De la constitutionnalité du projet de loi sur la réconciliation administrative: «Honni soit qui mal y pense»
Par Fadhel Moussa, Professeur émérite des universités - L’instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de lois, saisie d’un recours par 38 députés pour inconstitutionnalité du projet de loi organique N° 49-2015 relatif à la réconciliation dans le domaine administratif, a décidé : « le renvoi du projet de loi organique N° 49-2015 au Président de la république [sans jugement] pour non obtention d’une majorité absolue pour prendre une décision à ce sujet [ au sujet du recours en inconstitutionnalité de ce projet de loi]» (Décision N° 8-2017 du 17 octobre 2017)
I. Prévenir le risque d’un «gouvernement des juges»
Il convient de rappeler en prologue le contexte dans lequel la Constitution du 27 janvier 2014 et la loi organique N°14-2014 du 18 avril 2014 sur l’Instance, ont été adoptées par l’Assemblée Nationale Constituante. A ces deux occasions un grand débat a opposé les défenseurs d’un vrai pouvoir juridictionnel coiffé par une Cour Constitutionnelle solide et ceux qui étaient réservés, considérant ce projet trop ambitieux et craignant notamment le risque d’un « gouvernement des juges ».
C’est de là que procède le régime des décisions retenu par l’ANC aussi bien pour la future Cour Constitutionnelle que pour l’Instance provisoire. Il a été, ainsi considéré par la majorité dominante que, pour qu’un projet de loi approuvé par une Assemblée élue au suffrage universel et exprimant la volonté générale, puisse être invalidé pour inconstitutionnalité par une Cour ou une Instance n’ayant pas cette légitimité démocratique, il faut prévoir de sérieux garde-fous
Ces garde-fous étaient d’autant plus nécessaires afin de prémunir l’Etat, qui est appelé à adopter un nombre considérable de nouvelles lois, contre le risque de ralentissement des réformes. Je dois dire que la justice constitutionnelle faisait peur à certains qui, pensant qu’ils seront toujours majoritaires à l’assemblée, autant limiter le risque d’un contrôle extérieur qui peut les freiner. C’est pourquoi un compromis concernant le statut de la justice constitutionnelle a été nécessaire entre les deux camps.
A cette fin il a été estimé que les exigences doivent être élevées : d’une part en ce qui concerne la qualité des juges et l’indépendance de la justice Constitutionnelle, d’autre part en ce qui concerne le système de prise des décisions d’annulation d’un projet de loi pour inconstitutionnalité. On craignait autant la composition de la future assemblée à élire que la composition de la Cour à construire et ça jouait dans les deux sens. On cherchait un équilibre particulièrement en ce qui concerne les décisions à rendre par la justice constitutionnelle. Le principe retenu est que les juges ne doivent annuler un projet de loi qu’en cas de certitude extrême de son inconstitutionnalité.
II. Le doute doit bénéficier à la loi
Les décisions de la Cour Constitutionnelle et de l’Instance devaient être prémunies de tout doute quant au bien fondé d’une sanction aussi lourde de conséquence qu’est l’annulation d’un projet de loi pour inconstitutionnalité. C’est ce qui explique l’option pour un nombre pair des membres de la future Cour Constitutionnelle et de l’Instance provisoire d’une part et l’option de ne pas accorder au Président une voix prépondérante d’autre part.
Il a été estimé, par le courant majoritaire, qu’aussi Président soit il, il ne peut faire basculer par un dédoublement de sa seule voix cette égalité parfaite qui est la preuve de l’existence d’un doute implacable sur la réponse au recours intenté pour l’annulation d’un projet de loi pour inconstitutionnalité comme dans cette affaire.
Vu l’enjeu, une indétermination des juges ne peut se transformer en majorité absolue par la simple bonification d’une voix. C’est pourquoi l’égalité des voix, qui est une preuve du doute, doit bénéficier à la loi et lui accorder dans ce cas le privilège de la présomption de constitutionalité.
C’est pour dire qu’il fallait mieux et plus pour annuler une loi aux conséquences aussi lourdes. La crainte, des décisions de la justice constitutionnelle, était fondée aussi sur la formule consacrée par l’article 21 de la loi sur l’Instance : « [ses décisions] sont proclamées au nom du peuple, publiées au journal officiel de la république tunisienne et obligent tous les pouvoirs ». S’ajoute à cela, et c’est un argument sans cesse rappelé, que ces décisions ne peuvent jamais être mises en cause par aucun pouvoir, sauf par le pouvoir divin mais ça c’est dans l’au-delà.
III. Le pseudo dilemme de la majorité absolue
L’Instance a fondé sa décision N° 8-2017 de refus de juger sur le fait qu’elle n’a pu obtenir la majorité absolue. Il convient d’abord de rappeler que la majorité absolue se définit comme étant plus de la moitié des voix. 50+1 voix étant le minimum ça peut être plus. C’est ce plus qui a été cherché. En effet il a été estimé que pour une telle décision, la majorité absolue doit être franche avec l’avantage de pas moins de deux voix et non pas d’une seule. Cela ne pouvait se réaliser que par l’option pour le nombre pair des membres. Ainsi la majorité absolue sera de sept sur douze ou plus pour la Cour Constitutionnelle, et de quatre sur six ou plus pour l’Instance. Voila la raison du rejet du nombre impair (13 ou 7 par exemple) car il aurait permis la majorité absolue à une seule voix ce dont on ne voulait pas car on cherchait une majorité plus caractérisée et plus franche.
Il est aussi à indiquer que le vote, sans la voix prépondérante du Président est retenu dans plusieurs pays européens car : «Le président d'une Cour Constitutionnelle est habituellement primus inter pares, c'est- à-dire qu'il se borne à présider la Cour sans exercer aucune fonction juridictionnelle supérieure à celle des autres juges »(1) .
Il ne s’agit donc pas d’une solution inadmissible. Il suffit de se reporter à cette étude comparée de la composition des Cours Constitutionnelles des 48 pays du conseil de l’Europe pour voir la disparité des solutions relatives à la composition, à l’organisation et aux procédures. On se rendra alors compte que toutes les formules sont possibles. Il convient aussi d’insister sur le fait que la solution tunisienne ne pourrait en aucun cas conduire à une impasse ou à un blocage pour l’Instance ou pour la future Cour Constitutionnelle.
IV. Le «renvoi» infondé pour défaut de majorité
L’hypothèse d’un renvoi au Président de la République du projet de la loi organique, au motif que « l’Instance n’a pas obtenu la majorité absolue », n’est prévue nulle part. L’article 23 de la loi de l’Instance ne prévoit que quatre hypothèses de renvoi qui sont : « 1- en cas de décision de constitutionnalité du projet de loi ; 2- en cas de décision d’inconstitutionnalité de tout le projet de loi ; 3- en cas de décision d’annulation pour inconstitutionnalité d’une ou plusieurs dispositions détachables du projet de loi; 4- en cas d’expiration du délai (17 jours) sans que l’Instance n’ait statué ».
En bonne logique l’Instance aurait du s’inscrire dans la première hypothèse et tirer la conclusion de ce défaut de majorité et non pas « refuser de prendre une décision à ce sujet ». En effet ne pas obtenir la majorité absolue, qui est de 4 voix au moins, implique ipso facto une décision de rejet du recours et qu’en conséquence le projet de loi doit être déclaré constitutionnel.
Mon sentiment c’est que l’instance ne voulait pas en arriver là car n’était pas très convaincue de la constitutionnalité de ce projet de loi et ne souhaitait pas risquer d’affronter une mise en doute de son impartialité ou une suspicion qui tacherait son image. Elle a préféré une autre solution qui lui permet de ne pas annuler la loi mais sans reconnaitre sa constitutionnalité, extériorisant ainsi la responsabilité et ménageant la chèvre et le chou.
La solution est toute trouvée, et ne sera pas en plus une première puisque le précédent existe dans la décision (2016/1) sur le CSM qui a été rendue par l’Instance, autrement composée. Le problème maintenant c’est que si une fois n’est pas coutume cette seconde décision qui reprend mot à mot la précédente consolide une nouvelle issue de secours en cas de questions hautement politiques et très délicates. Il est vrai que respecter le précédent est légitime car conforte la sécurité juridique, mais tant que ce n’est pas un précédent négationniste et inconstitutionnel qui contribue à rendre fondée la crainte d’un gouvernement des juges.
V. L’Instance s’est gardée de prononcer un verdict
C’est à tort que l’Instance a pu tirer une telle conclusion à partir de son interprétation de l’article 21. La motivation de sa décision par son incapacité d’obtenir une majorité absolue aurait dû la conduire à juger avec plus de concentration et à livrer un arrêt bien motivé sur une affaire aussi importante qui divise la société et dont l’issue est attendue avec grande impatience et curiosité.
Il était aussi malvenu de prétendre que la responsabilité incombe au législateur comme l’a fait publiquement le secrétaire général de l’Instance pour justifier la décision. Supposons, pour les besoins de la dialectique, que la loi soit équivoque, ce qui n’est nullement le cas même pour les non avertis pourvu qu’ils aient pris la peine de bien lire la loi.
Mais si tel est le cas pourquoi l’interprétation n’a pas été autre ? Pourquoi ne pas avoir pensé que cette voie conduit non pas à un non liquet (non résolution du problème) mais à un quasi déni de justice et qu’elle ne devait pas s’y engouffrer. Si maintenant certains estiment que le système aurait pu être meilleur, qu’à cela ne tienne, sa révision est toujours possible, mais en attendant respectons la Constitution et la loi qui sont claires et gardons nous des faux procès.
A vrai dire je n’étais pas personnellement à cette époque très enthousiaste pour cette solution non pas parce qu’elle conduirait à un blocage, ce qui n’est pas le cas, mais parce qu’une seule voix de majorité me suffisait car je défendais la justice et j’avais foi en elle. Mais les arguments d’en face n’étaient pas indéfendables, et même si la solution retenue était une folle idée, comme le disent certains, le consensus en a voulu ainsi.
C’est pourquoi je ne contesterai pas aujourd’hui la solution retenue, comme d’autres dispositions de la Constitution, en dépit de mes réserves, mais je l’explique objectivement et sans parti pris en tant que règle faisant partie du droit positif. C’est ce qui est demandé aussi aux juges qui doivent rester dans leur juris dictio, cette fonction de dire le droit et non de légiférer à travers une interprétation que je considère encore comme inappropriée et qui ne sied pas ici. Se faisant elle a laissé le dossier ouvert alors que son rôle était de le fermer.
VI. Vers une loi constitutionnellement hybride
Le verdict implicite de l’Instance ne nous aide pas à savoir si ce projet de loi est finalement constitutionnel ou pas. Par ailleurs nous ne pouvons conclure qu’il est constitutionnel sur la base de la juste lecture que : « faute d’une majorité absolue » le recours doit être rejeté et le projet de loi déclaré constitutionnel. En effet tant que l’Instance ne l’a pas retenue et appliqué c’est sa lecture ou son interprétation qui, aussi injustifiées soient elles, prévaudront.
En même temps elle n’empêchera pas de croire, dans cet imbroglio provoqué par cette décision, que ce projet de loi est plus proche de l’inconstitutionnalité car le recours est fondé et sérieux, puisque l’Instance ne l’a pas rejeté ce qui laisse penser qu’elle était désarçonnée. Elle semble avoir trouvé le salut dans cette cinquième hypothèse de renvoi sans jugement non prévue par la loi, qui devient ainsi un outil de sortie d’une crise de conscience même si c’est au prix de la mise dans l’ordre juridique d’une loi constitutionnellement incertaine.
Mais si cela n’est que supputation, la certitude est qu’une fois promulguée cette loi est appelée à être accompagnée éternellement par cette équivoque conséquente à ce vice originel. Quant au renvoi du projet de loi par l’Instance au Président de la République, qui sera suivi par sa signature et sa publication, il ne le rendra pas pour autant conforme à la Constitution car il ne s’agit là que d’une formalité nécessaire pour l’entrée en vigueur de toute loi. En effet il ne faut pas perdre de vue que le Président de la République n’a pas ce pouvoir sachant qu’il doit lui-même saisir l’Instance et demain la Cour Constitutionnelle s’il jugeait qu’un projet de loi est inconstitutionnel.
A cela s’ajoute qu’il est l’auteur de ce projet de loi qu’il a défendu par les services de la présidence à l’assemblée pendant deux ans. Il a aussi présenté à l’Instance un mémoire en réplique dans cette affaire mettant ainsi tout son poids et ne peut dès lors être juge et partie. Cette loi, dont la constitutionnalité ne peut être réparée par le Président, demeurera ainsi constitutionnellement hybride ce qui risque d’ouvrir la voie à d’éventuels recours d’inconstitutionnalité par voie d’exception devant la Cour Constitutionnelle dans le futur.
VII. L’office du Président de la République
Par cette décision de renvoi l’Instance a estimé avoir accompli son office et a transmis le témoin au Président le mettant au devant de la scène et au centre de l’échiquier institutionnel. Que peut il faire et que va-t-il faire ? Il est utile de commencer par rappeler le précédent à cette nouvelle décision de l’Instance qui est la décision N° 1-2016 du 22 avril 2016 relative au projet de loi organique révisé concernant le Conseil Supérieur de la Magistrature qui a été renvoyé au Président pour la même raison que celle de la présente décision. A cette occasion le Président a demandé les avis de certains juristes, au sujet de la suite à donner à ce projet de loi, dans ce cas qui se produisait pour la première fois et au vu de l’article 81 de la Constitution qui pose les règles de ce « veto présidentiel ».
Les avis étaient partagés entre ceux qui étaient défavorables et ceux qui étaient favorables à ce renvoi du projet de loi à l’assemblée. Dans ce dernier cas l’assemblée est appelée à adopter ce nouveau projet de loi, qui peut être amendé par le Président, mais aux 3/5 des voix. Autrement le projet de loi initial sera promulgué par le Président tel qu’il lui a été transmis par l’Instance. Le Président a décidé alors de signer et de publier la loi sur le CSM sans renvoi ce qui était une position déjà arrêtée m’a-t-il semblé et comme il l’a précisé : Il a dit qu’il voulait juste « être en paix avec sa conscience »(2) . Je pense que ce nouveau projet de loi connaîtra sans aucun doute le même destin.
Il ne restera donc au Président qu’à accomplir son office qui consiste à signer et publier la loi organique sur la réconciliation dans le domaine administratif au JORT. Une fois cette formalité accomplie cette loi organique, entrera en vigueur, sera applicable et obligatoire pour tous les pouvoirs comme le sont les décisions de l’Instance. Si en politique, c’est le résultat qui compte, nous pouvons dire que le Président a fini par réaliser une partie importante de son projet initial de la réconciliation qui lui tenait tant à cœur. Il faut s’attendre à ce que les deux autres volets économique et financier, qui ont été élagués du projet initial, ne tarderaient pas à émerger à nouveau sur la scène, en prévision d’autres échéances politiques et en application de la politique des étapes.
FM
22/10/17
(1) Il en est ainsi en : Albanie, Allemagne, Argentine, Arménie, Canada, Danemark, Hongrie, Irlande, Islande, Japon, Lettonie, «l'ex-République yougoslave de Macédoine», Norvège, Pologne, Portugal, République tchèque, Slovénie, Suède, Suisse, Ukraine. A l’exception de certains pays où le président peut avoir voix prépondérante en cas de partage des voix (Belgique, Lituanie, Espagne, France, Italie) <http://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-STD(1997)020-f>
(2) Voir F.Moussa : « Le Président de la République entre l’Instance et l’Assemblée » Le Maghreb 8 Mai 2016.p.3