Ombres blanches de Sinda Belhassan: à la recherche d’une tunisianité égarée (Album Photos)
Qu’est-ce que la tunisianité ? Qui sommes-nous ? De quoi est faite cette mémoire collective, nous fige-t-elle dans un passé fantasmé peuplé d’icônes ? La suprématie de l’icône dépend-elle de sa matière ou de sa ressemblance ? Comment changer le signe plastique de l’icône, menace-t-il le signe iconique ?
Un voyage au cœur de l’imaginaire collectif, à la recherche de la possibilité d’une « tunisianité » que l'artiste essaye de retracer en alignant des représentations, des éléments d’histoire qui construisent à notre insu un lieu commun, une identité collective. A travers 24 œuvres, peintures, bas-reliefs et installations, Sinda Belhassan propose, dans une non-couleur, un voyage à travers le chantier identitaire national : une quête de la tunisianité où les blancs sur les blancs théâtralisent les lieux d’une mémoire commune refoulée par des cassures historiques. Partir de la ligne, se rehausser, en bas-relief pour retrouver l’autre ligne, celle de l’ombre de la matière sur un blanc immaculé. Dessiner avec l’ombre… Senda fait sa révolution. Elle s’allège du poids des images iconiques et des diktats esthétiques. En modifiant le signe plastique, les constituants d’une image iconique, touche-t-on vraiment à l’icône ?
Un sas de neutralité au milieu du « trop-plein » de questionnements identitaires, parfois agressifs. Face au trop de mémoire, au trop d’oubli et à l’explosion des replis identitaires, Senda Belhassan offre une ouverture, à travers des vides, des ombres, des espaces et creuse les icônes sans les détruire, sans commémorations ni jugements. Une démarche interactive où le public interroge l’icône dans sa transformation matérielle. « La machine iconique ne fonctionne qu’en interaction, elle ne peut survivre que par notre action sur elle, qui la renouvelle et la maintient en vie », souligne l’artiste.
Sinda prend une posture presque « poïétique ». Elle nous incite à la découverte de nous-mêmes, de ce qui fait notre essence culturelle, cette exception tunisienne. Questionner l’icône, rétablir le dialogue rompu avec des pans de l’histoire retrouvée permet à chacun de nous de réécrire son scénario : où suis-je maintenant ? Entre Bourguiba et Lamine Bey, dois-je choisir ? Comment accepter le magma identitaire qui me caractérise, moi Tunisien ?
Des questions nécessaires pour se construire et pour construire avec les autres. Sinda sait nous rendre proches ces icônes intemporelles, incarnation des mythes fondateurs de ce qui fait la Tunisie : Neptune, étendard du drapeau tunisien, Hached en héros tragique éternellement amoureux, éternellement lacéré. Un « Yahiya Bourguiba » scandé par des milliers d’enfants trône en bas-relief fait de modules cubiques en bois, la voix chaude et triste de Habiba Msika, tout cela est la tunisianité en questions.
Ombres et lumières, des plans découpés et agencés guident la quête de ressemblance à l’icône. Un va- et-vient entre l’image et le relief rehaussé d’ornementations et le blanc comme unique valeur, neutre cathartique.
Une exposition indispensable où la « bourguibamania » d’inspiration pop’art fait face au « Merioul Fadhila » nostalgique de l’enfance perdue, et où « La descente des marches » du palais du Bardo met en scène des marionnettes beylicales pour interpeller constituants, députés et victimes de l’attentat du musée. Nul besoin d’interprète, ici le voyage se fait contre le symbole, « ceci n’est pas un narguilé », ceci porte la trace du temps à venir, les équipes sportives y figurent, parmi les sigles et les marques de voitures, et le tout se fond dans les armoiries beylicales.
Sans iconoclastie, ni violence, Sinda explore et sonde l’icône, la questionne et invite chacun à le faire. « Ceci n’est pas un choix, comme à chacun les événements s’imposent à l’artiste, tout comme l’histoire commune, les mythes, ou les icônes. Seule la sensibilité définit la perception. Je respire le même air que tous les Tunisiens, j’essaye de me distinguer par l’outil, certains utiliseront la langue, pour moi ce sera l’ombre, les bas-reliefs… » Une démarche didactique de relecture des événements qui nous plongent depuis quelques années dans un territoire autre, étranger par sa violence, par ses codes éclatés, mais qui reste le nôtre.
Amel Douja Dhaouadi