Slaheddine Sellami- La grève des internes et des résidents: ne jetons pas le bébé avec l'eau du bain !
D’après l’organisation mondiale de la santé « les déterminants sociaux de la santé sont les circonstances dans lesquelles les individus naissent, grandissent, vivent, travaillent et vieillissent ainsi que les systèmes mis en place pour faire face à la maladie. Ces circonstances qui reflètent des choix politiques, dépendent de la répartition du pouvoir, de l'argent et des ressources mobilisées à tous les niveaux ». Il est évident que le système de santé n’est qu’une des composantes de la santé. Ainsi, si la santé en Tunisie va mal, le ministère de la santé est loin d’être le seul responsable de cette situation. Les autres départements et notamment le ministère des affaires sociales, celui de l’enseignement supérieur et de la recherche, le ministère des finances et d’une manière générale les choix politiques du gouvernement portent une lourde responsabilité dans la situation actuelle.
Depuis la révolution plusieurs voix se sont élevées pour réclamer des réformes profondes dans tous les domaines y compris dans le domaine de la santé. Un dialogue sociétal a même été lancé en 2012, cinq après sa deuxième phase est lancée. Je ne suis pas certain qu’il aboutisse à des actions concrètes sauf peut-être à enrichir les archives du ministère, et ce en l’absence d’une volonté politique de réforme.
Il est vrai que l’instabilité politique dans les suites de la révolution du 14 janvier n’a pas été propice aux actions correctrices en profondeur de notre système de santé qui en avait pourtant grandement besoin. Il serait donc injuste de faire porter à la révolution toute la responsabilité des retards accumulés durant 30 ans. Il n’en demeure pas moins qu’il est urgent de revoir l’ensemble de notre approche de la santé. La grève des internes et des résidents entamée le 06 février est un signe du malaise du secteur de la santé. La lettre envoyée il y a quelques mois par les professeurs de médecine au chef du gouvernement est une autre manière d’attirer le regard des responsables politiques sur les difficultés rencontrées. Il est malheureux de constater que depuis 2011 les grèves se sont multipliées comme s’il s’agissait de la seule manière de faire entendre sa voix. L’une des raisons à la multiplication de ces grèves est la faiblesse des différents gouvernements et l’absence quasi certaine de l’État et qui s’est souvent traduite par l’incapacité d’appliquer la loi et finit par céder aux revendications. Il est certain que le droit de grève est un droit garanti par la constitution « phrase répétée à longueur de journée par les syndicalistes, les grévistes, les médias et les responsables » comme d’ailleurs un autre terme « les revendications légitimes ». Cependant, il est aussi légitime de se poser un certain nombre de questions, comme par exemple : Sommes-nous victimes des corporatismes ? Est-ce que toutes les revendications sont légitimes ? Ou encore sommes-nous en train de profiter de la faiblesse de l’État pour marquer des points au détriment de l’intérêt général et de l’avenir des prochaines générations ?
Plus personne aujourd’hui ne peut ou n’envisage de remettre en cause ce droit de grève. Il est important que les responsables politiques soient à l’écoute des revendications et entament un vrai dialogue honnête et transparent afin de rétablir une confiance largement ébranlée car une grève n’arrive souvent qu’après plusieurs mois de revendications ignorées ou de promesses non tenues. Cependant la défense de droits indûment acquis ou des revendications maximalistes ne favorise pas la négociation et ne doit en aucun cas être prise comme point de départ.
La grève des internes et des résidents entre dans sa quatrième semaine et ne semble pas trouver de sitôt une issue, au contraire on assiste à un durcissement des positions des deux côtés. Il est certain que certaines revendications méritent d’être satisfaites et auraient dû être mises en place depuis longtemps.
Réclamer un statut pour les internes et les résidents ne devrait poser aucun problème, il sécurise et protège les jeunes en formation et fixe aussi leurs devoirs. Exiger un repos compensateur après chaque garde est aussi légitime et améliore la qualité du travail dans les hôpitaux.
Rémunérer les internes et les résidents étrangers de la même manière que leurs collègues tunisiens est conforme à toutes les conventions internationales. Demander une amélioration des conditions de travail est une revendication sans doute légitime mais qui ne peut en aucune manière être un motif d’arrêt de travail car il s’agit d’une revendication abstraite difficile à quantifier dont les résultats ne sont visibles qu’à long terme.
Cependant, je pense que les jeunes médecins doivent être plus souples sur deux revendications : le service civil et la réforme des études médicales.
J’estime pour ma part que le service civil devrait être généralisé à tous les jeunes tunisiens garçons et filles dans tous les domaines sauf pour des situations exceptionnelles qui n’ont rien à voir avec les exemptions connues du service militaire et à l’exception de ceux qui seront soumis à un entrainement militaire. Il s’agit d’une contribution à l’effort national et une sorte de reconnaissance à la Patrie. La communauté nationale a beaucoup donné à ses enfants, elle est en droit d’exiger d’eux un effort supplémentaire surtout lorsqu’il s’agit d’aider des régions oubliées durant des décennies.
Le problème de la réforme médicale mérite qu’on s’y attarde un peu plus. Cette réforme a été introduite par le décret 2011- 4132 du 17 Novembre 2011 fixant le cadre général habilitant à l’exercice de la médecine de famille. Il s’agit d’une réforme largement débattue depuis 2003. Son but est d’améliorer la formation du médecin généraliste soumis durant toutes les études médicales au stress des examens qui ne laisse qu’une place modeste à la formation clinique. Elle était justifiée par les changements survenus après 50 ans d’existence de l’enseignement de la médecine qui devait adapter la formation des médecins de première ligne aux besoins de la population et aux changements épidémiologiques, sociologiques et démographiques et par la mise en place de la CNAM en 2004 qui a introduit une filière nouvelle « le médecin de famille ».
Cette réforme était le fruit d’un large débat, elle a été élaborée entre 2006 et 2008 par les enseignants en médecine des quatre facultés de médecine avec la participation inclusive de tous les acteurs y compris les étudiants. Les rapports de l’époque sont encore accessibles.
Un travail colossal a été fait par les comités pédagogiques des facultés de médecine, des centaines d’heures de travail, des dizaines de séminaires de réflexion ont été organisés. Les représentants des étudiants qui avaient participé à cet effort sont aujourd’hui des médecins confirmés. Ce travail a abouti à la publication du décret de 2011 qui a été fait à la demande et avec l’approbation de l’immense majorité des instances syndicales, académiques et ordinales qui ont été consultées. Ce décret a prévu aussi une période de transition qui devait permettre à la réforme de se mettre en place d’une manière progressive.
Il est malheureux de constater que si les discussions pour sa mise en place ont duré plusieurs années, des amendements ont été introduits à la va vite par « certains » avant même que la première promotion de médecins de famille ne soit sortie des facultés ! Ces amendements et en particulier l’ajout d’une année supplémentaire pour faire de la médecine de famille une spécialité sont contraires à la philosophie même de la réforme dont le but était d’améliorer la formation des médecins généralistes. C’est cette même année qui est à l’origine de la discorde et du mécontentement des jeunes. A noter que ce point a été largement débattu lors des discussions de la réforme et que le consensus qui s’est dégagé à l’époque était de le refuser et d’en faire une ligne rouge au moins durant les premières années de la mise en place de la réforme. Enfin pour des raisons que nous appellerons par pudeur « de géostratégie académique » certains ont bloqué la constitution du collège de médecine de famille alors que les arrêtés d'application étaient publiés depuis 2014.
Toute transition connait des ratés et impose aux responsables beaucoup de réactivité et de pragmatisme. Autant de conditions non remplies lors de la mise en place de cette réforme et à l’origine en grande partie du mécontentement des jeunes médecins. Pire l’improvisation et les ajouts de dernière minute ont été la principale source d’incompréhension.
Pour les politiques, certains sont tentés de récupérer le mouvement alors que d’autres veulent faire porter le chapeau aux jeunes médecins. Vouloir remettre en cause la réforme montre à quel point notre système de santé et d’une manière générale notre pays aura des difficultés à se réformer. Les réformes non seulement de la médecine de première ligne ou du système de santé d’une manière générale ainsi que celui de l’éducation ou de la recherche, c’est-à-dire des domaines techniques ne doivent en aucun cas être prises en otage par les intérêts restreints des partis politiques ou des corporations. Négocier certes mais serions-nous comme Sisyphe punis par les Dieux condamnés à refaire éternellement le même chemin.
Les médecins, comme les autres citoyens sur d’autres dossiers, perçoivent parfaitement les hésitations du gouvernement. Le bras de fer continu entre un gouvernement à double langage avec les jeunes médecins ne sert l’intérêt de personne. Un conflit qui dure renforce les extrémistes des deux bords. Conséquences. Les jeunes médecins risquent de perdre la sympathie de l’opinion publique, la population est déjà remontée contre le système de santé. L’entêtement du ministère de la santé renforce l’opinion de ceux qui pensent qu’il s’agit d’un pas de plus vers le désengagement de l’État du secteur de la santé considéré coûteux. Le grand perdant de ce bras de fer n’est autre que le patient particulièrement celui de conditions modestes car la grève des internes et des résidents qui sont la cheville ouvrière des hôpitaux universitaires, fleuron de notre système de santé, rend les conditions de soins dans ces hôpitaux encore plus déplorables. Le travail dans certains services risque même de s’arrêter.
Il est nécessaire d’écarter ceux qui veulent attiser le feu et que des parties neutres interviennent, d’une part pour rétablir la confiance entre les deux protagonistes et d’autre part pour entamer un travail sérieux autour des questions de santé.
Slaheddine Sellami