Mhamed Hassine Fantar: Propos sur la langue arabe
La langue participe à la construction de la pensée, de la personnalité et partant de l’édifice identitaire. D’ailleurs, la question des langues concerne l’ensemble des nations arabes. Parce qu’elles ont peur de toute réflexion innovante, les dictatures et les fausses démocraties n’ont pas fini de pratiquer la politique de l’autruche et au besoin de s’opposer au moindre changement culturel. Or, il est certain que les pays arabes souffrent d’un énorme déficit linguistique. Culturellement médiocres et politiquement répressifs, tous les régimes de la plupart des pays arabes se réclament dépositaires d’un legs qu’ils ne cherchent pas à connaître. Peut-être convient-il de signaler que la majorité de ceux qui se font les défenseurs de la langue arabe et invoquent au besoin ses trésors, ne sont guère conscients de leurs insuffisances. Ils se complaisent à invoquer les trésors de l’arabité sans rien faire pour les connaître. Pour eux, la connaissance de ces trésors se réduit à des noms et à des titres d’ouvrages voire à quelques vers ou à des traditions qui se rapportent au Prophète et à ses compagnons. Il y en a ceux dont la mémoire est entièrement mise au service du Coran et des « sciences coraniques ». Bien que pourvue d’une formation moderne, l’élite souffre d’un manque d’outils linguistiques nationaux pour pouvoir servir et pleinement s’épanouir. Certains canonisent les apports de l’orientalisme sans se priver, le cas échéant, de le dénoncer et de le stigmatiser. Dans ce domaine et dans d’autres, le monde arabe a souvent eu une attitude ambigüe, voire contradictoire : on utilise les travaux des orientalistes sans leur épargner les pires invectives. A ce propos, il serait souhaitable que ceux qui se réclament de l’arabité, adoptent envers les orientalistes un comportement plus objectif et plus sain : ils ont incontestablement contribué à la sauvegarde de notre patrimoine.
Avec nos démocraties naissantes, nous avons vu pointer l’espoir d’un avenir meilleur comme une pousse porteuse d’une fleur, elle-même prometteuse. Mais il y a des avortements provoqués et de l’intérieur et de l’extérieur. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans les détails d’un projet révolutionnaire que seules les vraies démocraties savent concevoir, mener à terme et réussir. Il faut en débattre avec la foi, la raison et le respect de la différence, en s’ouvrant à tous sans exclusion aucune et sans tabous.
Peut-être faut-il rappeler que la palette linguistique de la Tunisie a toujours été multiple. Ouverts sur toutes les langues de leurs époques respectives, nos ancêtres avaient parlé le libyque dont dérivent pour l’ensemble du Maghreb plus d’une centaine de dialectes et sabirs berbères ou tamazight. Hélas, cette langue libyque et les dialectes qu’elle a générés ne se prévalent d’aucune œuvre majeure comme l’Iliade et l’Odyssée pour la langue grecque, le Coran et la poésie préislamique pour la langue arabe et la divine comédie de Dante pour la langue italienne, etc.
Avec l’arrivée des Phéniciens et la fondation de Carthage à la fin du neuvième siècle avant J.-C., une nouvelle langue s’imposa en Afrique du nord parce qu’elle était plus efficace et plus féconde. C’était la langue punique dont les écrits, attestés dans tous les pays du Grand Maghreb et dans d’autres contrées d’Europe méditerranéenne, se comptent par milliers. La Tunisie ne fait rien pour s’approprier ce legs, le bien connaître et s’en servir. Il y a certes quelques expériences individuelles. Certains milieux s’efforcent à en minimiser l’apport au profit de thèses réductrices où la mauvaise foi peine à se travestir. Peut-être faut-il rappeler que, d’origine sémitique, la langue de Carthage a très largement contribué à la sémitisation de notre pays et d’une grande partie de l’Afrique du Nord. Elle s’y maintint sans doute jusqu’ à la veille de la conquête arabe.
Au second siècle avant J.-C., Rome perpétra la mort de Carthage. Ce faisant, elle réussit à imposer sa langue dans les territoires conquis sans trop chercher à faire disparaître celle de Magon et d’Hannibal. A l’instar de tous les peuples de l’Empire romain, nos ancêtres durent adopter la langue latine pour des motifs économiques, sociaux et politiques. Mais au fil des siècles, ils se l’approprièrent pour en faire leur outil dans tous les domaines de la vie quotidienne et de la création. Les innombrables inscriptions latines et les œuvres majeures d’Apulée de Madaure, de Tertullien, de Saint Augustin et d’autres en témoignent.
Après la mort de la Kahina et la destruction de la Carthage romaine par Hassane Ibn Nooman, au crépuscule du septième siècle de l’ère chrétienne, les conquérants arabes introduisirent en Ifriqiya la langue du Coran et de la poésie préislamique qui, avec le temps, finit par s’imposer pour des raisons d’Etat, de religion, d’efficacité et de créativité. Cette nouvelle langue s’est trouvée en Ifriquiya bien à l’aise, profitant d’un terroir dûment préparé et, pour ainsi dire, fécondé par Carthage, la prestigieuse cité d’Elyssa, dont la langue appartient à la grande famille sémitique, au même titre que la langue arabe. Sans avoir des grammaires identiques, la langue de Kairouan et la langue de Carthage ont en commun un riche vocabulaire et d’innombrables structures. Certaines sont attestées dans des écrits qui remonteraient au troisième millénaire avant J.C.
Aujourd’hui, personne, en Tunisie, ne pourrait contester à la langue arabe sa prééminence, ni sa place de langue nationale et identitaire. Voilà ce qui ne souffre aucune contestation. Elle est en outre scellée par la Constitution. Notre devoir est donc de la cultiver sans omettre de la moderniser, de l’enrichir et de la rendre plus opérationnelle et plus efficace en puisant d’abord et avant tout dans ses propres territoires linguistiques depuis fort longtemps laissée en friche et, ce faisant, on doit faire fructifier toutes les langues qui, engendrées par les terres devenues arabes, sont, aujourd’hui, laissées pour compte, notamment dans les pays arabes, où l’amnésie continue de ravager et d’appauvrir jusqu’à la désertification, voire la stérilisation.
Au présent, La langue arabe vit, certes, parmi nous mais atrophiée. Notre lexique s’est dangereusement rétréci. Nous ne sommes plus en mesure de nommer les choses par leurs noms arabes. Nous ne savons plus décrire nos richesses matérielles et immatérielles dans notre langue. La terre, la faune, la flore, les cieux, les mers nous échappent. Au lieu d’interpeler notre patrimoine, les plus fortunés ont souvent recours à l’emprunt sans d’ailleurs être sûrs de maîtriser ce qu’ils doivent à leurs créanciers. Pourtant les noms et les concepts arabes dont nous aurions besoin pour décrire les réalités matérielles et immatérielles existent du moins pour la plupart. Ils attendent qu’on les remette au jour pour nous servir. C’est un véritable travail d’archéologues qui œuvrent pour la découverte du passé.
Peut-on laisser ensevelis nos riches écrits dont les auteurs comptent parmi les plus grands bâtisseurs de la culture universelle ? Faut-il attendre que d’autres s’en occupent et s’en servent à leur manière et au profit de leur propre cause ? Certes, non ! Nous nous devons de former des élites capables d’accomplir cette noble tâche ? Nos Universités, Instituts et centres de recherche doivent s’en charger dans le cadre d’un projet national adopté, soutenu et suivi par l’Etat. C’est aussi la tâche de notre Académie dont les textes qui la régissent n’en font qu’une sorte de comité culturel haut de gamme dont le rôle n’est pas à la hauteur de son prestige. De ce fait, elle ne joue pas encore l’intégralité de son véritable rôle. La langue du pays ne semble pas faire partie de ses préoccupations. La plupart de nos académiciens préfèrent se servir de la langue de Voltaire ou celle de Claude Bernard.
Pourtant la langue arabe doit être l’une de nos principales préoccupations : elle est notre présent et notre avenir. Que pensez-vous d’une langue dont le lexique est présent dans des textes qui remontent à plus de cinq mille ans ? Quel prestige ! Aujourd’hui, en traversant l’avenue Bourguiba, à Tunis, vous pouvez percevoir des bribes du parler d’Hammourabi, dont le Code est écrit en cunéiforme au cours de la première moitié du second millénaire avant J.-C. La stèle, porteuse de ce texte, se trouve au musée du Louvre à Paris, dans l’indifférence du monde arabe, encore peu sensible à l’importance de son patrimoine en exil.
Ne devrions-nous pas nous intéresser à ce riche et incomparable héritage linguistique pour faire ce que les élites des Académies arabes du Caire, de Damas ou de Bagdad n’ont pas encore su faire, c’est-à-dire le dictionnaire historique et le dictionnaire étymologique de la langue arabe ? Il n’y a pas dans le monde de grande langue qui n’ait pas son dictionnaire historique et son dictionnaire étymologique. Mais revenons à la langue arabe. Pour le dictionnaire historique, la tâche paraîtrait relativement aisée. Il s’agit de soumettre à des lectures ciblées et contextualisées tous les trésors de la langue arabe, notamment le Coran, la poésie d’avant et d’après la mission du Prophète et toutes les œuvres majeures du premier millénaire de l’hégire quel qu’en soit le genre. Mais qu’est-ce qu’une lecture ciblée et contextualisée ? C’est très simple : je lis par exemple le Coran ou telle autre œuvre, quel qu’en soit le genre afin d’y cueillir et de contextualiser tous les mots et concepts qui relèvent du thème que j’aurais choisi pour cible : l’architecture, la marine, les constructions navales, les couleurs, le costume, les parfums, les attitudes, la vaisselle, la décoration, la faune, la flore, les arts et métiers etc., etc. Ces lectures ainsi faites permettraient d’élaborer des lexiques spécialisés et d’établir la chronologie des mots et concepts, ce qui aiderait à en suivre l’évolution graphique, phonétique et sémantique dans le temps et dans l’espace. Certes, il faut prendre en compte les travaux titanesques et non moins admirables de nos prédécesseurs comme Ibn Mandhour, Ibn Sidah, ou Kalkachendi. Il y a d’autres lexicographes et logographes aussi célèbres dont il faut savoir profiter.
Pour le dictionnaire étymologique de la langue arabe, la tâche est à la fois différente et moins facile parce qu’elle exige la connaissance des langues d’Orient et d’Occident, du passé et du présent. Il s’agit d’établir l’origine du mot dont on a affaire et la voie qui l’a conduit vers le monde arabe. Il est certain que la langue araberecèle des emprunts faits à des langues différentes et à des époques différentes. Une exégèse scientifique et critique du texte coranique en serait bien débitrice. Nous devons avoir, cependant, pleine conscience des apports et du poids historique et civilisationnel des langues anciennes, celles de Mésopotamie, de Canaan, d’Aram, du Yémen, d’Europe, d’Asie et d’Afrique, etc. Pour la réalisation d’une entreprise si grandiose et si complexe, il faut un projet dont la conception nécessite la conjugaison de la foi et de la raison, de l’intellect et de l’affect, bien loin de la paranoïa et de la schizophrénie. Pour la réalisation de ce grand projet, des programmes parcellaires qui se suivent de générations en générations dans la continuité sans anacoluthe, l’objectif étant une meilleure connaissance de la langue arabe et sa réhabilitation pour qu’elle se retrouve et retrouve son lustre d’autrefois et sa place sur la tribune des grandes langues. Pour apprendre à être nous, nous devons connaître toutes nos langues libyque, punique, latine et arabe sans hésiter de renforcer et d’affûter ce que nous partageons avec les autres peuples arabes et ce que nous avons pu prendre à la colonisation française comme butin de guerre et d’acquérir d’autres langues dont l’efficacité est certaine.
Mhamed Hassine Fantar
Professeur émérite des universités
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