Avec Hélé Béji, au patio littéraire de la Médina de Tunis
Un écrivain tunisien dont les talents sont salués non seulement par la presse locale mais aussi par Le Figaro, le Monde, le Nouvel Observateur, Marianne, Jeune Afrique, le Canard enchaîné et ce depuis plus de 25 ans, voilà qui suscite l’admiration et le respect surtout si l’on apprend qu’il s’agit d’une femme, Hélé Béji en l’occurrence, philosophe et essayiste qui a, à son actif, sept essais et récits, trois nouvelles, une quinzaine de contributions dans des livres collectifs et une multitude d’articles publiés dans différentes revues et de conférences données aux quatre coins du monde.
C’est dans une grande maison tunisoise, celle des Ben Ammar, que naît et s’initie à la vie Hélé dans une culture multiforme, celle de la grand-mère traditionnelle, de la mère aux origines françaises et du père aux idées progressistes de la jeune Tunisie fraîchement décolonisée. C’est toujours dans cette belle demeure que Hélé vit, reçoit et travaille encore. Pour y accéder, il faut traverser Rue El Marr, un quartier populaire très animé niché du côté de Bab Menara où les cris des marchands ambulants se mêlent aux klaxons des mobylettes bon marché dans un brouhaha assourdissant. Mais il suffit de traverser la porte bleue de la maison de Hélé Béji pour changer de monde et d’époque. Tout ici aspire à la tranquillité, à la réflexion et à la paix des sens et de l’âme. Le patio marbré orné d’une fontaine, les faïences qui couvrent les murs, les plantes qui donnent de l’ombre sur un banc posé dans une terrasse et les meubles d’époque dégagent une ambiance d’authenticité nostalgique des maisons d’antan. La verdure et la fraîcheur des lieux nous fait même respirer un air d’Andalousie tel que nous l’ont rapporté les poètes de l’âge d’or musulman dans cette partie du monde. Et puis les livres. Ils sont partout, sagement rangés dans des bibliothèques qui longent les murs attendant de livrer leurs secrets au lecteur curieux. Seule concession à la modernité dans cet univers, un ordinateur portable qui trône sur le bureau de Hélé.
Une femme de lettres doublée d'une femme d'action
La discussion s’engage sur ses écrits dans lesquels Hélé Béji porte un regard critique et lucide sur ses contemporains. Ainsi, dans son dernier ouvrage, "Nous décolonisés", elle s’interroge sur ce qui reste des promesses de la décolonisation et de notre responsabilité dans la conduite de notre propre destin. Ayant longtemps vécu entre la France et la Tunisie, Hélé Béji témoigne aussi dans ses ouvrages, notamment dans "L’imposture culturelle", des jeux de pouvoir qui se cachent derrière ce que nous avons l’habitude d’appeler le «dialogue des cultures» ainsi que des enjeux identitaires. Les femmes sont également très présentes dans les écrits de Hélé Béji dans une sorte d’universalité qui traverse les civilisations et le temps. Dans "La force qui demeure", l’auteur, dans un récit autobiographique commenté, brouille les cartes habituelles qui séparent la tradition de la modernité et l’orient de l’occident en évoquant le rôle et la place des femmes au travers des cultures.
Mais Hélé Béji n’est pas seulement une femme de lettres mais aussi une femme d’action qui, en créant en 1998 le Collège international de Tunis, dote notre pays d’un espace de réflexion et d’échanges sur le monde contemporain. C’est tout naturellement dans la belle demeure de ses ancêtres, restaurée et aménagée, que s’installe le Collège où se sont pressés des personnalités comme Jacques Derrida, Bernard Kouchner, Mohamed Charfi, Jean Daniel, Régis Debray ou Jean Baudrillard autour de thématiques aussi énigmatiques et passionnantes que le pardon, le rêve, les deux mondes d’aujourd’hui, Islam et liberté ou à la recherche de la civilité.
Une foule nombreuse d’habitués court les séminaires du Collège international de Tunis. La salle des conférences prévue à cet effet ne pouvant les contenir, des écrans géants permettent aux invités de suivre les conférences et de participer aux débats depuis le patio et les autres pièces alentour. Les rencontres du Collège sont un véritable salon littérature où, autour de l’intervenant principal deux autres penseurs développent leurs analyses pour, par la suite, donner la parole à la salle composée principalement d’universitaires, d’étudiants et d’artistes dont une majorité de femmes. Mais la porte du collège est ouverte à tous. D’ailleurs, Hélé Béji avoue que le Collège a été créé pour permettre aux Tunisiens, pour qui voyager en Europe est difficile, de débattre avec de grands penseurs contemporains sur des thématiques de recherche, de réflexion et d’actualité. Ainsi, chaque conférence est une fête, un moment de liberté, une libre expression de ses idées et émotions dans le respect d’autrui, ce qui n’est pas sans rappeler les salons littéraires parisiens du XVIIème Siècle tenus par des femmes de lettres férues d’art et de sciences. Là encore, Hélé Béji casse les codes et les frontières en transformant une vieille maison de la médina de Tunis en salon littéraire où se côtoient intellectuels et artistes tunisiens autour de penseurs venus de l’autre côté de la Méditerranée pour débattre, apprendre et s’écouter parler de ce qui fait notre monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
C’est avec peu de moyens que Hélé Béji, avec une petite équipe d’irréductibles, fait vivre le Collège international de Tunis en organisant ces rencontres avec de grands penseurs contemporains qui viennent habiter, pendant leur séjour, dans une aile du collège aménagée en chambres d’hôtes. Le charme désuet de la maison en a enchanté plusieurs qui sont revenus depuis et ont assuré la notoriété des lieux dans leur pays d’origine. En tout cas, personne n’a jamais refusé de venir donner une conférence ici. Mieux, les conférenciers ne sont pas rémunérés. Ils viennent pour le plaisir de discuter et d’exposer leurs thèses à un public inédit de Tunisiens de tous âges et catégories sociales confondues.
Et les habitants du quartier de la Rue El Marr ? Que pensent-ils de ce ballet insolite de personnalités qui investit périodiquement leur univers ? « Ils en sont fiers », nous dit Hélé Béji. Même s’ils n’en saisissent pas toute la portée, ils sentent que quelque chose d’important se passe. «Les philosophes, les savants sont là», disent-ils et ils font de leur mieux pour faire bonne figure en organisant la circulation et le parking pour les voitures des invités qui peuvent atteindre les 200 personnes.
C’est ainsi que les soirs de conférence, ce petit coin de la Médina redevient un lieu de vie où se presse une foule avide de pensée et de débat noble et sain, loin des fioritures des centres modernes de consommation, et ce par la seule volonté d’une femme, une Tunisienne comme on les aime, libre mais profondément attachée à ses racines qu’elle réhabilite… pour notre bonheur à tous !
Anissa BEN HASSINE