Le plafond de verre tunisien : les femmes tunisiennes sont-elles vraiment émancipées ?
Dans son billet mensuel, intitulé ‘Quand la femme tunisienne montre la voie’, (Leaders, n°88, Septembre 2018), notre ami Hédi Béhi, directeur de la rédaction, évoquant le projet de loi prévoyant l’égalité dans l’héritage, s’était posé la question suivante:
«La femme tunisienne porte aujourd’hui sur ses épaules les espoirs et les rêves de millions de femmes arabes partout dans les fers, brimées par tous les «si Sayed» du monde arabe souvent au nom de la religion. Est-elle bien consciente que le seul fait de bénéficier de droits dont d’autres n’oseraient jamais rêver lui confère une lourde responsabilité dans la conscientisation des femmes où qu’elles se trouvent, dans les campagnes tunisiennes où elles sont traitées comme des bêtes de somme, taillables et corvéables à merci, comme sur les rives du Nil ou de l’Euphrate, ne serait-ce qu’en montrant la voie, en payant d’exemple ?»
Certes, on convient avec Hédi Béhi. C’est bel et bien «un tabou de plus qui tombe, une brèche dans ce que Mohamed Arkoun appelait «les clôtures dogmatiques», une victoire de la modernité sur l’archaïsme et l'ignorance, une révolution copernicienne». Pourtant, à lire le nouveau livre de Sofiane Bouhdiba, Six millions de femmes: Femmes et population en Tunisie, on reste plutôt sceptique sur la liberté d’action de la femme tunisienne à «provoquer un effet d’entraînement dans les pays voisins, tout comme la révolution tunisienne a été l’élément déclencheur des printemps arabes». En effet, ce professeur de démographie à l'Université de Tunisaffirme haut et fort:
«Finalement, malgré toutes les avancées, on se rend compte qu'aucune femme n’a réussi à briser le plafond de verre tunisien.»(p.86)
Son constat est définitif car il ajoute: «En Tunisie, le plafond de verre s’avère être également un phénomène rural» (p.87), dûment confirmé, et en même temps, perpétué par les productions audiovisuelles tunisiennes. (p.88)
Sofiane Bouhdiba sait de quoi il parle.Six millions de femmes : Femmes et population en Tunisie,qui vient tout juste de paraître aux éditions L’Harmattan, est comme ses précédents ouvrages, une analyse sans concession. Basé sur « des chiffres officiels récents», «fruit de plusieurs années de travail de terrain» (Avant-propos, p.15), l’ouvrage est loin de l’abstrait et de l’intemporel. Avec chiffres, tableaux et graphiques à l’appui, il se veut «une sorte de synthèse simplifiée et mise à jour de ce corpus de travaux savants, complexes, parfois politisés, toujours à la limite du compréhensible, voire même(sic) contradictoires.» (Avant-propos, p.15)
Son livre comporte quatre parties «qui correspondent à peu près aux quatre étapes majeures de la vie d’une femme.». (Propos Introductif, p.17).Intitulée ‘Naître femme’, la première partie est constituée de deux chapitres. Le premier, plutôt, historique,donne le ton puisque l’auteur y prend soin de se référer à la ‘Jahilia’, cette ‘malédiction’, et à la pratique du ‘waad’, c’est-à-dire l’infanticide des nouveau-nés de sexe féminin, dans la société arabe préislamique.
«En ces périodes sombres, engendrer une descendance féminine était considéré comme un grand malheur, et la solution de facilité était alors l’élimination physique du bébé non désiré.» (p.24)
Tant il est vrai que l’homme reste homme ; il souscrit à tout ce que la morale sociale, celle qui fonctionne à partir de critères formulés et gérés par la société, édicte et prescrit chaque jour. Il souscrit, par exemple, à la légitimation de certaines contraintes et agressions:
«Le‘waad’, au-delà de l’horreur qu’il inspire encore aujourd’hui à nos sociétés-civilisées ?- n’était ni plus ni moins que le reflet des représentations que se faisait la société préislamique de ses éléments féminins». (p.26)
Comme on peut s’y attendre, Sofiane Bouhdiba s’étend, dans cette première partie sur l’avènement de l’Islam au VIIe siècle, qui mit fin à la pratique du ‘waad’, «le prophète Mahomet l’ayant strictement prohibé, l’assimilant purement et simplement à un homicide.» (p.26)
L’auteur prend soin ensuite de se référer aux deux sources fondamentales de l’Islam : Le Coran et les ‘hadiths’, en particulier ceux qui « ont clairement pris position contre l’infanticide, et plus particulièrement contre le ‘waad’». (p.28). Outre certains versets, Sofiane Bouhdiba cite, pour illustration, des juristes et muftis musulmans, dont Abdallah Ibn Abbas, Al Ghazalyou encore Ibn Al Qayim al Jawzya.
Le deuxième chapitre, intitulé ‘Hommes, Femmes’, est une étude pertinente illustrée par des graphiques à propos du ratio de masculinité en Tunisie et la répartition de la population par sexe et par gouvernorat. On note ainsi que la surmasculinité de la population prédomine dans les gouvernorats côtiers, plus développés économiquement queceux de l’intérieur, d’où ce constat, carte géographique à l’appui:
«La Tunisie appartient aux femmes, au sens où elles sont quasiment partout plus nombreuses que les hommes. Mais à y regarder de près, ce sont des territoires vides, déshérités, souvent misérables que les hommes ont bien voulu laisser aux femmes».(43)
La deuxième grande partie du livre est largement consacrée aux lignes de force de la nouvelle émancipation des femmes, la substantifique moelle de ce travail socio-démographique. Intitulée ‘Vivre femme’, elle est constituée de quatre chapitres suivant un ordre chronologique. Dans le premier, ‘l’éducation’, l’auteur souligne, en premier lieu,le recul constant du taux de l’analphabétisme en Tunisie. Bien que ce recul soit plus rapide pour les hommes, et que le ‘jahl’ (ou ignorance) soit « encore deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes » (p.50), l’auteur reste optimiste :
«L’analphabétisme féminin étant aujourd’hui concentré chez les femmes âgées, le phénomène devrait tendre à disparaître progressivement avec l’extinction des plus anciennes générations rurales. Dans une vingtaine d’années, l’analphabétisme féminin aura naturellement disparu en Tunisie». (p.51)
S’appuyant sur les données de l’Institut National des Statistiques, l’auteur aborde ensuite le problème de la scolarisation des filles et l’abandon scolaire en milieu rural,relevant au passage, deux paradoxes, le port obligatoire de la ‘mandila’(ou blouse) et la hantise des mères de voir leurs filles adolescentes perdre leur virginité et compromettre ainsi leur mariage, cet ‘objectif prioritaire’. (p.61).
Il faut dire que les paradoxes relevés par l’auteur sont plutôt nombreux. Ainsi, dans le deuxième chapitre, ‘L’emploi féminin’, nous relevons à propos de la femme active:
«En Tunisie, on a souvent tendance à mettre en concurrence, chez les femmes, les tâches domestiques et le travail rémunéré hors du foyer, comme si l’un empêchait l’autre. D’où cette représentation paradoxale de la femme active: d’une part, on la culpabilise, car elle consacre moins de temps à l’entretien de son foyer et à l’élevage de ses enfants. D’autre part, le statut de femme active valorise la position de femme citoyenne, instruite, épanouie et quelque part supérieure à la ‘Khalti Founa’, «l’équivalent tunisien de Bécassine».(p.63, note 95)
A propos des indicateurs d’emploi constamment en défaveur des femmes:
«Le marché de l’emploi féminin tunisien se caractérise par un paradoxe qui remet aujourd’hui en cause la nécessité même de faire des études : le taux de chômage des diplômées du supérieur est encore plus élevé, quasiment le double de la moyenne nationale» (p.66)
Ou, encore, à propos de ce qu’il appelle la ‘loi d’airain’:
«Il est aujourd’hui largement démontré que l’emploi des femmes est un moteur essentiel de la croissance économique et du développement, dans tous les pays du monde. Pourtant, des disparités subsistent, et près de la moitié du potentiel productif des femmes est inutilisé ou sous-utilisé, quand il n’est pas employé à mauvais escient. La Tunisie ne déroge pas à ce qui semble une loi d’airain. «(p.68)
Dans la troisième partie, intitulée ‘Fonder une famille’, constituée de quatre chapitres –‘La nuptialité’, ‘La divortialité’, ‘La fécondité’ et ‘Les déterminants de la fécondité’, loin de se limiter à la collecte des chiffres et des études de statistiques, S.Bouhdiba fait preuve d'un esprit comparatif fort louable, mettant ‘en miroirs’notamment, les apports à l’émancipation de la femme,des grands hommes politiques tunisiens comme Abdelaziz Thâalbi, Tahar Haddad et Habib Bourguiba qui avait promulgué, au lendemain de l’indépendance, en 1956, le Code du Statut Personnel. On sait que plusieurs amendements concrets ont suivi par la suite. L’auteur cite, entre autres, la nouvelle Constitution de 2014 et l’abrogation en septembre 2017, de la circulaire selon laquelle «une femme tunisienne musulmane ne pouvait épouser un non-musulman que s’il fournissait un certificat de conversion à l’islam.» (p.107)
Enfin, soulignons que dans Six millions de femmes : Femmes et population en Tunisie, S. Bouhdiba n’a pas totalement renoncé à son champ de réflexion habituel, à savoir la vieillesse, la mort et la mortalité(Cf.leaders.com.tn du 17/10/201). Passage obligé sur un tel sujet, la quatrième et dernière partie est totalement consacrée à la fin de vie de la femme tunisienne:
«Nous avions initié ce livre par une série de réflexions autour de la naissance de la femme tunisienne. C’est donc tout naturellement que, suivant un cycle de vie immuable, nous proposons de consacrer la dernière partie de l’ouvrage à la fin de sa vie.» (p.163)
En conclusion, nous dirons volontiers que Six millions de femmes : Femmes et population en Tunisie est loin d’êtreun « modeste essai de démographie » (p.212),comme le prétend l’auteur. Bien plus, à notre humble avis, il est non seulement un «plaidoyer pour modifier les mentalités» (p.212) et débarrasser définitivement la femme tunisienne de ce triste plafond de verre qui l’étouffe encore,mais aussi un riche travail socio-anthropologique original offrant au lecteur la réponse adéquate à diverses questions portant sur les interrogations relatives à la place de la femme en Tunisie.Comme l’illustrent, non seulement les divers tableaux et la bibliographie, mais également, en annexes, les deux graphiques: ‘Pyramide des âges de la Tunisie, 2016’, et ‘Les causes de décès selon le sexe’, ainsi que le très original ‘Petit lexique du Genre’, il constitue, bel et bien,une source précieuse d’informations, d’un apport réellement nouveau, riche d’enseignements pour tout un chacun, agréable à lire et à relire.
Sofiane Bouhdiba, Six millions de femmes :Femmes et population en Tunisie, L’Harmattan, Paris,2018, 232 pages.
RafikDarragi