Habib Touhami: Le poison de la corruption
Dans son classement de 2016, Transparency International (ONG chargée du suivi et de la mesure de la corruption à l’échelle mondiale) attribue à la Tunisie la note de 41 sur 100 (75e rang sur 178 pays). Plus un pays a une note élevée, moins il est corrompu. La Tunisie se classe moyennement, loin du Danemark et de la Nouvelle-Zélande, pays réputés les moins corrompus (90/100), mais aussi de la Somalie (178e rang avec un score de 10/100) ou de la Libye (170e rang avec un score de 14/100).
Deux remarques sont à faire à propos de ce classement. Plusieurs pays arabes d’Orient sont mieux classés que la Tunisie (EAU, Jordanie, Arabie saoudite, Bahreïn, Koweït). Peut-on conclure pour autant que ces pays sont moins corrompus que notre pays ? Difficile d’y croire. Tous les pays du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) se retrouvent mal classés par l’indice de corruption de Transparency International comme si le prix du développement économique devait être payé obligatoirement par le développement de la corruption.
Carte du monde évaluant l’indice de perception de la corruption selon Transparency International en 2016. Un score haut (bleu) indique un degré de perception de corruption bas. Un score bas (rouge) indique un haut degré de perception de corruption.
Comme pour tous les indicateurs de ce type, le ressenti diffère assez sensiblement du mesuré. Les Tunisiens pensent dans leur immense majorité que la corruption a beaucoup augmenté ces dernières années alors que la note attribuée à la Tunisie par Transparency International n’a pas beaucoup varié. Certes la Tunisie s’est classée à la 59e place en 2010 sur 178 pays (score de 43/100) pour voir sa note baisser à 38/100 en 2011 (effet de la «révolution»), se stabiliser autour de 41-42 sur 100 entre 2012 et 2014, baisser de nouveau à 38/100 en 2015 et repasser à 41/100 en 2016, mais la variation cyclothymique du score entre 2010 et 2016 reste relativement décalée par rapport au ressenti des Tunisiens, ressenti dont l’amplitude dépasse de loin l’amplitude de la note.
Il y a quarante ou cinquante ans, les cas de corruption en Tunisie étaient si peu nombreux que les corrompus étaient pour ainsi dire «identifiés». Le développement de la corruption, quelle soit avérée ou ressentie, a commencé avec le libéralisme d’Etat instauré au début des années soixante-dix, mais les facteurs à l’origine de ce développement restent, dans notre pays comme ailleurs, mal connus. On constate toutefois que le niveau de la corruption est d’autant faible dans un pays que la participation des femmes à la vie publique est plus grande, que l’économie est plus ouverte, que la liberté de la presse est plus grande et que la société civile est plus agissante. Il se trouve que ces déterminants de la corruption existaient bel et bien en Tunisie dans la seconde moitié du règne d’Habib Bourguiba et durant toute la période de Ben Ali.
Le sens commun a tendance à ignorer ces connexions pour expliquer le développement de la corruption par un déficit de la morale et du patriotisme. Il est vrai que ce facteur joue, mais il ne faut pas minimiser le poids additif et capital de la responsabilité individuelle. Pour que la corruption se développe, il faut que certains détenteurs du pouvoir acceptent de recevoir des pots-de-vin pour monnayer leurs services et que d’autres consentent à en verser pour bénéficier de ces services. C’est ce qu’on appelle la «corruption bureaucratique». Ce type de corruption accroît le ressenti des Tunisiens parce qu’il concerne l’administration fiscale et municipale et certains services publics vitaux en contact direct avec eux. Hélas, la corruption ne se limite pas à la corruption bureaucratique. Les corrompus et les corrupteurs sévissent ailleurs et ils sont plus nombreux qu’on le croit.
Une personne corrompue est une personne qui se laisse détourner de son devoir par «des dons, des promesses ou de la persuasion». Les dons ne se limitent évidemment pas à l’argent. Les promesses peuvent aller d’une promotion sans justification à l’effacement de fautes commises. La persuasion concerne ceux qui ont une conviction ou une croyance et qui acceptent de s’en écarter pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Cela élargit le champ de la corruption puisque nous avons affaire dans le premier cas aux agents publics et à leurs «clients», dans le deuxième aux détenteurs des pouvoirs politique, administratif et économique et à leurs «obligés» et dans le troisième aux cadres et aux militants des partis politiques. On conviendra que nous nous trouvons dès lors devant un phénomène de masse et non plus devant des cas isolés.
Il reste à évoquer une forme de corruption plus pernicieuse. C’est celle de la corruption de l’âme et de la raison. La noirceur de l’âme et la perte de raison font des êtres humains comme des nations des entités absurdes, autodestructrices et tristes. Plus rien n’arrime les êtres et les relations sociales en Tunisie à des valeurs communes et peu de choses sont faites en fonction de ce que dicte la raison. Certes, la société tunisienne souffre de plusieurs maux, mais l’inversion des valeurs, la perte de repères et la déraison constituent incontestablement les trois maux les plus voyants, les plus virulents et les plus communs en définitive.
La corruption est un poison qui tue à petit feu et si elle n’est pas combattue avec tous les moyens disponibles, le corps social en pâtira ainsi que la vie politique, l’Etat et l’économie elle-même. Rien de positif ne peut être construit ou reconstruit en Tunisie si la corruption, sous toutes ses formes, n’est pas annihilée avec méthode et rigueur. Pour atteindre ce but, il faut que l’Etat agisse, que les partis politiques se ressaisissent, que les citoyens fassent leur mea-culpa, que les lois changent et que l’Administration publique soit rénovée.
Habib Touhami