Habib Touhami: Le devoir d’inventaire en Tunisie
Le bilan socioéconomique de la période 2011-2017 est à faire, obligatoirement, comme celui de 1987-2010 d’ailleurs ou des périodes précédentes. Et contrairement aux évolutions démographiques, une période de sept ans est suffisante pour se prononcer sur les évolutions socioéconomiques et financières. Deux raisons au moins nous y contraignent. La première est que l’opinion publique n’arrive plus à distinguer le vrai du faux dans les chiffres officiels ou ceux diffusés par la presse et les réseaux sociaux. C’est le cas, notamment, du pouvoir d’achat, de l’inflation, du taux d’endettement, du nombre de fonctionnaires ou de la situation des caisses de sécurité sociale, etc. La confusion et l’imprécision dans ces domaines sont de nature à mettre à mal la position extérieure du pays et la crédibilité de l’Etat et de ses institutions. La seconde est que rien de solide et de réfléchi ne peut être construit ou reconstruit sainement dans le pays si ce bilan n’est pas dressé de façon objective et soumis à la critique rétrospective qui sied. C’est parce que nous n’avons pas tiré les leçons de nos erreurs passées que nous continuons à en faire, massivement.
Les données quantitatives nécessaires à la confection de ce bilan existent a priori, mais elles sont soit contestées en raison de leurs incohérences selon les diverses sources et quelquefois même selon la même source (l’emploi par exemple), soit présentées sous une forme qui ne fait pas d’elles un tableau d’ensemble.
En tout état de cause, le quantitatif, seul, n’y suffirait pas. Depuis des décennies, les résultats de la politique de développement en Tunisie sont jugés à l’aune d’indicateurs «quantitatifs» propres à tout processus de croissance. Or la croissance n’est que « l’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension (le produit global net en terme réels)», alors que le développement constitue «la combinaison des changements mentaux et sociaux qui rendent la nation apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel global». C’est faute d’avoir recouru à des indicateurs multidimensionnels révélant l’état et la dynamique de cette combinaison que nous sommes passés à côté de l’essentiel en matière de développement.
Dès le milieu des années soixante-dix, le processus de développement en Tunisie a commencé à montrer des signes évidents d’essoufflement et de blocage bien que le pays ait enregistré, par période, des taux de croissance honorables. La montée irrésistible du taux de chômage des diplômés, la baisse continue du taux d’intégration de l’économie en général et de l’industrie en particulier, la dégradation inacceptable des services publics, la situation de la productivité des facteurs de production, le tassement du revenu réel et la désagrégation du territoire en tant qu’espace de développement constituent les conséquences directes et incontestables du freinage et du blocage de notre processus de développement, sans parler de l’impasse socioéconomique ayant conduit aux évènements que l’on sait. Ceux parmi le personnel politique et ministériel de Ben Ali qui continuent de se vanter ostentatoirement du bilan «globalement positif» de leur gestion devraient s’en souvenir à l’occasion.
Malgré tout, certains, pas nécessairement de mauvaise foi, persistent à juger inutile ou inopportune la confection du bilan socioéconomique 2011-2017 arguant que la priorité doit être donnée aux propositions d’avenir. Mais que vaudraient ces propositions si elles ne partent pas d’une analyse objective de l’historique? Aucune nation ne pourrait progresser véritablement si elle ne consent pas à la rétrospective et à l’autocritique. La Tunisie vit depuis 1969 dans l’illusion que l’amnésie sélective ou le retour au passé lointain valent mieux que le devoir d’inventaire. Elle a tort et elle en paiera le prix, inévitablement.
Habib Touhami