News - 08.11.2017

Slim Chaker: Après un an de son décès, Leaders revient avec des révélations exclusives

C’était Chaker !

«Fais-moi signe à ton retour». Son dernier SMS est resté sans réponse. J’étais à Casablanca et il était à Sousse. J’avais à mes côtés notre compatriote Dr David Khayat, l’éminent cancérologue qui était ravi quant à l’idée de renouer avec sa Tunisie natale et contribuer à la relance de son Plan cancer. Slim Chaker ne pouvait mieux accueillir pareil soutien et tenait à en approfondir la discussion. Je ne voulais pas gâcher son week-end, pour lui permettre de récupérer d’une éprouvante semaine et se préparer à affronter la suivante. La mort furtive le ravira de plein fouet aux siens, un dimanche...
Cousins, nous étions très proches. J’étais son aîné de quelques années, ce qui lui donnait à mes yeux un statut affectueux de « petit frère », doublé d’une grande estime pour sa droiture, sa compétence et son abnégation. La modestie en plus. D’illustres témoignages suivront dans ce dossier d’hommages posthumes que lui consacre Leaders. Revenons sur les dernières séquences avant sa disparition, la plupart d’entre elles sont peu (ou pas) connues.

Slim Chaker et Mongi Slim

Qui avait proposé le prénom de Slim? L’histoire n’a jamais été révélée à ce jour, en dehors d’un cercle familial très restreint. C’était en août 1961, en pleine bataille de Bizerte. La maman de Slim, qui était sur le point d’accoucher lorsque son médecin, craignant une mobilisation générale du corps médical pour porter secours aux blessés, lui recommandera de rentrer à Sfax pour y mettre son enfant. C’est ce qu’elle fera. Arrivant à la maison de son beau-père et oncle maternel, le martyr Hédi Chaker, elle y trouva de nombreux patriotes venus saluer le leader destourien Mongi Slim, en visite familiale.

 

S’apercevant de sa grossesse avancée, Mongi Slim lui demanda le prénom qu’elle comptait donner au futur bébé si c’était un garçon. Personne n’y avait déjà pensé. Et le leader destourien très proche de la famille de suggérer avec sa pointe d’humour légendaire : «Vous savez, feu Sil Hédi avait deux garçons : M’hammed et Mongi. Ça serait bien maintenant que M’Hammed prénomme son premier garçon Slim. Du coup, la famille Chaker aura Mongi et Slim. » Quelques jours plus tard, le 24 août 1961, Leïla Ben Farhat Chaker accouchait de son bébé. Ce sera Slim.

Mi-août, la série noire commence. Sa maison est cambriolée. Puis, une convocation lui parvient de la Brigade d’enquête de la Garde nationale. Le ministre-conseiller auprès du président de la République, chargé des affaires politiques, discipliné, y répondra. On voulait l’auditionner au sujet de certaines déclarations de Chafik Jarraya qu’il n’avait jamais rencontré de sa vie. Pressé de questions, deux heures durant, il s’en expliquera aisément.

Auprès de Paul Kagamé, à Kigali

Lui réitérant sa confiance, le président Caïd Essebsi le chargera de le représenter aux cérémonies d’investiture, le 18 août, du président Paul Kagamé, réélu à la tête du Rwanda, et de lui remettre une invitation pour une visite officielle en Tunisie. A Kigali, où il sera chaleureusement accueilli en hôte de marque parmi une trentaine de chefs d’Etat, de gouvernement et de délégation de haut niveau, il retrouvera la ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo. La plus tunisienne des Rwandaises, elle avait en effet passé des années qui lui sont restées inoubliables à Tunis, du temps où elle occupait de hautes fonctions à la BAD.

«On verra, chaque chose en son temps!»

De retour à Tunis, Slim Chaker ne voulait guère prêter attention aux rumeurs concernant le remodelage que Youssef Chahed comptait effectuer au sein de son gouvernement. Un jour, il en recevra un message direct, comme pour le sonder. Loyal, il ira immédiatement en parler respectueusement au président Caïd Essebsi. «C’est à vous que je m’en remets, Monsieur le Président, lui dira-t-il. Si vous me demandez de quitter le cabinet présidentiel, il ne me faudra que quelques minutes pour ramasser le peu de mes affaires et partir. Si vous me chargez d’aller m’installer au siège de Nidaa, je le ferai avec autant d’enthousiasme que de plaisir, tout comme si vous m’encouragez à accepter un portefeuille ministériel ou n’importe quel autre poste en Tunisie ou à l’étranger.» Affectueux, sensible à cette nouvelle marque de loyauté sincère, le Président le gratifiera ce jour-là d’un geste qui voulait dire : «On verra, chaque chose en son temps», doublé d’un sourire encourageant.

Caïd Essebsi - Chaker père et fils : depuis très longue date

Leurs rapports cordiaux remontent à très loin. Son père, Si Mhammed, avait passé la plus grande partie de sa carrière administrative à la tête de la Fonction publique, puis en tant que directeur général de l’Administration régionale et communale, fin 1969 au ministère de l’Intérieur dès les années 60, du temps de BCE (puis sera chef de cabinet du ministre Ahmed Mestiri). Leurs liens n’ont fait que se renforcer tout au long des carrières respectives, mais aussi leur engagement partagé en faveur de la démocratie. Si Mhammed sera ministre de la Fonction publique, puis de la Justice et ira comme ambassadeur à Alger, puis à Belgrade, avant de retourner à Sfax, en tant que maire de la ville.

Nommé Premier ministre en 2011, Béji Caïd Essebsi retrouvera Slim Chaker, nommé secrétaire d’Etat au Tourisme. Quelques mois après, en juin, il le désignera ministre de la Jeunesse et des Sports. Lorsque BCE, respectueux du verdict des urnes, a remis les clefs de la Kasbah au gouvernement de la Troïka, le 26 décembre 2011, Chaker, à l’instar des autres membres du gouvernement (sauf Abdelkerim Zbidi, maintenu d’un commun accord à la Défense nationale), assurera la passation avec son successeur. Il sera rapidement sollicité par un groupe privé qui lui confiera le développement de son pôle santé en Tunisie et en Afrique subsaharienne. BCE revient à son cabinet d’avocat (partagé avec son frère Me Slaheddine Caïd Essebsi), rue Alain-Savary. Chaker ira assidûment l’y retrouver, de bon matin. Et quand BCE décidera de fonder Nidaa, il fera appel à lui pour faire partie du comité fondateur.

Le briefing quotidien

Le parti élira domicile aux Berges du Lac. Chaque matin ou presque, Slim Chaker était le premier à y passer, pour saluer BCE (très matinal) et le tenir informé de la situation économique et financière dans le pays. Un tableau de bord, spécialement conçu pour lui, le tenait à jour des principaux indicateurs. Leurs échanges s’étendront à d’autres aspects politiques et d’actualité internationale. Slim s’investira dans l’activité du parti, et participera activement aux campagnes électorales de 2014. Début février 2015, il sera nommé ministre des Finances dans le gouvernement Habib Essid. Lorsque Youssef Chahed formera son gouvernement fin août 2016, il le recevra en consultation mais ne le gardera pas dans sa nouvelle équipe. Un poste d’ambassadeur (à Paris) lui est proposé. Courtoisement, il le décline. L’a-t-il regretté? Sans doute, mais sans le dire.

A Carthage

Le 2 septembre 2016, un décret publié au JORT annonce sa nomination en tant que conseiller auprès du président de la République, chargé des affaires politiques, avec rang et avantages de ministre. Son bureau ne sera pas dans l’annexe jouxtant qui abrite le cabinet présidentiel. Comme le bâtonnier Lazhar Karoui Chabbi, nommé ministre représentant personnel du président de la République, il sera installé au Palais même, au prestigieux premier étage où les appartements et salons privés de Bourguiba avaient été réaménagés. De quoi s’y occupait-il ? «De tout ce dont me chargeait le Président», répondait-il discrètement. Sous les lambris de la République, et dans ce magnifique bureau qui offre une vue imprenable sur la merveilleuse baie de Tunis, il n’était guère en sinécure. Slim Chaker était constamment à l’œuvre. Souvent, l’après-midi, il remontait vers l’annexe pour rencontrer Selim Azzabi, le ministre directeur du cabinet présidentiel, et les autres conseillers, et participer à des réunions de travail. Et il s’y plaisait.

Le rappel de la Kasbah

Au parfum de ce qui se négociait à la Kasbah (et à Dar Dhiafa), fin août dernier, un de ses amis essayera de dissuader Slim d’accepter un ministère, encore moins celui du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale. Pouvait-il aisément renoncer à la sérénité de Carthage et à la proximité du chef de l’Etat pour aller s’embourber dans la problématique inextricable des régions et de l’investissement? On savait que le goût du défi et le sens de l’Etat l’emportaient toujours chez lui. Il pouvait être utile là où il était. D’autant plus qu’il consacrait son temps, en dehors du travail au Palais, à la préparation des élections municipales pour son parti, Nidaa.

Prêt pour les municipales

Président de la Commission des élections, Slim Chaker avait longuement travaillé avec sa discrétion habituelle sur la cartographie générale et détaillée, commune par commune. Patiemment, cet ingénieur statisticien, agrégé en mathématiques, avait passé au peigne fin les résultats des différents scrutins pour la Constituante (2011), puis les législatives et la présidentielle (2014), bureau de vote par bureau de vote, sur l’ensemble du territoire. Il les croisera avec les données du recensement général de la population et de l’habitat (2014), aux enquêtes population active, emploi, revenus, consommation et autres,Ú
Úet utilisera des applications de prédiction. Avec une équipe restreinte, il engage les premières consultations régionales pour identifier les chefs de file, scruter les profils, cartographier les organisations de la société civile et prospecter les points d’ancrage. Fin août, son dossier était quasi-bouclé pour les 350 municipalités. Sans vouloir l’afficher, Nidaa était en fait prêt à se lancer dans les municipales, quelle qu’en soit la date. Il ne restait que quelques ajustements finaux, là où Slim Chaker pouvait être très utile.

Youssef Chahed finira par le convaincre

Youssef Chahed se fera insistant pour l’adjoindre à son gouvernement. «C’est le meilleur CV que j’aie reçu, il sera très utile», confiera-t-il à des proches. «Dans ces conditions, élargissez son périmètre et donnez-lui un grand ministère, comme celui des grandes réformes, des privatisations et du PPP», lui conseillera-t-on. Chahed, en pleines consultations, ne répondait pas aux propositions reçues, prenant le temps d’y réfléchir. Le remaniement s’accélère. Chahed proposera à Chaker un premier département. La réponse de Slim sera toujours la même : «A votre convenance, je me tiens toujours à disposition, là où vous me verrez le plus utile». Mercredi 6 septembre 2017, c’est le jour J. Vers 11 heures du matin, le chef du gouvernement l’appelle, à moins de trois heures de l’annonce du remaniement, pour lui dire qu’il le nommera plutôt au Transport. «Je sais comment se passent les derniers ajustements, lui répondra-t-il. Soyez à l’aise et décidez pour le mieux du pays.»

«La surprise du jour»

Peu avant 14h, c’est par des amis, puis immédiatement les médias, que Slim Chaker apprendra qu’il est nommé à la Santé. «La surprise du jour», commentera-t-il par un SMS à un proche. En une fraction de seconde, il endossera la fonction de ministre de la Santé. Et c’était parti !

Youssef Chahed avait raison : il ne pouvait pas se priver d’une pareille grosse pointure. Dès le premier Conseil des ministres, le 13 septembre 2017, il ne tarira pas d’éloges à son endroit. Il aura à lui réitérer son hommage, cette fois à titre posthume, et encore plus ponctué et fort émouvant, dans l’oraison qu’il prononcera le jour de son enterrement.

Un véritable testament

Sa dernière interview, Slim Chaker la donnera à Leaders (N°77 - octobre 2017) qui l’interrogeait sur les raisons qui l’avaient conduit à accepter ce poste et comment il comptait s’y prendre ? «La santé est un bien public par excellence et d’une importance capitale pour les Tunisiens, déclarera-t-il. C’est aussi un secteur passionnant qui a un poids considérable au niveau économique et social.» Sa méthode sera le travail d’équipe, l’ouverture et l’écoute et les orientations stratégiques. Un véritable testament.

L’enthousiasme de la prise de fonction ne pouvait jamais s’émousser en lui. Malgré ce qu’il a pu immédiatement constater : l’ampleur de la dégradation très avancée du secteur, les dérives, la malversation et le laxisme très étendu. Ce qui le réconfortait et lui donnait des ressorts pour rebondir, ce sont ces millions de Tunisiens en droit d’accéder à des soins de santé de qualité et ces milliers d’agents, d’infirmiers et de techniciens supérieurs et de médecins qui continuent à y croire et à s’investir dans la tâche.

Terrassé par une crise cardiaque alors qu’il apportait son soutien à un marathon d’appui à la lutte contre le cancer, un dimanche matin à Nabeul, cette même ville où, il y a 64 ans, le 13 septembre 1953, son grand-père, le leader du Néo-Destour Hédi Chaker, avait été assassiné par des collaborateurs du colonialisme, Slim a inscrit un autre prénom sur la stèle de marbre des martyrs consentis en offrande par la famille Chaker à la nation, hier et aujourd’hui.

Taoufik Habaieb

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