Pour son second cinquantenaire, "l'Afrique noire est bien partie"
L'année 2010 marque pour une grande partie des pays africains, le cinquantenaire des indépendances. En 1960, notre univers était peuplé de héros africains qui avaient pour noms le Ghanéen, Nkrumah dont je me souviens très bien, aujourd'hui encore, du titre qu'il s'était donné, "l'Osagyefo", le Rédempteur, le Guinéen, Sékou Touré et le Congolais, Lumumba. La Tunisie avait parrainé l'entrée de ces pays à l'ONU et pris une part active à la naissance des nouveaux Etats, en formant leurs cadres et en participant aux missions des Casques bleus, au Congo, notamment. Mais les héros se sont révélés être de piètres dirigeants. A quelques exceptions près, ni les pionniers, ni leurs épigones civils ou militaires n'ont été en mesure d'offrir à leurs peuples ce qu'ils attendaient d'eux: la paix et la prospérité. Pendant un demi siècle, ce continent a été le champ clos de toutes les rivalités idéologiques et militaires entre l'est et l'ouest et le laboratoire des idéologies les plus farfelues. Du consciencisme de Nkrumah au socialisme africain de Nyerere, le leader tanzanien, l'Afrique a été la preuve par neuf de la faillite de tous les "ismes" et de leur inadéquation aux réalités de l'homme africain.
Ce cinquantenaire éveille en moi certains souvenirs personnels:
Nous sommes au début de l'année 1968, la France est en plein boom économique (c'était la période desTrente Glorieuses), son prestige à l'étranger et notamment dans ce qu'on appelait le Tiers-Monde, immense, grâce au Général de Gaulle, artisan de la décolonisation. Dans quelques mois, le pays sera secoué par une grave crise (mai 68). Mais pour l'instant tout baigne dans l'huile, les usines tournent à plein régime et le chômage est pratiquement inexistant. "La France s'ennuie", constate Pierre Viansson Ponté dans le Monde. Aucun évènement majeur en perspective avant les élections présidentielles de 1972. Si la grande masse est dépolitisée, deux grands dossiers accaparent l'attention de l'intelligentsia: la guerre du Vietnam avec l'intensification des combats et l'émergence du Tiers Monde. Parmi les sujets qui faisaient polémique s'agissant de ce dossier: le modèle de développement que devaient choisir les anciennes colonies. Fallait-il opter pour le libéralisme ou pour l'économie planifiée? Sous l'influence d'intellectuels français, comme De Bernis (qui avait ses entrées en Tunisie, pendant la période de collectivisation), Lotfallah Souleiman, un Trotskyste égyptien, Hervé Bourges (l'ancien président du CSA français) et l'économiste, Samir Amin, auteur de la thèse du centre et la périphérie, la majorité a opté pour la deuxième voie, alors que le libéralisme était rejeté, d'emblée parce qu'il était perçu, d'abord comme l'idéologie des anciennes puissances colonisatrices, ensuite comme un modèle inférieur au socialisme à la fois dans l'ordre de la morale et de l'efficacité. Mais dans les deux cas, on se contentait de faire du copier coller sans discernement et avec le zèle des néophytes. Seuls quelques intellectuels s'autorisaient quelques critiques sur ce mimétisme et osaient aller à contre-courant de l'idéologie dominante de l'époque
René Dumont, le visionnaire
Nous sommes donc en février 1968. Dans la grande salle du Centre de Conférences de l'avenue Kléber qui abritera dans quelques mois les pourparlers américano-vietnamiens, un agronome français, René Dumont est invité pour la énième fois à parler de son livre "L'Afrique noire est mal partie", livre iconoclaste, véritable pavé jeté dans la mare des idées reçues de l'époque, publié en 1962, soit deux ans après les indépendances. Six ans après, les clameurs suscitées par l'ouvrage n'étaient pas près de se calmer. Dumont était connu pour son franc parler (invité en Tunisie en 1965, il avait demandé à consulter des statistiques sur les coopératives. Après avoir lu les chiffres, il se tourna vers ses interlocuteurs et leur fit part de son incrédulité: "ces chiffres sont trop précis pour être vrais"), et ses idées avant-gardistes: écologiste avant l'heure, il prônait un développement équilibré, ami de la nature et tenant compte des mentalités et des réalités du pays.
C'est ce qu'il a écrit dans son livre. Le fait qu'il ait provoqué un tollé au point d'avoir été sommé par l'Association des Etudiants Africains de France, montre bien, le climat d'intolérance qui régnait alors et la force des idéologies élevées au rang de science exacte et parfois même de religion. Dumont, avec sa crinière blanche et sa voix rauque aura, devant une salle pleine à craquer, beau jeu de tailler en pièces les thèses de ses contempteurs. L'auteur récidivera quelques années plus tard en publiant un autre livre dans la même veine "L'utopie ou la mort" où il reviendra sur les thèmes qui lui sont chers: développement durable, contrôle des naissances, démocratie, bonne gouvernance etc... René Dumont est décédé en 2001, presque centenaire.
Aujourd'hui, la majorité des pays africains entament le deuxième cinquantenaire de leurs indépendances dans de meilleures conditions. Des taux de croissance très respectables et une démographie maîtrisée dans certains pays ou en passe de l'être dans d'autres, grâce notamment à l'expertise tunisienne ( de 222 millions d'habitants en 1950, la population africaine est passée à un milliard en 2010 alors que la production alimentaire n'a augmenté que de 2,7 fois dans le même intervalle). Des défis que les pays africains auront à coeur de relever. Revenus de leurs illusions passées, Ils n'auront pas besoin d'un autre René Dumont.
Hédi