Le terrorisme sous toutes les coutures
Créée en 1991 par notre compatriote, le regretté Hamadi Essid, "Confluences Méditerranée" est une revue trimestrielle,basée à Paris, aux Editions L’Harmattan. Elle s’est spécialisée dans la publication des analyses et des opinions sur les problèmes concernant les peuples et les sociétés du bassin méditerranéen. Parce qu’ils ne sont motivés par « aucun parti pris idéologique », mais fortement « convaincus que le dialogue est une philosophie de l'action politique », les membres de son comité de rédaction dont, entre autres, Paul Balta, Nilüfer Göle, Abderrahim Lamchichiou encore, Farouk Mardam-Bey,privilégient « avant tout le débat entre les acteurs, les témoins et les décideurs, aussi différents soient-ils »,car « ni l'ampleur des divergences, ni la gravité des oppositions ne doivent empêcher que soient patiemment recherchées les possibilités de confluences. Cet attachement au dialogue et à la confrontation des idées vient de la conviction que seul le dialogue peut permettre de construire durablement de nouvelles formes de configurations politiques, à la fois équilibrées et fécondes »(p.2).
Son dernier numéro,qui vient de sortir, illustre abondamment cette généreuse prise de position. Il porte,comme l’indique son titre, ‘Terrorisme(s)’, sur les multiples aspects de cette forme de violence qui, individuelle ou collective, est aujourd’hui de plus en plus source de perplexité, difficile à cerner et à comprendre. Selon Gilles Ferragu, professeur à l’université Paris Ouest-Nanterre, le terrorisme ne date pas d’aujourd’hui.Dans sa contribution intitulée ‘La France et ses « siècles de plomb »’, il commence par s’interroger :
« Le terrorisme serait-il une invention française ? » En fait, il s’agit là d’une simple question rhétorique ouvrant la voie à une longue et riche réflexion sur l’histoire française sous l’angle de cephénomène qu’est le terrorisme dont l’origine est due, selon Gilles Ferragu, à « la modernité politique ». Les Européens au XVIIIe siècle avaient, en effet, commencé àreléguer au second plan la Providence et leur sort futur, pour s'employer à actualiser toutes les virtualités qu'ils découvraient en eux et gérer leur destin par eux-mêmes.L’Irlandais Edmund Burke, qui n’approuvait pas la Révolution française,avait forgé en 1795 le terme ‘terrorisme’pour qualifier le régime de la Terreur, terme vite repris dans le Dictionnaire de l’Académie française(1798), puis par le Premier consul de la République, Napoléon Bonaparte,lors de l’attentat qui l’avait visé à son passage, rue Saint-Nicaise, à Paris en octobre 1800. Les attentats se succédèrent au cours du XIXe siècle. Preuve, s’il en est, que le terrorisme contemporain est bel et bien né au sein d’une France révolutionnaire et post révolutionnaire.Il sera par la suite légitimé par la Résistance, puis par le FLN. Aujourd’hui, sa récurrence dans l’histoire française est due à divers courants nationalisteset gauchistes, de tous bords, dans la mesure où, souligne Gilles Ferragu, la démocratie est, plus que d’autres régimes, sensible au terrorisme » (p.24).
La longue histoire du terrorisme ne touche pas seulement la France ou l’Europe.Evoquant dans sa contribution intitulée ‘Le terrorisme avant et après l’Etat islamique’,l’émergence et l’essor de ‘Daech’, Mathieu Guidère, professeur des Universités (Paris 8),note que ce phénomène d’inspiration islamique ne date pas d’aujourd’hui, même si « depuis 2014, l’ennemi terroriste à l’échelle régionale et internationale est incarné par l’organisation de l’Etat islamique » (p.65). En réalité, son origine remonte « aux années de plomb » de l’Europe avec l’émergence de l’islam politique au Moyen-Orient, chez les chiites sous la conduite de l’ayatollah Khomeyni et chez les sunnites, inspirés par la pensée radicale de l’Egyptien Sayyid Qutb.
Il y a longtemps qu'on s'accorde à le reconnaître ; si les modalités d’action du terrorisme sont plus ou moins identiques, il n’en est pas de même en ce qui concerne ses racines, comme le développe magistralement François Burgat, directeur émérite au CNRS, dans son article, ‘Au racines du jihadisme : le salafisme ou le nihilisme ou… l’égoïsme des uns ?’Selon lui, il existe,à propos des manifestations de violence dites « jihadistes », deux approches médiatiquement dominantes de la « jihadologie » française, centrées, l’une sur « la radicalisation de l’islam » et l’autre sur « l’islamisation de la radicalité », « portées ou promues », la première par Gilles Kepel et la seconde,par Olivier Roy. Ces deux approches s’opposent sur « l’importance à accorder sur la variable religieuse » mais, néanmoins, se rejoignent, dans la mesure où toutes les deux « isolent largement le phénomène jihadiste des processus ‘socio-politiques’qui lui donnent naissance. » C’est là, constate François Burgat,un « même travers » qui l’incite « à les réunir, malgré leurs divergences, dans une identique critique : elles minimisent, euphémisent voire ignorent complétement l’impact de la persistance des vieux rapports de domination Nord-Sud, dans le théâtre politique « oriental », comme au sein des sociétés occidentales, sur le comportement des acteurs concernés ».Sa longue contribution vise donc à dépasser ce « dualisme français extrêmement réducteur » et àdévelopper une proposition médiane illustrant tout l’enjeu de ces processus ‘socio-politiques’, qui sont loin d’être « une vulgaire querelle d’égos ».(p. 49).
Il faut néanmoins reconnaître que ces processus ‘socio-politiques’ qui produisent le terrorisme sont multiples, infiniment variés, profondément ancrés subjectivement, et par conséquent difficiles à cataloguer. Pour expliquer le fonctionnement du processus de radicalisation en Kurdistan, le sociologue Adel Bakawan, chercheur associé à l’EHESS, offre, dans son étude intitulée ‘Les Kurdes de DAECH :les raisons de la radicalisation d’une génération’, une grille d’analyse ne contenant pas moins de six niveaux : « la part de l’islam dans la radicalisation de cette nouvelle génération; la culture de la violence dans l’histoire récente kurde; l’exclusion sociale exercée par la nouvelle oligarchie kurde et la frustration de toute une génération livrée à la rue ; l’avènement des révolutions du monde arabe ; le déploiement sans limite des réseaux sociaux qui voit Facebook remplacer la mosquée ; et enfin la kurdistanisation des grands mouvements islamistes, qui a déçu certains acteurs » (p103). Ce chercheur sait de quoi il parle, ayant déjà publié dans Confluences Méditerranée,(2017/1(N°100) un travail intitulé « L’échec du nationalisme kurde : fragmentation, partisanisation, milicisation ».
Nous retrouvons cette perception du jihadisme dans le monde musulman d’une façon plus générale dans l’étude de Myriam Benraad, professeure assistante en science politique à l’Université de Leyde. Intitulée ‘« Nous contre eux » : L’Etat islamique ou la narration militante d’une altérité radicale’. Cette étude, très étoffée, s’appuie sur la fameuse notion de ‘zone grise’tirée de l’ouvrage de Primo Lévi Les naufragés et les rescapés. Myriam Benraad écrit à ce propos : « Pour l’Etatislamique, qui se réapproprie ce concept en le travestissant, cette zone correspond aux sociétés multiculturelles qui s’opposent à son idéal de pureté islamique. Les jihadistes suivent une logique manichéenne qui n’est pas sans faire écho à la fameuse phrase de George W. Bush lors du lancement de la guerre contre la terreur (war on terror) : « Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes.» Cette opposition est l’essence même de la fixation radicale de l’Etat islamique et éclaire les termes du conflit. C’est elle qui se trouve au cœur de l’identité constituée par ses membres et partisans, vécue comme « solide», puissante et supérieure. Cette opposition, enfin, permet de mettre en perspective l’intolérance et l’insensibilité absolue des jihadistes à l’endroit de ceux qu’ils considèrent comme les « ennemis d’Allah ».
Ce numéro de "Confluences Méditerranée" frappe par sa richesse et sa diversité.Nombreux sont les phénomènes liés à l’acte terroriste, qui y sont analysés, décortiqués et examinés à la loupe. Outre le dossier ‘Terrorisme(s)’, il contient une rubrique intitulée ‘Variations’, réunissant trois contributions fort détaillées, celle de René Otayek, portant sur la sécularisation et la contre-sécularisation au Liban, celle d’un groupe de chercheurs égyptiens, portant sur les élections législatives égyptiennes de 2015 et enfin, celle, très émouvante, de l’écrivain Serge Airoldi, sur Alep,cette ville mythique, « aux sept mille années de mémoire »aujourd’hui ravagée par les bombes.
Faute d’espace, il nous est impossible de citer toutes les contributions. Loin d’être une énième laborieuse compilation, ce numéro est un travail scientifique approfondi et homogène, une référence, à lire et à relire.
Rafik Darragi
Confluences-Méditerranée , Terrorisme(s), 102- AUTOMNE 2017, L’Harmattan, 21€, 210pages.