Ibn Khaldoun à l’honneur dans le monde arabe et dans la «mémoire du monde»
Le comité permanent de la culture arabe relevant de l’ALECSO vient de voter à l’unanimité lors de sa dernière session à Casablanca une recommandation soutenant l’appel de Tunis pour inscrire la Muqaddima d’Ibn Khaldoun dans la prestigieuse liste de la « mémoire du monde » de l’UNESCO.
L’appel de Tunis a été lancé par le Ministère des Affaires Culturelles dans une cérémonie à l’occasion de l’ouverture du Forum international des Civilisations de Tunis le 12 décembre courant.
Le texte de l’appel traduit dans plusieurs langues sera envoyé à tous les centres et grandes bibliothèques de par le monde et qui disposent des plus vieux manuscrits de la Muqaddima. Notons que la Bibliothèque Nationale diposent de sept manuscrits dont le plus ancien celui du fonds Al-ahmadiya et qui date de 1847. Desdizaines de manuscrits de la Muqaddima sont conservés à Istanbul, Londres, Paris, Leyde et aux Etats-Unis. Un réseau de soutien à l’appel de Tunis a été constitué afin de recueillir l’adhésion mondiale à cette initiative.
C’est la première fois que le comité de la « mémoire du monde »recevra un dossier provenant d’un nombre d’Etats aussi grand. C’est là un signe de reconnaissance de l’universalité de la pensée d’Ibn Khaldoun reconnu comme étant le précoce fondateur de la sociologie moderne et dont la Muqaddima fut traduite dans plusieurs langues, dont la plus récente au coréen après le japonais.
Nous publions ici le texte français de l’appel pour son importance.
Appel pour l’inscription de la Muqaddima sur le registre de la Mémoire du Monde Ibn Khaldun et la Muqaddima (1332-1406)
A l’apogée de la domination européenne sur le monde, Arnold Toynbee reconnaissait cependant chez l’Arabe Ibn Khaldoun le plus vaste et le plus audacieux théoricien de l’histoire aux côtés des grandes figures de la modernité, Montesquieu ou Marx. Traduit par fragments dans les langues européennes au début du XIXe siècle, son texte majeur, la Muqaddima (‘Introduction’ à son Histoire universelle) inspira une large part des recherches, voire des pratiques, du temps de la colonisation sur l’Islam, du Maghreb à l’Inde.
Etrange destin pour un lettré de haute naissance que tout semblait destiner au confort matériel et intellectuel des allées du pouvoir. Mais la peste frappe Tunis, sa ville natale, en 1348. Elle extermine les siens, le jette dans l’exil, d’où il ne sortira plus jamais, de Fès et de Tlemcen au Caire et à Damas, toujours suivi par sa fidèle compagne l’épidémie. Il meurt au Caire en 1406 dans la décennie des pires répliques du fléau en Egypte. La Muqaddima est sans doute la seule réponse intellectuelle qu’ait reçu la Peste, la plus intrépide riposte de la pensée face à une maladie alors toute-puissante. L’énorme crise que suppose la disparition de 20 à 30% de l’humanité méditerranéenne en un siècle révèle au génie de ce grand administrateur les ressorts essentiels de l’Etat et de la civilisation, tout comme un appareil fracassé laisse voir ses mécanismes brisés. Tout dépend du nombre des hommes, de leurs regroupements urbains, de la concentration et de la synergie des demandes et des compétences. Or cette mobilisation dépend de l’Etat, de la coercition qu’il est seul en mesure d’imposer, de la violence même qu’il doit quérir à ses marges belliqueuses.
Personne, avant la Muqaddima, pas même les fondateurs grecs de l’Histoire, n’avait ainsi lié le politique – le propre de l’Etat – à l’organisation de la ville, des métiers, des gains de productivité, en bref à tout ce que nous plaçons aujourd’hui sous les chapitres de l’économie ou de la sociologie. Mais personne non plus, bien avant Hobbes et Machiavel, et bien plus profondément qu’eux, n’avait ainsi affirmé qu’au berceau de la civilisation la plus haute et la plus exigeante, il y avait inévitablement la violence ; mais qu’inversement, il n’était pas de violence qui n’ait en vue les grandeurs pacifiques de la civilisation, et qui ne les accroisse en s’accomplissant. Sœur spirituelle de l’œuvre de Freud dans ces paradoxes de la violence et du désir, la Muqaddima présente comme elle la figure rare d’une de ces pensées de la défaite qui fait avancer l’humanité.
Cette œuvre du génie humain mérite d’être inscrite sur le registre de la Mémoire du Monde.