Noureddine Dougui: Les faux postulats de Mme Ben Sedrine
Le débat sur l'indépendance de la Tunisie a fait couler beaucoup d'encre, ce qui est normal s'agissant d'un sujet à forte charge émotionnelle. Mais à un moment donné, il faut savoir s'arrêter. Pour nous en tout cas, le dossier est clos avec cette ultime mise au point de l'historien Noureddine Dougui.
Le magazine Leaders a publié le 8 mai courant la réponse de Mme Sihem Ben Sedrine à deux de mes articles mis en ligne sur son site les 18 mars et 9 avril dernier. Compte tenu du caractère calomnieux de cette réaction, une mise au point s’impose.
N’eût été les contre-vérités véhiculées par cette réponse-alibi, nous n’aurions pas réagi à ces propos. Quand bien même le texte de Mme Ben Sedrine procède de l’amalgame et énonce de faux postulats, nous ne reviendrons pas sur les questions soulevées par les articles précités(1), nous nous en tiendrons donc, pour l’essentiel, à débusquer les insinuations qui visent l’auteur de ces lignes et à réagir à l’anathème jeté sur la communauté des historiens.
Première contre-vérité: l’auteur de ces lignes aurait été chargé, sous Ben Ali, de la direction de l’Institut supérieur d’histoire du Mouvement national (l’ISHMN) pour écrire une histoire officielle(2); entendez par ce vocable une histoire conçue par Bourguiba et reprise par son successeur. Voyons les choses de près : Bourguiba est déposé en novembre 1987 et l’ISHMN est créé trois ans plus tard dans un contexte d’effervescence et d’appels répétés à la révision de l’histoire du Mouvement national. Ceci étant, la rengaine de «l’historiographie officielle» initiée par Bourguiba ne peut être logiquement opposée aux historiens universitaires et encore moins aux tenants du pouvoir après 1987. Mais puisque Mme Ben Sedrine croit avoir décelé des accointances entre ces deux parties,il serait fort instructif qu’elle éclaire l’opinion publique sur les interférences du parti au pouvoirdans les choix éditoriaux de l’ISHMN.
Deuxième contre-vérité: «le récit officiel sur la décolonisation a été institutionnalisé par la création en 1979 de l’Institut de l’histoire du mouvement national (IHMN) (sic)sous la houlette de Mohamed Sayah, le directeur du parti au pouvoir (PSD). Cette institution a été une chasse gardée pour le pouvoir, (Présidence de la République et direction du parti PSD)». Confusion malintentionnée? Erreur d’appréciation ? Tout un chacun sait qu’aucun institut du Mouvement national n’a vu le jour en 1979. Au fait,il s’agit d’un programme national de recherche (PNR) sur le mouvement national, mis en place, sous l’égide de l’Université,pour contourner l’approche historique limitative, développée par Mohamed Sayeh. Des historiens étrangers de renom ont collaboré à ce programme: Charles-André Julien, Annie Rey et d’autres encore, ainsi que d’imminents historiens tunisiens : Mohamed Hédi Chérif, Béchir Tlili et HamadiSahli, dont la probité intellectuelle et l’impartialité ne peuvent être récusées.
Troisième contre-vérité: la thèse selon laquelle «après la création de l’Institut Supérieur de l'Histoire du Mouvement National (ISHMN) en 1989. Son directeur devait être avalisé par les plus hautes sphères et son conseil scientifique était noyauté par les conseillers de la présidence et les cadres du parti au pouvoir» relève de la fabulation. Qu’en est-il au juste ; le directeur de l’ISHMN était en effet nommépar décret, sur proposition du président de l’université de tutelle, au même titre que tous les directeurs des écoles et instituts universitaires publics.On voit mal le problème posé par cette procédure quand on sait que tous les titulaires de postes fonctionnels à l’université, facultés mises à part,étaient astreints aux mêmes règles de désignation.
Quant au conseil scientifique et au conseil d’administration de l’ISHMN, la thèse de leur noyautage parles cadres du parti (RCD) est tout simplement insoutenable. Pour s’en rendre compte il aurait suffi aux responsables de l’IVD de lire correctement les textes portant organisation de l’ISHMN ou de demander l’information à bonne source. Car, la structure des deux conseils a été conçue de manière à faire une large place aux universitaires,dont certains sont de renom (Mohamed Talbi, Med Hédi Chérif, Abdelkader Mehiri et HamadiSahli), et à n’attribuer que peude sièges aux anciens militants qui se sont, par ailleurs, révélés des conseillers remarquables,notamment pour la prise de contact avec les acteurs-témoins de la période coloniale. Loin de faire de la simple figuration, des hommes comme Tahar Amira, youssefiste de la première heure ou Ali Maâoui, youssefiste depuis 1948, ayant connu les geôles de Bourguiba, ont laissé des témoignages poignants.
L’attaque en règle d’une institution universitaire qui a tant fait pour préserver la mémoire du pays et faire connaître l’histoire nationale ne valorisera pas d’autant ses détracteurs. Nul besoin de dire que contrairement aux allégations de Mme Ben Sedrine, la Présidence et le parti au pouvoir n’ont jamais dicté à l’ISHMN la ligne à tenir. A preuve, celui-ci a librement associé à ses programmes et à sa revue «Rawafed» des chercheurs peu suspects de sympathie envers le pouvoir en place (Raouf Hamza, Habib Kazdhagli, AdnèneMansar…), sans que quiconque ne trouve à redire. Au surplus, la liste de ses publications mises en ligne sur son site en dit long sur la place faite à tous les courants qui ont animé le mouvement national : Jeunes tunisiens, parti communiste, mouvement des femmes, opposition youssefiste et résistance armée…
Quatrième contre-vérité: «les historiographes ont été les collaborateurs actifs de l’entreprise de confiscation de la mémoire collective». Cette fois-ci, Mme Ben Sedrine n’y est pas allée de main morte, elle met les historiens présumés « mal-pensants » sur la sellette et prononce haut et fort son verdict: ceux qui se disent «historiens» sont rabaissés au rang de petits «historiographes» inféodés au régime, «d’enseignants d’histoire» formant une «caste » (sic); et qui plus sont incriminés pour avoir «instrumentalisé les titres académiques pour intervenir dans le champ politique». Venant d’une responsable dûment cooptée pour faire éclater la «Vérité», cette «sentence» en dit long sur l’esprit qui l’anime.
Et comme il ne suffit pas d’attaquer les historiens sur leur probité intellectuelle, ils sont dénoncés comme étant des politicards embusqués. Drôle de conclusion ! Qui pourrait raisonnablement croire, au jour d’aujourd’hui, que les historiens qui ont choisi de jouer un rôle politique ont attendu cette fausse querelle pour le faire savoir.
Venons-en aux faux postulats. Premier postulat désormais caduc : «Bourguiba serait un mythe auquel l’histoire doit révérence et adoration». Soyons rigoureux : qui parmi les historiens « incriminés » aurait soutenu une thèse aussi «fantaisiste»? D’emblée, disons le haut et fort : l’histoire s’accommode mal avec les tabous et le sacré. S’agissant de Bourguiba, celui-ci n’est ni Dieu, ni diable ; auquel cas les historiens n’ont ni à l’encenser, ni à le honnir. Idem pour Ben Youssef. De ce fait, ils sont, tousles deux, objet d’étude ; et l’ont étéchaque fois que les ressources documentaires ont été rendus disponibles.Les limites de ce papier ne suffisent pour faire l’état de la question et fournir une bibliographie, mais quiconque consultera l’Internet démentira lui-même l’idée d’une quelconque mythification de Bourguiba.
Deuxième faux postulat: interpellant les historiens, Mme Ben Sedrine lance une question-piège «L’IVD a-t-elle qualité pour intervenir dans le champ historique ?», et renchérit en prétendant que nous avons intenté un procès expéditif à l’IVD pour lui dénier ce droit. Décidément on n’est pas à une fabulation près. Entendons-nous bien : qui aurait interdit à l’IVD de solliciter les faits historiques et d’asséner sa « Vérité » si besoin est ? Nul ne l’a fait et nul ne le fera, les historiens sont suffisamment avertis pour comprendre que l’approche de l’histoire n’est pas l’apanage de leur corporation, mais ils ne sont pas dupes des approximations cultivés ici et là à travers les déclarations. Il en découle qu’ils ne doivent pas se taire quand la présidente de l’IVD fait dire aux textes tronqués auxquels elle fait référence ce qu’ils ne disent pas.
Troisième faux-postulat: «l’interférence de l’ex-puissance coloniale dans le conflit Bourguiba-Ben Youssef dérangerait?» Qui et comment? «L’IVD a également dévoilé l’importance stratégique pour la France de la base de Bizerte au Nord, deuxième base mondiale à l’époque. La déclaration de l’amiral français souligne la vocation nucléaire qui lui était affectée s’il en était besoin». Pour autant qu’on puisse en juger, les preuves de ces allégations manquent terriblement. Pourtant la recherche académique a largement abordé ces questions. Mais si les rédacteurs de la réponse de l’IVD peuvent se permettre, par méconnaissance des travaux académiques sur le conflit Bourguiba-Ben Youssef, d’enfoncer des portes ouvertes, ils ne peuvent se prévaloir de l’ignorance de cette production pour intenter un procès d’intention aux historiens.
Quatrième faux-postulat, les archives rapatriées par les Français au lendemain de l’indépendance seraient tunisiennes. Figée dans ses certitudes, Mme Ben Sedrine va jusqu’à demander des comptes aux «historiographes» et aux Archives nationales pour ne pas avoir agi «pour rapatrier les archives de la police, de l’armée et de la justice tunisienne emportées abusivement lors de l’indépendance de la Tunisie par l’ancienne puissance coloniale». Nous voilà encore une fois dans la confusion totale. L’injonction est expresse: c’est aux Archives nationalesde trouver les moyens de résoudre le problème, comme si il est du ressort de cette institution de négocier directement avec une puissance étrangère le retour des archives diplomatiques de celle-ci. Quand bien même ces documents concernent la Tunisie, ils sont créés par des institutions étrangères et ne peuvent être considérés, au vu de la loi internationale,comme une propriété de la Tunisie.
Il est regrettable que Mme Ben Sedrine ait choisi une fois de plus de placer le débat sur le terrain de la confrontation et de l’invective. Le discours belliqueux opposé par la présidente de l’IVD à ses contradicteurs ne contribuera sûrement pas à réconcilier les Tunisiens avec leur histoire et encore moins à les réconcilier entre eux.
Outrepassant les règles éthiques de la discussion, elle a tiré argument de l’itinéraire académique et administratif des uns et des autres pour les confondre. De cette calomnie il n’en restera rien. Ceux qui sont ciblés par ces propos réducteurs et malveillants continueront d’assumer, comme si de rien n’était,leur responsabilité académique et citoyenne.
Noureddine Dougui, universitaire
(1) S’agissant de la décolonisation, force est de constater que le discours de la présidente de l’IVD a nettement évolué: la notion de «fausse indépendance» est désormais occultée et cède la place à celle de «décolonisation»; et c’est tant mieux. Notons toutefois que si l’argumentaire développé par la réponse du 8 mai contredit les déclarations précédentes de la présidente de l’IVD (du 6 et 28 mars dernier),il souligne que «la souveraineté nationale sur les domaines économiques a suivi un parcours laborieux, avec des épisodes chaotiques, parsemés de crises aigües et frisant la rupture (Sortie de la zone franc, bombardement de Sakiet Sidi Youssef, guerre de Bizerte, nationalisation des terres agricoles»…). Dès lors, on voit mal pourquoi on continue à se prévaloir des conventions de 1955 et à en faire l’exégète si le gouvernement tunisien de l’époque a refusé de s’y conformer.
(2) Mme Ben Sedrine ajoute que l’auteur de ces lignesa été nommé sous Ben Ali «Directeur de la recherche scientifique (sic) au ministère de l’Enseignement supérieur, poste qu’il a occupé jusqu’à la révolution». L’association entre le renversement de Ben Ali et mon propre départ de l’administration est on ne peut plus claire: elle n’a d’autre objectif que de jeter le discrédit sur l’un de ses contradicteurs.
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