoirs que de pouvoirs (politique, économique, social, etc.). Chaque type de contre-pouvoir devrait limiter son action au champ qui lui est prédestiné pour ne pas empiéter sur le champ d’action «naturel» d’autrui. Mais si l’autrui en question est défaillant, inaudible ou incapable de mobiliser, la faute lui incombe d’abord et non pas au contre-pouvoir qui déborde et qui remplit le vide.
L’intrusion de l’Ugtt dans le champ proprement politique, encore que tout soit politique, obéit à cette logique. Elle ne résulte nécessairement pas d’une tendance hégémonique de la centrale syndicale comme on pourrait le croire, mais de l’incapacité des autres types de contre-pouvoir (élus, partis politiques, médias et société civile) àjouer leur partition. Mais elle pourrait résulter tout aussi bien de ce curieux comportement cyclothymique qui consiste à faire appel à l’Ugtt dès qu’une grave crise politique se déclenche pour la «congédier» et l’expulser du champ politique une fois la crise dénouée. Il y a de l’incohérence et de la duplicité dans ce comportement et plus encore, une forme de condescendance et de mépris de classes que les ci-devant réservent aux sans-culottes.
Pour que la situation se clarifie sans que l’apport spécifique de chacun des contre-pouvoirs soit détourné ou remis en cause, il faudrait d’abord dépasser la tentation simpliste qui consiste à édifier des barrières domaniales qu’aucune partie prenante ne respectera. Il faudrait ensuite vivifier tous les champs et les irriguer par des débats de fond portant sur les problématiques qui les concernent directement. Celui de l’Ugtt reste trop miné par l’accumulation de problèmes socioéconomiques non résolus. Seule la politique contractuelle est de nature à le déminer et à constituer ainsi le complément indispensable à la vie démocratique dans notre pays. Mais ni le pouvoir politique, ni l’opinion publique, ni les médias ne semblent conscients de cette interrelation, trop obnubilés qu’ils sont par l’électoralisme et les luttes partisanes pour le pouvoir.
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