Habib Dlala - La crise économique et financière en Tunisie : Que faire ?
Obnubilé par la question identitaire puis par la refonte du pouvoir et des institutions fondamentales de l’Etat ainsi que par le problème sécuritaire, le débat politique n’a accordé que peu d’importance aux volets économique, social et territorial qui préoccupent en premier lieu les Tunisiens. Mis à mal par l’élan contestataire des régions les moins favorisées, les gouvernements plus ou moins éphémères qui se sont succédé depuis sept ans aux commandes du pays ont agi, en l’absence de vision stratégique globale et sans véritables relais régionaux et locaux, au gré des contestations sociales et territoriales. Elaboré sans le professionnalisme des planificateurs des années soixante et entériné tardivement, le plan quinquennal de développement (2016-2020), n’était qu’une compilation de projets régionalisés dont la viabilité et le financement ne sont pas à ce jour assurés. Egaré dans les arcanes de l’instabilité gouvernementale, ce plan, qui a pris la place d’un bon pré-plan triennal de redressement, préliminaire à un nouveau quinquennal, a omis de définir (ou redéfinir) de manière précise, et non évasive, les objectifs globaux, les priorités sectorielles et sociales, le rôle des acteurs de l’économie, celui de l’Etat et des entités régionales et locales en particulier, et ce, compte tenu des contraintes et des atouts les plus prégnants de l’économie-monde. Si ces choix étaient bien définis à temps, ils auraient permis de jeter les bases d’un nouveau modèle de développement, que toutes les parties réclament sans en avoir la moindre idée. Nos experts, pour la plupart injustement médiatisés, n’ont pas grand-chose dans leur boîte à outils et se sont contentés de nous alerter quant aux risques et aux menaces qui planent sur l’économie, ou de ressasser de petites recettes, censées réduire le déficit budgétaire ou l’endettement excessif, alors que le peuple a le cœur en tumulte, malgré l’étonnante résilience de l’économie tunisienne. Les derniers frémissements de croissance annoncés sans grande conviction sont contestés par une opposition inexpérimentée, peu crédible, parfois taxée de nihilisme ou de scepticisme (idéologique) d’un autre âge. Enfin, les partis alliés au gouvernement ne lui prêtent qu’un appui dubitatif, sceptique et suspect.
Si la prospérité économique tant nécessaire à l’épanouissement démocratique du pays tarde à poindre, c’est d’abord parce que l’élite politique vit la nostalgie d’un combat politique ancien mené plusieurs décennies durant : combat pour l’égalitarisme et le tout-Etat pour les uns, et, un Etat islamiste pour les autres ; tous opposés au pragmatisme d’un leader moderniste, paternaliste et centralisateur, puis à la dictature hautement répressive d’un général corrompu. La recherche d’une légitimité révolutionnaire après les événements de 2010-2011, que ces élites n’ont pas prévus ou provoqués, relève de l’opportunisme politique qui ne propose pas de projets alternatifs capables de relever les nouveaux défis. Leurs tribulations partisanes retardent la mise en œuvre des réformes les plus urgentes. Et, l’absence de réponse globale à la récession pousse une bonne partie des Tunisiens à douter d’une révolution pourtant bien réelle et à constater, impuissants, l’incompétence politique des acteurs et l’absence de perspectives d’avenir.
Pourtant, face à la crise, les gouvernements issus des élections du 23 octobre 2011 puis du 26 octobre 2014 devaient choisir, seulement et simplement, entre une politique de relance ou d’austérité ou alors un mixte des deux. Le mode de réaction des ultras de la gauche qui préconisent le gel de la dette (ou sa renégociation), le rejet de l’austérité et la consécration de plus de justice sociale et plus d’Etat est en porte à faux avec la réalité de la crise et avec le contexte mondial.
Les seules alternatives
- Faut-il reconnaître ici que la relance par l'investissement, censée dépendre de la promulgation d’un nouveau code des investissements, s’est avérée infructueuse du fait que cette relance exige un choc de croissance plutôt que des incitations. Ni le forum économique tuniso-français, ni le forum tuniso-arabe de l’investissement, pas plus que la Conférence Internationale d'appui au développement économique, social et durable de la Tunisie, TUNISIA 2020, n’ont boosté la croissance. La réforme du code des investissements n’a pas, non plus, généré l’effet d’annonce qu’on attendait de sa récente promulgation. Du coup, le moteur de l’exportation, grippé depuis 2011, peine à se relancer, seulement grâce aux produits du sol et du sous-sol.
Quant à la politique de relance par la demande, elle s’est avérée désavantageuse. D’aucuns savent que cette politique porte en germe l’augmentation des dépenses de l’Etat, de la dette et de l'inflation, accroit le déficit commercial et creuse davantage un solde public largement dégradé. Ce qui est de nature à exposer le pays au risque d’insolvabilité. Dans une première phase, la Troïka qui croyait que la croissance pouvait être générée (seulement) par le moteur de la consommation s’est employée à gonfler massivement les effectifs employés dans le secteur public et répondu aux revendications salariales les plus folles, et cela, sans prévenir les effets inflationnistes pervers de cette politique. Pour résorber le déficit public et l’inflation, la relance par la demande a finalement conduit à la mise en œuvre (bien tardive) d’une politique d’austérité. - Confronté à la dure réalité de la crise économique, le gouvernement actuel s’essaie donc à la cure d’austérité, que certaines instances internationales, comme le FMI, qualifient de politique de rigueur. C’est dans ce cadre qu’il tente de resserrer les cordons de la bourse afin de limiter son endettement. Et au lieu d’alléger la fiscalité des ménages et des entreprises pour relancer l'activité économique, il se propose de rogner les salaires et d’alourdir les prélèvements obligatoires, invoquant les vertus d’un partage plus équitable des sacrifices que le tunisien doit consentir pour sortir de la crise. Or, il est généralement admis, que réduire le déficit budgétaire et la dette excessive en pressurant l’entreprise et en ruinant la classe moyenne par une inflation mise au galop, promet un ralentissement assuré de la croissance et de l’emploi. D’ailleurs, des économistes de haut vol comme Krugman et Stiglitz (prix Nobel d’économie) sont d’accord pour dire, notamment à propos de la Grèce, que c’est l’austérité prescrite par ses créditeurs qui a enfoncé le pays dans une crise aussi grave. Dans le cas tunisien, la hausse du taux d’inflation contribuera, en plus, à donner un coup de fouet supplémentaire à l’informalité économique galopante, que le patronat réprouve de toutes ses forces.
- Entre la politique de relance et celle de l’austérité, il est possible d’entrevoir une voie de compromis qui consiste, d'un côté, à réduire des dépenses publiques stériles et les importations superflues, et de l’autre, à adopter des mesures de relance à même de produire un choc de croissance. Dans cette perspective, jugée plus raisonnable dans de nombreux pays confrontés à des crises similaires à différents degrés, trois points méritent d’être soulevés.
La nécessité d’une approche positive
1. D’essence politique, le premier point invite à faire oublier momentanément les vieux combats et les partis pris idéologiques ou partisans, et ce, afin d’assurer la stabilité politique du pays et permettre au gouvernement d’avoir les coudées franches dans la mise en œuvre des réformes dans l’urgence. Sans citer le nom des faiseurs d’obstacles, qui se reconnaîtront dans mes propos, il est impératif de cesser d’imposer autant de « lignes rouges » à la restructuration/privatisation des plus coûteux des canards boiteux du secteur public, d’entraver ou de retarder inutilement la réforme du système de retraite que la seule augmentation de l’âge de la retraite ne sauvera pas, de blâmer le recours obligé et de moins en moins possible au FMI, quand la note souveraine tombe à son plus bas niveau, et quand le classement de la Tunisie sur des listes noires n’en finit pas de nous émouvoir. En bref, il est impératif de cesser de penser que l’Etat, dans son rôle d’Etat-providence, est la seule vache à traire du pays.
Reprenant les propos tenus par Jacques Attali le 29 janvier 2018 à Tunis, il faut bien croire que la Tunisie a besoin d’une « économie positive », d’une Tunisie qui dégage une image optimiste et crédible, affranchie des contraintes du souvenir et franchement tournée vers l’avenir. Dans cette logique, la relance de l’économie nécessite d’abord, à l’aune de la mondialisation, le redressement et le développement des régions les plus favorisées, où se maximisent (en quantité et en diversité) atouts et externalités (marshalliennes) et correspondant aux régions ouvertes sur la mer où vivent des populations nombreuses venues de toutes les régions du pays. De toute façon, la science géographique nous apprend que l’équilibre spatial d’un pays, facteur d’inertie territoriale, se réalise lorsque son barycentre économique coïncide avec son barycentre démographique (urbain), généralement en décalage par rapport au barycentre morphométrique du territoire. Honnêtement et sans détours, c’est bien le cas de la Tunisie et c’est l’aire démographique et économique barycentrale qui forme, par l’importance et la qualité de ses fonctions d’interface, le haut lieu de la croissance économique tunisienne.
De l’équité territoriale
2. Dans la même logique géoéconomique, il est important de souligner que la simple application du principe (constitutionnel) de la discrimination positive ne règlera pas, de sitôt, la question du déséquilibre régional. Cette forme d’assistance aux régions de l’Ouest et du Sud suppose des transferts de zones riches à zones pauvres, que les premières, confrontées depuis sept ans aux fermetures d’entreprises et aux suppressions d’emplois, ne pourra pas assumer. Les avantages à la décentralisation institués depuis 1974 (par la loi 74-74) et revus et corrigés plusieurs fois pendant près de quarante cinq ans, relèvent de la discrimination positive qui n’a pas permis, loin s’en faut, de rééquilibrer l’organisation spatiale du pays. Les promesses politiques localisées (localistes) succédant aux protestations sociales locales devenues chroniques sont difficiles à tenir quand les gouvernements, privés jusqu’ici de relais locaux et régionaux efficaces, s’astreignent, sous pression, à gérer le déficit des balances intérieures et extérieures de l’Etat.
Ceci étant, la question régionale devrait être posée, d’abord, en termes d’équité territoriale qui se réalisera par une meilleure répartition/hiérarchisation des services socio-collectifs publics (éducation, santé, transport), par l’encouragement de l’économie solidaire et le microcrédit, et mieux encore, par la mise en œuvre d’une politique régionale contractuelle. Engageant les collectivités locales et la société civile dans l’identification, le financement et le pilotage des projets, les contrats de communes et les contrats de régions parrainés par l’Etat et devrait servir à la promotion « gouvernancielle » d’importants projets d’investissement productifs ou d’infrastructure ou d’équipement communaux ou intercommunaux, gouvernoraux ou intergouvernoraux. En l’absence de régions fonctionnelles, polarisées par un centre urbain moteur de dimensions adéquates et dotées d’une capacité minimale d’auto-développement, ces propositions pourraient aider à les construire. Le découpage du pays en « projets de régions économiques fonctionnelles » précèdera le découpage en « régions économiques » tout court, car celles-ci n’existent pas encore.
Quant aux plus importantes ressources locales, objet de controverses et parfois de délires politiques, elles n’apporteront pas le développement régional souhaité tant il est vrai que prélever une rente régionale sur le rendement financier des phosphates (surtout) ou la servir sous forme de salaires sans contrepartie en travail productif, ne fera que baisser la productivité et rapprocher l’entreprise concernée des nombreux canards boiteux du secteur public. La Compagnie des Phosphates de Gafsa, qui a réussi au début des années 80 le meilleur plan d’assainissement jamais réalisé depuis l’indépendance, est acculée depuis quelques années à des formes de salarisation pléthorique économiquement inacceptables. Après avoir réalisé les bonnes performances techniques et économiques attestées plus d’une fois (peu avant la Révolution) par les agences de notation souveraine, la persistance des débrayages sociaux prive l’Etat de rentrées d’argent substantielles (en devises), affecte la balance commerciale et la balance des paiements, creuse le déficit budgétaire, et de ce fait, nuit à la croissance économique du pays et à celle des régions qui ont tant besoin de créations d’emplois productifs. Et quoi qu’on dise, la baisse de la productivité et la dégradation de la valeur-travail ne favoriseront pas l’investissement (national ou étranger) dans les régions et les secteurs à risque.
Le vrai problème l’extra-légalité
3. Enfin, si l’envol pris par l’extra-légalité économique exaspère aujourd’hui le monde des affaires, représenté par l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat, l’urbanisation informelle détériore l’environnement urbain, abîme l’espace public et menace les zones rurales situées aux abords des villes. Autant cette extra-légalité prive l’Etat d’importantes ressources fiscales et nuit au secteur organisé par des actes répétés de concurrence déloyale, autant elle s’empare illicitement de l’espace public et provoque un désordre urbain déplorable.
Ceux qui réclament la légalisation et l’endiguement du phénomène ne sont pas sans savoir que celui-ci contribue à « refroidir » (quelque peu) le marché du travail et ce par la création de revenus extra-légaux par des sans-travail « entreprenants » et, en même temps et surtout, répond à un marché spécifique de produits (« marché de la débrouille »), le seul accessible aujourd’hui aux couches pauvres et aux tranches inférieures de la couche moyenne, se trouvant dans l’incapacité financière de se fournir sur les marchés organisés. Il est donc difficile de freiner l’expansion des circuits extra-légaux, car il s’agit bien de circuits et de réseaux, tant que sévissent la pauvreté aggravée par la hausse des prix, la nonchalance administrative (face à la corruption et la contrebande) et la caducité du système communal existant. Nul doute que la difficulté est d’autant plus grande que l’imbrication de l’informel dans le formel devient de plus en plus courante et que la ligne de partage entre ces deux versants de l’économie n’est pas clairement tranchée. En clair, l’endiguement et la légalisation restent tributaires avant tout du relèvement général du pouvoir d’achat, de la consolidation et de l’élargissement des couches moyennes par une croissance économique soutenue permettant de réduire la précarité sociale et de restreindre le « marché de la débrouille », et par voie de conséquence, d’affaiblir les circuits économiques informels, au profit du secteur structuré.
En attendant le retour de la croissance, il est important:
- De contenir l’extra-légalité économique dans des limites supportables, et ce, par la mise en œuvre d’une politique d'assèchement des sources d’approvisionnement (lutte ardente contre la contrebande) et de confinement des activités informelles dans des espaces communaux dédiés.
- De développer le microcrédit (sans surendettement), car celui-ci apparaît comme un outil d’inclusion à la fois financière et sociale contre la précarité liée à l’exclusion des revenus bas et irréguliers. L’action de la Banque Tunisienne de Solidarité menée de concert avec les Associations de Microcrédit en faveur des clients « promoteurs privés » n’ayant pas les moyens financiers et les garanties matérielles nécessaires exigés par les banques commerciales traditionnelles devrait être renforcée.
- De tenter de légaliser l’ « entrepreneur informel » en le poussant à muter vers le secteur formel, invoquant l’argument de la concurrence déloyale préjudiciable au secteur légalement structuré. On peut penser que l'économie extra-légale pourrait devenir un axe de développement si l’accès à la légalité est facilitée pour les « entrepreneurs informels ambitieux » acceptant de devenir des partenaires effectifs de l’économie, d’innover dans un environnement et un contexte peu défavorables et de s’intégrer dans la sphère légale.
En somme, l’essoufflement du modèle économique libéral, adopté suite à l’abandon du modèle coopérativiste centralisateur des années soixante, et renforcé dès l’été 1986 par le PAS et plus encore dès 1995 par la signature de libre-échange avec l’UE, exige, sans perdre plus de temps, d’arrêter de nouveaux choix stratégiques prescrivant, face à la crise économique et aux glissements monétaire et inflationniste actuels ainsi qu’aux dérives sociales qui secouent le pays, les remèdes de choc qui conviennent à une croissance de choc, condition nécessaire à une vraie sortie de crise. Il faut s’en convaincre une bonne fois pour toutes, ces remèdes de choc sont urgents et imparables.
A cette fin, la Tunisie a besoin de toutes ses énergies. Quels que soient les dysfonctionnements économiques et financiers constatés et les travers idéologiques partisans opposés par les acteurs politiques, mieux vaut continuer à se battre pour une « Tunisie positive » qu’être hors combat ou mis hors combat pour ses crispations idéologiques.
Habib Dlala
Professeur émérite, Université de Tunis