News - 02.10.2018

Migration, mobilité et départ des compétences : Corriger une myopie tunisienne

Migration, mobilité et départ des compétences : Corriger une myopie tunisienne

Que d’erreurs de politiques publiques, désuètes en matière de migration, de mobilité et de départ à l’étranger de compétences et qualifications tunisiennes dans de nombreux domaines ! Que d’amalgames et de confusion, de vieux réflexes inopérants ! La donne a complètement changé sans que l’approche globale tunisienne de ces questions épouse les nouveaux contextes.

Accusée par l’Europe de laisser partir de nos rivages des barques de la mort, harcelée en chantage économique et politique pour lui forcer la main à accepter l’installation sur son territoire des plateformes d’accueil et de « tri » de migrants africains, subissant sans pouvoir réagir des départs massifs de la sève de ses qualifications professionnelles et de ses compétences dans tous les domaines, la Tunisie cherche encore à définir sa position. Pays de transit et pays d’émission, elle est aussi pays d’accueil, mais passant sous silence l’emploi à domicile et dans nombre d’établissements privés d’une main d’œuvre subsaharienne clandestine, sans droits, ni protection sociale.

Essayons de voir une à une toutes ces questions cruciales.

Plateforme pour parquer et trier en Tunisie des migrants étrangers

Le niet tunisien a été net et catégorique. Dès le mois de juin 2015, le président Béji Caïd Essebsi l’avait fermement notifié au premier ministre italien, Matteo Renzi, lors du Sommet du G7, au Château d’Elmau en Allemagne. Ni les promesses les plus mirobolantes, ni les pressions de tous genres n’ont suffi à faire revenir Caïd Essebsi sur son son ferme refus. Mais, une fois cette position clairement exprimée, une gestion concertée est possible, dans une coopération étroite et mutuellement bénéfique. Un rapatriement négocié des migrants tunisiens dûment identifiés, selon des conditions à convenir est envisageable. Il faudrait en débattre.

Le verrouillage des côtes

Bien que la Tunisie n’est pas le gendarme de l’Europe, elle assume avec détermination et sur son propre budget essentiellement, un rôle crucial dans la lutte contre la migration clandestine, prenant en considération notamment le drame humanitaire de ces 1723 personnes noyées dans la méditerranée (toutes ses zones) rien que depuis le début de cette année. En y ajoutant les victimes recensées l’année dernière, au nombre de 2575, le total est dramatique : 4298, selon l’OIM. Le démantèlement des réseaux de passeurs à Kerkennah et les rivages proches, suite au drame du mois de juin dernier, apporte l’édifiante preuve des capacités tunisiennes à endiguer sérieusement ces flots. Il suffit, pour maintenir la pression et l’élargir à Zarzis et à d’autres zones, de renforcer les forces sécuritaires en effectifs et équipements. Les pays bénéficiaires de cette vigilance tunisienne doivent apporter à cette action une contribution substantielle.

Une hantise européenne qui favorise la montée fulgurante de l’extrême droite

Effarée, clivée, l’Europe est en effet taraudée par la question migratoire dans une perception sociale biaisée et une exploitation politique des plus populistes. Les élections européennes (23-26 mai 2019), marquées par le Brexit et la régression des droits et libertés dans certains pays gagnés par un autoritarisme croissant seront arbitrées par la migration. C’est-à-dire, la consécration encore plus poussée de l’extrême droite, déjà maître du jeu dans huit pays. 

 

Dans une Europe, en croissance démographique molle, où désormais le nombre des cercueils a dépassé celui des berceaux (un déficit de 49 millions, dont 11 millions en Allemagne), les besoins en ressources humaines d’ici l’horizon 2050 se comptent en plusieurs dizaines de millions de personnes. Elles sont toutes indispensables pour la création de valeur économique, de marché de la consommation, des services sociaux et de la sécurité défense. 

Cette réalité bien tangible est occultée par un instinct de protection contre l’autre : le migrant, l’étranger, diabolisé. Accusé de tous les maux : chômage, criminalité, obstruction de l’accès aux soins de santé et aux logements sociaux, lorsqu’il ne s’agit pas de radicalisation et de terrorisme, l’ennemi, c’est le migrant. Pourtant, cette même Europe, voit des flux entiers de ses habitants partir s’installer dans d’autres pays du continent et surtout dans d’autres continents, notamment l’Amérique du Nord. Une mobilité qui prend désormais toute son ampleur planétaire.

Une architecture dépassée

En appoint à la politique d’emploi, de premiers contingents de travailleurs tunisiens avaient pris la destinaton  de la France et de l’Allemagne, dans des envois « encadrés ». Un Office de la Formation professionnelle et de l’Emploi (OFPE), englobant également les Travailleurs tunisiens à l’Etranger (TTE) a été créé, il y a cinquante ans, par Mohamed Ennaceur. L’accompagnement était assuré par des amicales et des attachés sociaux, récupérés par le PSD dans un quadrillage systématique, avec comme rassemblement, un séminaire annuel. L’Office des Tunisies à l’étranger (OTE), a pris le relais, et un secrétariat d’Etat chargé des Tunisiens à l’étranger apparait et disparaît régulièrement dans la composition de gouvernements successifs.

Aussi, une Agence Tunisienne de Coopération technique (ATCT), était fondée en 1972 pour gérer l’envoi d’enseignants, médecins et experts auprès de pays maghrébins, arabes et subsahariens, au titre de l’assistance technique. Dans cette galaxie, un observatoire et un conseil supérieur des Tunisiens à l’étranger sont institués, sans pour autant entrer en fonctionnement effectif. Tout cet édifice est désormais peu adapté à la nouvelle réalité. Inutile de mentionner des détails accablants.

La mobilité, une ADN tunisienne

Depuis l’époque romaine, la Tunisie a connu une dynamique migratoire qui, d’ailleurs a emmené les phéniciens à fonder sur ses rivages, Carthage. Trois langues, au moins étaient parlées sur nos terres à l’époque punique : le phénicien africanisé, le grec et le berbères selon trois versions numides. Dès le XIIème, Tunis sera l’une des capitales les plus cosmopolites du bassin méditerranéens, si non du monde. Les Tunisiens n’ont jamais cessé de partir partout sous d’autres cieux. Avec l’indépendance, le contexte a changé. 

Au lieu de s’offusquer des départs massifs des Tunisiens à l’étranger, il faudrait en comprendre les raisons profondes et limiter les dégâts de ce saignement hémorragique. La tentation du départ, légal ou clandestin, est grande auprès des jeunes et désormais des familles. Les départs, même clandestins, se font de plus en plus avec femme et enfants. Motivés par des raisons économiques, des perspectives de carrière, des craintes d’instabilité et d’insécurité, ou tout simplement l’envie de tenter une nouvelle expérience, une nouvelle vie : tant de facteurs se conjuguent en moteurs puissants, irréductibles. 

Un combat d’arrière-garde à convertir en levier

Lutter contre la migration clandestine, oui, et impérativement, mais chercher à retenir les autres est un combat d’arrière-garde, perdu d’avance. Faute de lien effectif avec la mère patrie, les Tunisiens à l’étranger ne gardent plus qu’un lien affectif. Leur patriotisme et leur amour du pays n'ont d'égal que leur volonté de contribuer, d’une manière ou une autre à son essor, à son développement.

Le seul discours officiel est de chercher à recenser ces compétences pour en établir une base de données qui, en fait ne sera jamais exhaustive et à jour, donc guère utile. L’unique usage éventuel serait d’inviter ces Tunisiens aux réceptions de nos ambassades et consulats, et encore. 

C’est du savoir-faire des Tunisiens expatriés que le pays a le plus besoin

Pourtant, ils peuvent tant offrir à leur pays. Ils le feront de bon cœur, convaincus qu’ils sont du devoir de restituer à la mère patrie un tant soit peu de ce qu’elle leur a offert. Un médecin chef de service dans un grand hôpital, un biotechnologue et autre chercheur dans un laboratoire de pointe, un ingénieur, un financier, un universitaire, un avocat, un expert-comptable, et autres, tous peuvent accueillir un étudiant ou un stagiaire compatriote, partager une expertise, transférer des technologies. Ce ne sont plus de leurs transferts en devises que la Tunisie a le plus besoin, bien qu’elle en ait grandement besoin, mais de leur savoir-faire, de leurs technologies acquises et développées, de leurs carnets d’adresses, de leurs relations, de leur influence.

Comment s’y prendre et qui s’en charge ? C’est la question que doivent se pose les décisionnaires politiques. Renouer les liens entre chaque Tunisien expatrié et son école primaire, son lycée, son université, ses camarades de promotion, ses pairs est le point de départ. Concevoir un cadre opérationnel permettant à des compétences expatriées de revenir au pays passer un trimestre, un semestre, une année, sabbatiques pour favoriser un transfert inverse de technologie, à l’instar du programme TOKTEN, initié par le PNUD dans les années 1980, est un exemple à méditer. 

"Ce ne sont pas les idées qui manquent, affirme un spécialiste de la migration et de la mobilité. Il suffit de corriger notre myopie."

Taoufik Habaieb