Révolution, qu’as-tu fait de mon peuple?
J’ai eu beau me mentir, relativiser les difficultés que traverse le pays en les comparant à la gabegie qui règne en Libye ou en Syrie, les faits sont là. Ils sont têtus.
Huit années d’instabilité politique et de marasme économique comme on n’en a jamais connu depuis la chute de Carthage ont fini par me désespérer de tout. De mon pays, de mes compatriotes, de notre classe politique, de ce défaut de bon sens qui est devenu chez nous la chose du monde la mieux partagée.
Huit ans, c’est bien peu dans l’histoire d’un pays. Mais c’est suffisant pour en dresser un premier bilan. Des acquis ? La liberté d’expression et la démocratie bien sûr. Des générations en ont rêvé. On en a usé tout notre soûl pendant cette période, notamment sous la coupole du parlement avec des débats dont le niveau frôlait le ridicule. Mais cette révolution n’a pas libéré seulement la parole, elle a libéré aussi les forces du mal : l’islam politique avec toutes ses scories (le terrorisme, les assassinats politiques). Elle a également tué notre surmoi, en transformant un peuple si policé il y a quelques années, en violeurs, parricides ou braqueurs. Dans ses oripeaux, le crime organisé et la contrebande ont prospéré ; la crise économique et l’instabilité politique se sont installées pour aboutir au délitement de l’Etat et ses corollaires obligés : l’effilochement du sentiment d’appartenance, l’incivisme, le tribalisme, le corporatisme et last but not least, la montée en puissance de la centrale syndicale, l’Ugtt devenue notre plaie d'Egypte. A force de bomber le torse, elle a fini par instaurer avec le gouvernement des rapports de domination/soumission. Elle entend désormais lui imposer ses diktats, y compris les plus insensés, comme ces lignes rouges qui lui permettent d'éviter les sujets où ses interlocuteurs auraient beau jeu de lui démontrer l'inconsistance de son argumentation. C'est notamment, le cas des entreprises publiques qui s'apparentent de plus en plus au tonneau des Danaïdes, des caisses sociales désormais confrontées à un déficit abyssal.
Excepté l’intermède de Solidarnosc en Pologne, jamais un syndicat n’aura concentré entre ses mains autant de pouvoirs et atteint un tel degré de puissance et d’arrogance. Au nom des services rendus à la lutte nationale, elle prétend être en droit de régenter toutes les activités du pays. Comme l’armée prussienne au XIXe siècle dont on disait qu’elle était une armée qui disposait d’un Etat, l’Ugtt post-révolution, dominatrice et sûre d’elle-même, est aujourd’hui une organisation qui dispose d’un Etat. Grâce à cette arme de destruction massive qu’est la grève, elle peut obtenir tout ce qu’elle veut, quand bien même des voix s’élèveraient de plus en plus pour la critiquer en recourant, il est vrai, aux circonlocutions pour ne pas subir ses foudres. Grâce aussi à l’appui d une extrême gauche pour qui la classe ouvrière est sacrée et l’opportunisme de la classe politique. Car, aller à l’encontre de l’Ugtt, c’est risquer de se priver d’un gisement de voix qui pourrait être déterminant aux prochaines élections. Son secrétaire général, Noureddine Taboubi, un homme simple, affable avant sa nomination, mais transfiguré par ses nouvelles fonctions, n’hésite pas à toiser le chef du gouvernement. Après l’avoir soutenu pendant des mois, il s’est mis à le critiquer sans raison apparente allant jusqu'à réclamer à chacune de ses interventions son départ, à la manière de Caton l'Ancien lorsqu'il concluait ses discours par un appel à la destruction de Carthage.
«L’Ugtt, par sa ferveur revendicatrice, est en train d’empêcher la Tunisie de se développer», titrait il y a quelques semaines une revue économique britannique. Elle est surtout en train de faire le lit de la dictature dont elle serait sans doute le première victime.
Hédi Béhi