Hommage à ... - 11.06.2010

Professeur Ali El Okbi (15 juillet 1916 – 29 mai 1984 )

Ali El Okbi, quatrième d’une fratrie de cinq garçons et de deux filles, fils de Ahmed Zerrouk et de Zohra Ezzine, est né le 15 juillet 1916 à Kairouan(1).
 
Les origines familiales: son grand-père, Mohamed Esseghir, est le fondateur de la famille Okbi à Kairouan. Ce personnage hors pair gouvernait auparavant la région du sud-est algérien, limitrophe de la frontière tunisienne, en sa qualité de Lieutenant (khalifat) de l’Emir Abdelkader.

Il y était apprécié pour sa droiture, sa gestion humaine et administrative des affaires publiques et ses bonnes relations avec les frontaliers tunisiens.

En 1847, devant  l’avancée des troupes coloniales françaises, il abandonne Biskra et se réfugie à Nefta. Demandant l’asile politique à M’hmed  Bey de Tunis, il est accueilli à bras ouverts par le souverain qui lui offre une grande demeure à Kairouan et un domaine agricole dans ses environs.

Fait extraordinaire, le Gouverneur général d’Algérie reconnaît en cet  adversaire d’hier, qui avait infligé aux troupes coloniales en 1844 une cuisante défaite au nord de Biskra, un homme de parole et un excellent administrateur. Dans une lettre de grâce qu’il lui adresse, en 1855 par l’intermédiaire  du Consul général de France à Tunis, il réclame son retour à Biskra.

« Il y demeurera, écrit-il, entouré du respect qui lui est dû et conservera sa position élevée, son rang, ses faveurs, ses honneurs, sa gloire et la vénération dont il est l’objet ».

Il ira, ainsi que les gens de sa suite et ses amis, partout où bon lui semblera, car il est certain qu’il n’accomplira que des actions louables et inspirées par la droiture de son caractère.

Ainsi depuis 1847, la ville de Kairouan est devenue l’habitacle naturel des trois premières générations de la famille, à l’exception de Chadli le cousin d’Ali qui en s’installant à Tunis, donnera naissance à la branche tunisoise de la famille dont les membres connaitront une grande réussite et une réputation construite.

Paris, un médecin militant et patron d’une école chirurgicale 

Après des études primaires à Kairouan, le jeune Ali poursuit ses études secondaires à Sousse pour obtenir en 1934, à l’âge  de dix huit ans, le baccalauréat série mathématique avec mention.

Il entreprend dès lors ses études médicales à Paris où il se distingue par ses qualités intellectuelles et sa soif du savoir.
Il se classe deuxième sur 2800 candidats, au concours d’accès en médecine de 1935.

En 1938, il est admis au concours d’externat des Hôpitaux de Paris.

En 1939, il est admis comme interne provisoire au concours d’internat et c’est alors que commence sa carrière chirurgicale auprès du Professeur Pierre DUVAL son maître auquel il a voué toute sa vie estime et dévotion.

En 1941, il rejoint l’Hôpital franco musulman de Bobigny (baptisé depuis 1978 Hôpital Avicenne), après avoir été nommé interne des Hôpitaux de Paris, en l’absence d’organisation de concours.

Il y exerce pendant 16 ans jusqu’en 1956. Il gravit tous les échelons de la hiérarchie hospitalière : assistant des Hôpitaux de Paris en 1943, chef de service adjoint dans le département de chirurgie générale en  1944, enfin chef du service d’urgence en 1949.
C’est le chirurgien arabe le plus titré, qui aura assumé, en France, de telles responsabilités.

Son histoire se confond avec l’histoire de l'hôpital franco musulman de Bobigny dont le rappel nous aidera à comprendre les responsabilités qu’il y a assumées

Inauguré le 22 mars 1935, en hommage aux victimes maghrébines de  la guerre 1914-1918 et placé sous l’autorité du service de surveillance et de protection des Indigènes nord-africains le (SSPINA), l'hôpital Bobigny était réservé aux seuls maghrébins de la région parisienne qui n’avaient pas le droit de se faire soigner ailleurs. Il était interdit aux populations locales.

Dès 1941, pendant l’occupation allemande, l'hôpital devient un centre de soins pour les résistants malades, organisé autour du docteur Ali El Okby alors interne qui effectue la plupart des interventions chirurgicales et d’Ahmed Somia qui hospitalise les cas médicaux dans le service de pneumologie.

André Meunier, interne en chirurgie, Alice Rollen, la pharmacienne, Abdelhafid Haffa le concierge et Georgette son épouse participent à cette activité avec  la complicité active ou passive du personnel paramédical.

Cette activité clandestine finit par se transformer en  un groupe, la « Résistance hospitalière », lié d’abord puis intégré à la « Résistance de Bobigny et des communes voisines ». De plus Ali El Okbi faisait parti du réseau « Etienne ».

Ainsi de nombreux résistants, des soldats alliés, des évadés, des juifs et des réfractaires au service du travail obligatoire (STO), décrété en 1943 par Vichy, menaçant des milliers de Français de partir en Allemagne, ont trouvé refuge et protection à l'hôpital Bobigny et échappé à la milice de Vichy et à la Gestapo, grâce à l’action responsable et courageuse des médecins de Bobigny.

Ces derniers ont mis également leurs compétences médicales au service de la population locale durement touchée par les privations de l’occupation et ont ainsi permis l’ouverture de l’hôpital à tous sans distinction d’origine ou de religion. Effectivement, à partir de 1945, Bobigny n’est plus réservé aux seuls musulmans et  les Nord-Africains sont désormais libres de choisir leur hôpital.

Au lendemain de la libération de Paris, en 1945, en reconnaissance de sa qualité de Résistant et de son assistance aux soldats alliés, Si Ali reçoit deux attestations décernées l’une par le général Dwight Eisenhower, commandant en chef des forces alliées en Europe, l’autre par son adjoint le britannique Arthur  William Tedder.. (en annexe)

Attestations  exceptionnelles que je viens de découvrir mais dont il ne m’avait jamais fait mention  malgré tant d’années d’une proximité tant professionnelle qu’amicale. Signe de sa réserve et de sa modestie. Il m’avait laissé néanmoins entrevoir ses activités de résistant.

Pour les mêmes raisons, la médaille de chevalier de la Légion d’Honneur lui est attribuée par le général de Gaulle, neuf ans plus tard, le 27 aout 1954, à la veille du déclenchement de la Révolution algérienne qu’il soutiendra d’emblée par son militantisme et ses compétences médicales, en France puis en Tunisie. Il avait aidé également, par l’entremise de Abdelkrim Khatib, les Marocains dans leur combat pour le retour de Mohamed V.  

C’est aussi à Bobigny que de nombreux étudiants nord-africains ont fait leur apprentissage de chirurgiens auprès d’Ali El Okbi.
Trois de ses élèves deviendront ses assistants le tunisien  Hamda Laouani, l’algérien Tijani Haddam et le marocain Abdelkrim Khatib,  Ils connaitront  tous les trois une  carrière  exceptionnelle.

Les autres rejoindront leurs pays respectifs, l’Algérie pour Mourad Taleb et Atsamena, le Maroc pour Benani, la Tunisie pour Mokhtar Sleimia, Jabeur M’Barek, Mohamed Atoui, Tahar Bouker, Halim Ben Salem et Mohamed Harrouch.

Retour à Sousse

En 1956, dès la proclamation de l’indépendance tunisienne, il renonce à une carrière déjà bien établie et abandonne son service hospitalier de Bobigny pour rejoindre Sousse. 

Il y succède au docteur Buchler à la tête du Service de Chirurgie Générale de l’Hôpital Ferhat Hached  de Sousse et à la clinique qui porte depuis  le nom de « clinique El Okbi ».

Il partage son temps entre ces deux établissements dirigés pour la première fois par un chirurgien tunisien dont le savoir faire, le talent et le comportement vont être rapidement appréciés par la population.

Il aura vite fait de de devenir le pionnier de la chirurgie moderne à Sousse.

Le Président Habib Bourguiba, porteur d’une hernie inguinale le choisit comme chirurgien. Pour éviter les risques de l’anesthésie générale encourus par Mohamed V quelques mois plus tôt, Ali El Okbi l’opère sous anesthésie locale. On aurait, soit dit en passant, éliminé pendant son hospitalisation tous les coqs autour de la clinique pour ne pas gêner le sommeil du Président !

Lors de ses rares moments de loisirs il fréquentait le centre nautique de Sousse pour y rencontrer ses amis : Hamed Karoui, M’hamed Driss, Tahar Belajouza, le docteur Abdelmajid Razgallah, Mokhtar Latiri et Ahmed Zehouani. Partenaires privilégiés, il leur vouait une amitié sans faille.

Hamed Karoui l’accompagnait au cours de ses randonnées pour chasser  le  sanglier à Korbous, lui qui n’était pas un chasseur chevronné, avait au cours d’une chasse rapporté plusieurs sangliers provoquant la stupéfaction et l’envie de Si Ali qui était rentré bredouille. Il aimait aussi se rendre  avec son neveu Abderrazak Yazid à Chatt Meryem  pou y pêcher.

Pendant la guerre algérienne de libération, il se rendait  fréquemment au Kef pour organiser avec Béchir Mentouri le tri des blessés algériens qu’il devait opérer  dans sa clinique à Sousse et qu’il allait envoyer en convalescence, dans le domaine agricole d’El Houareb, propriété Okbi aux environs de Kairouan,

Ce domaine, rappelons le, avait été offert en donation par Sadok Bey à son grand père Mohamed Esseghir, lors de son installation à Kairouan.

Si Ali s’était marié en 1947 à Mimi Abdelouahab, algérienne de Blida, il divorce rapidement. Zeyneb, née de ce mariage ne connaîtra son père qu’en 1956 quand ses grands parents et sa mère, fuyant la guerre de libération en Algérie, viendront s’installer en Tunisie. Ainsi, Si Ali heureux de découvrir  sa fille âgée de huit ans prendra l’habitude de  la voir toutes les semaines pendant six ans. En juillet 1962 après l’indépendance de l’Algérie, la famille Abdelouahab regagne Blida.

 Si Ali aurait quitté la Tunisie pour rejoindre sa fille en Algerie, c’est  du moins la raison officielle qu’il a invoquée. Néanmoins la méconnaissance de son passé et de ses titres par le Ministre de l’Education Nationale qui ne l’avait pas inscrit sur la liste des candidats éventuels à l’agrégation de 1962 à Paris, alors qu’il était, à l’époque, le médecin tunisien  le plus titré, d’une part et les désagréments causés par l’attitude d’un ministre, d’autre part   pourraient expliquer son dépit et son départ pour Alger. Il est parti sans avertir ni le Président Bourguiba dont il était devenu l’ami et le confident ni ses amis influents Mustapha Filali, Abdallah Farhat, Hedi Nouira et Driss Guiga.

Alger, une nouvelle carrière et un mécénat exceptionnel 

Il quitte donc en novembre 1962 Sousse pour Alger où il débute une nouvelle carrière remarquable par la diversité des responsabilités assumées et surtout par la qualité du travail effectué.

A cette époque l’Hôpital Mustapha ne comptait que trois chirurgiens algériens responsables aujourd’hui disparus : Hedi Mansouri, Béchir Mentouri et Si Ali El Okbi notre ainé. En plus de leur service, ils assuraient pour tout Alger la garde de chirurgie de l’hôpital, deux fois  par semaine pour chacun d’entre eux ; ils n’ont pas manqué, on peut le comprendre, de m’incorporer  à leur équipe à mon arrivée, en janvier 1963.

On lui confie dès son arrivée la direction du Service de Chirurgie Infantile de l’Hôpital Mustapha qu’il assumera pendant 7 ans de 1963 à 1970.

Ensuite il prend de 1970 à 1976, la direction du Service de Chirurgie Cancérologique du Centre Pierre et Marie Curie.
Enfin il devient, en 1976, le chef de Service de Chirurgie Générale «B» de l’hôpital Mustapha d’Alger, le Pavillon Sédillot, devenu, après son décès, le pavillon Ali El Okbi.

Sur le plan universitaire, il est nommé en juin 1966, Maître de conférences chargé de la chaire de Chirurgie Infantile et en septembre 1967 Professeur titulaire de la chaire de thérapeutique chirurgicale et de chirurgie expérimentale à la Faculté de Médecine d’Alger.

Il confirme sa réputation d’un brillant chirurgien  digestif en exposant, à Moscou, en 1966, le traitement chirurgical de l’ulcère gastroduodénal, à propos de 350 cas personnels.

Il s’attaque avec succès dans la réparation des malfaçons congénitales de la bouche telles les becs de lièvre.
Enfin dans le domaine de la chirurgie cervicale de la glande thyroïde.

Il entreprend une étude minutieuse et patiente de l’anatomie du récurent, depuis son entrée dans le cou jusqu’à son entrée dans le larynx. Sa méthode personnelle de dissection du récurrent au cours des thyroïdectomies, publiée en 1975 dans « Chirurgie » et exposée à Mexico, quelques années plus tard en 1979  le fait admettre dans le cercle envié des chirurgiens  anatomistes.
Cette technique originale de dissection du récurrent sera la base de la thèse d’agrégation soutenue par Sid Ali Bensafar en 1989.

Ainsi les services qu’il a dirigés dans son périple qui l’a conduit de Paris à Alger en passant par Sousse ont été de véritables écoles de chirurgie générale et d’éthique médicale. Son souci d’une médecine d’humanité et de solidarité s’expliquait par son souci de former non pas des techniciens supérieurs mais des médecins responsables et respectueux de la personne humaine.

Les nombreux élèves qu’il a formés à Alger sont devenus pour certains d’entre eux des chefs de service universitaires tels Abdelkrim Allouache,  Ould Mohamed, Sid Ali Bensafar, Abdelkrim Berah, Ahmed Bendib, Bouzid, à Alger, Mourad Taleb  à Oran, Atsamena à Constantine

Pendant toutes ces années, dans sa villa du Bois de Boulogne il a accueilli des étudiants tunisiens qui poursuivaient leurs études à Alger. Ils logeaient au rez de jardin, les étudiantes au rez de chaussée alors que Si Ali occupait l’étage supérieur.

C’est ainsi que  Mohamed Ouertani, Ahmed et Amor El Okbi ses neveux, et Afef Kilani, sa niece,  Raja Karoui  fille de l’ancien Premier Ministre tunisien et son amie Narjess Berayana et bien d’autres ont bénéficié tour à tour de son hospitalité pendant  toute la durée de leurs études.

Intéressant des dizaines d’étudiants tunisiens, ce  mécénat,  exceptionnel dans notre Maghreb, prouvant l’attachement de Si Ali à la Tunisie méritait d’être souligné. Il l’a exercé dans la discrétion la plus grande. A un bénéficiaire de ses largesses qui souhaitait, des années plus tard s’acquitter de ce qu’il considérait comme une dette, il lui a recommandé d’en faire profiter des pauvres à Kairouan.

Maghrébin, il l’était également par ses origines et ses liens familiaux, par sa profonde connaissance géographique et sociologique des populations maghrébines, par son militantisme en faveur d’un Maghreb indépendant et uni, par ses amitiés notamment celles de Bourguiba, de Chadli Bendjedid et de Hassan II  qui  le sollicitaient volontiers et appréciaient son érudition et son humour.

Rigoureux dans son travail, il se montrait volontiers sévère vis-à-vis des ses élèves et de son personnel para médical. D’un caractère entier et d’un humour tranchant et vif, il leur était préférable de ne pas attirer ses critiques et d’éviter ses colères.

Sa réserve et sa discrétion s’accompagnaient d’une méfiance qu’il manifestait même parfois à l’encontre de ses amis. En réalité, Si Ali était un homme simple, juste et très sensible accordant à un cercle restreint de personnes une amitié sincère et affectueuse.

La partie de cartes qu’il partageait volontiers avec les grands du gouvernement ou certains membres de sa famille était sa grande distraction. Il n’aimait pas perdre aussi laissait-il poindre à l’occasion un mauvais caractère rapidement effacé par l’intérêt et la qualité de sa discussion. Ses partenaires comme ses adversaires appréciaient sa compagnie et son érudition.

D’une grande frugalité, il se nourrissant de dattes, de lait et de fruits. Il vivait en ascète à l’hôpital, dans une pièce minuscule, d’un grand désordre, meublée d’un lit de camp rudimentaire et d’une petite table basse. C’était sa  chambre à coucher, sa salle  à manger et son bureau. Il y séjournait au moment des temps de pause et avait plaisir à y recevoir ses collaborateurs et certains de ses amis, vêtu d’un burnous beige en poils de chameau et portant un bonnet blanc en coton, allongé sur son lit de camp.

Biskra, sa dernière demeure

Il avait envisagé de prendre sa retraite en Tunisie et il y était venu en 1982 pour l’organiser. A cette occasion j’ai eu le plaisir de l’accueillir comme toujours chez moi, à Sidi Bou Saïd pendant deux semaines. Il a renoncé ensuite à cette idée et envisagé son installation future à Biskra où il souhaitait être enterré.

Deux ans plus tard, sa volonté sera tragiquement exaucée. La maladie qu’il a contractée accidentellement en opérant, le terrasse le 29 mai 1984, sans altérer son comportement resté jusqu’à la fin d’une grande dignité.

Le président Chadli Bendjedid souhaitait qu’il fût enterré à Alger au carré des Martyrs, le président Bourguiba souhaitait qu’il le fût dans le cimetière familial à Kairouan.

Selon ses vœux, Si Ali rejoindra le 31 mai 1984 sa dernière demeure à Sidi Okba dans le mausolée du même nom où repose Okba Ibn Nefaa, son ancêtre, fondateur de Kairouan. Ses funérailles nationales se sont déroulées sous la pluie, absente depuis cinquante ans, ce qui lui a valu la réputation d’un saint homme.

Kairouan où il est né et Biskra où il est inhumé c’est l’image renouvelée du parcours de son aïeul Okba ibn Nefaa  et la preuve de son attachement égal pour ces deux pays

Plus qu’une vocation réussie(2), le nombre de guérisons qu’il a obtenues, de vies qu’il a sauvées, d’amitiés qu’il a nouées, de services qu’il a rendus, d’élèves qu’il a formés, d’étudiants et de proches qu’il a entretenus, logés et nourris, expliquent qu’à l’évocation de son nom son  souvenir soit toujours présent, vingt six ans après sa disparition.

Par Saadeddine Zmerli


(1)Cet article est paru dans la revue "Réalités"

(2)Saïd Mestiri : Histoire d’une vocation réussie in  JeuneAfrique, n°1275, 14 avril 1984